La grève

Dès notre premier entretien, le 8 janvier 1957, on s’en souvient, Massu m’avait demandé de m’occuper de briser la grève insurrectionnelle, qui avait été annoncée pour le 28 janvier par des tracts signés Ben M’Hidi.

Pendant trois semaines, en exploitant le fichier fourni par les renseignements généraux, je n’avais pas chômé. Le camp de Beni-Messous était rempli d’environ mille cinq cents prisonniers et le reste avait été expédié vers des camps annexes. Beaucoup de suspects avaient été interrogés. Il s’agissait surtout de personnes impliquées dans les actions sanglantes qui continuaient à être très dures. Ainsi, le samedi 26 janvier, trois bombes avaient éclaté à la même heure dans des bistrots de la rue Michelet, à l’Otomatic, à la Cafétéria et au Coq-Hardi. Celle du Coq-Hardi fut la plus meurtrière : quatre femmes tuées, et trente-sept blessés.

Nous avions mis la main sur beaucoup de poseurs de bombes ainsi que sur leurs auxiliaires, mais aucun responsable de la grève insurrectionnelle n’avait été arrêté.

D’ailleurs, je n’avais pas voulu montrer trop tôt que nous étions préoccupés par cette grève, soucieux de la briser et en mesure de le faire. De sorte que le FLN ne s’attendait pas à une réaction de l’armée.

Je savais que la rébellion était capable de paralyser les services publics et ma préoccupation principale était de tout faire pour en garantir le fonctionnement. À l’époque de la bataille d’Alger, le FLN disposait d’appuis tels qu’aucun secteur n’était a priori hors de sa portée. Il était difficile, de ce fait, de se fier au courrier ou au téléphone.

Dans la nuit du 27 au 28 janvier 1957, j’avais fait le tour des régiments pour vérifier qu’ils étaient prêts à agir. J’avais chargé chaque unité de préserver la bonne marche d’un service public (eau, gaz, électricité, postes, trolleys, etc.) et le moindre employé figurait sur la liste que chaque service du personnel nous avait communiquée. Ces listes étaient systématiquement comparées aux listes de suspects que notre fichier et les interrogatoires nous avaient permis d’établir.

Au petit matin, les parachutistes se mirent en place dans tous les endroits où travaillaient des personnes impliquées dans le fonctionnement d’un service public. Ils vérifièrent méthodiquement qui était à son poste et qui n’y était pas. Puis ils se rendirent en toute hâte au domicile des grévistes et les conduisirent rapidement et sans ménagements, comme on s’en doute, sur leur lieu de travail. Grâce à une méthode aussi drastique, les services publics se remirent en route très tôt dans la matinée. La préparation de cette opération et son exécution, dans une agglomération de plus de huit cent mille habitants, représentaient un travail énorme.

Cette action constitua une spectaculaire démonstration de force de nos unités. L’effet psychologique produit permit de briser la grève insurrectionnelle en moins d’une heure. Les devantures des magasins qui étaient restés fermés furent arrachées. Et les commerçants, qui avaient été prévenus de ce qu’ils risquaient, furent bien obligés de se mettre derrière leur caisse pour éviter d’être pillés.

Je supervisais ces opérations à la préfecture lorsque je reçus la visite d’un civil français qui se présenta comme un cadre du personnel de l’organisation des transporteurs maritimes. Il me dit que les dockers étaient en grève, que c’était une catastrophe, qu’il fallait faire quelque chose. Je me suis précipité au camp de Beni-Messous pour recruter de la main-d’œuvre. Avec un adjudant-chef, nous avons emmené deux cents hommes. Nous les conduisîmes au port sous l’escorte de jeunes soldats appelés, des sapeurs parachutistes. Les prisonniers ont déchargé les bateaux deux fois plus vite que les dockers. Le cadre des docks a insisté pour que les prisonniers soient rémunérés. Tout le monde était content.

Après avoir fait décharger les bateaux, je revins à la préfecture vers midi. Je comptais déjeuner rapidement a L’Île-de-Beauté, mais, en traversant la place, je fus intercepté par un lieutenant de la Légion qui m’invita au mess.

À ma grande surprise, je m’aperçus que les serveurs s’étaient mis en grève. Un brouhaha montait de la grande salle au milieu de laquelle nous nous étions installés, à la table de deux PFAT69, des sœurs bretonnes de mes connaissances.

Les jeunes femmes nous accueillirent avec des sarcasmes :

— Eh bien, on peut vraiment vous féliciter, vous les paras. Ne même pas avoir été capables d’empêcher la grève au mess ! On peut se demander comment ça doit être ailleurs. Ah, vous pouvez être fiers.

Un serveur se promenait d’un air narquois entre les tables. Je l’ai interpellé :

— Alors, c’est quoi ce bordel ? Qu’est-ce que tu attends pour nous servir ?

— Je suis en grève.

— Quoi ?

Le mess devint silencieux tout à coup.

— Je vous dis que je suis en grève et que je ne vous servirai pas. Si vous n’êtes pas content, c’est pareil.

Je me suis levé brusquement. Le serveur me toisait avec insolence. Alors, je l’ai giflé. Lui et ses collègues ont tout de suite repris leur travail.

Au moment du café, le maître d’hôtel est venu me dire que le gérant du mess voulait me voir. Comme je ne lui ai pas fait l’honneur de lui rendre visite, il est allé pleurer à l’état-major, auprès du colonel Thomazo, dit Nez de Cuir. Je fus même convoqué. Thomazo, responsable du mess, voulait me punir de huit jours d’arrêts. J’ai refusé de signer. Je lui ai dit ce que je pensais de la qualité de son établissement et je suis parti. Le colonel Mayer a fait mettre la demande de punition au panier.

Mes hommes et les lieutenants de mon régiment, ayant appris cet incident, voulaient égorger Thomazo. Ils auraient mis ça sur le compte du FLN. J’ai essayé de les calmer. Ils sont quand même allés mettre un peu de désordre.

C’est ainsi que les officiers du ler RCP se sont vu interdire l’accès du mess mixte d’Alger.

Le 29 janvier, deuxième jour de la grève, aucun employé des services publics n’osa débrayer. Chacun se sentait surveillé par les parachutistes. Des commerçants restèrent néanmoins fermés. C’était essentiellement ceux dont les magasins avaient été ouverts de force et qui étaient obligés de remettre un peu d’ordre.

Les parachutistes s’attachèrent à repérer les meneurs. Les entreprises étaient visitées et les éléments qui n’avaient rien à y faire étaient systématiquement embarqués.

Tel fut le cas pour les chantiers de maçonnerie. Nous interrogions les ouvriers :

— Pourquoi est-ce que vous ne travaillez pas ?

— Nous faisons la grève.

— Et pourquoi faites-vous la grève ?

— Mais parce qu’on nous a dit de la faire.

— Et qui vous a dit ça ?

— Des gens qu’on ne connaît pas.

— Des gens du FLN ?

— Ça se peut.

Là, contre toute attente, nous procédions à une vérification d’identité. Il nous suffisait de trouver quelqu’un qui n’avait rien à voir avec le chantier, un coiffeur par exemple, pour avoir la certitude qu’il s’agissait du cadre FLN venu passer les consignes.

De tels suspects étaient emmenés pour être interrogés.

Dans l’ensemble, on peut dire que la grève insurrectionnelle fut un échec total.