Ben M’Hidi

À Alger, dans l’après-midi du dimanche 10 février 1957, deux terribles déflagrations retentirent à quelques minutes d’intervalle. En plein match deux bombes avaient disloqué les tribunes du stade municipal et du stade d’El-Biar, faisant onze morts et cinquante-six blessés graves, mutilés pour la plupart.

Le lendemain, au moment où lon exécutait Fernand Iveton, Massu nous prit à partie, Trinquier et moi, comme si nous étions à lorigine de l’attentat :

— Qu’est-ce que j’apprends encore, bande de salauds : cette fois vous m’avez foutu des bombes !

Massu s’exprimait de manière synthétique. Nous étions là pour éliminer le FLN. Donc, s’il y avait des bombes, c’était notre faute. Nous comprenions d’ailleurs notre mission de la même manière. D’où l’absence d’états d’âme pour l’accomplir.

C’es attentats renforcèrent notre détermination et, moins d’une semaine plus tard, dans la nuit du 15 au 16 février, Ben M’Hidi fut arrêté. Nous avions obtenu son adresse, qui relevait du secteur du régiment Bigeard, le 3e RPC, et c’est Jacques Allaire, l’officier de renseignements de cette unité, qui s’était chargé de l’opération. Cette information capitale resta secrète pendant une semaine.

Ben M’Hidi était, sans aucun doute possible, le commanditaire de tous les attentats et le principal protagoniste de la bataille d’Alger en sa qualité de numéro un du CCE (Comité de coordination et d’exécution) créé pour remplacer l’équipe de Ben Bella.

Bigeard mit son prisonnier en confiance et le traita avec égards.

Ils bavardèrent des nuits entières en tête à tête, buvant du café. Bigeard eut l’idée d’exploiter la rivalité ancienne qui opposait Ben M’Hidi et Ben Bella. Il suffisait de prononcer l’éloge appuyé de Ben Bella et de faire comme si Ben M’Hidi n’était qu’un remplaçant provisoire. Alors, le prisonnier se mettait à parler, sans même s’en rendre compte. Bigeard jouait les sceptiques. Ben M’Hidi était obligé d’en rajouter et donnait, malgré lui, des détails susceptibles de prouver qu’il était bien à la tête du FLN. Il n’évoquait que te domaine qu’il estimait mineur : te système de ravitaillement et l’organisation logistique du FLN. Mais ses informations étaient de premier ordre,

Bigeard et Ben M’Hidi comparaient leurs troupes, leurs systèmes, comme deux vieux camarades. Bigeard finit par se laisser prendre à ce jeu et ressentit sûrement de l’amitié pour le chef du FLN qui, évidemment, ne fut jamais torturé. Cette relation de confiance entre les deux hommes pouvait conduire à d’insolubles problèmes. Bigeard disait qu’il fallait utiliser Ben M’Hidi, qu’il saurait le convaincre. Massu était ennuyé.

La manière dont Ben M’Hidi était traité n’était pas du goût de tout le monde. Massu avait nommé à son état-major le juge Bérard, dont le bureau se trouvait tout près du mien et que je voyais souvent à la préfecture. Ce juge d’instruction, on s’en souvient, avait pour mission de tenir le cabinet de François Mitterrand, le garde des Sceaux, directement informé de ce que nous faisions, sans avoir à passer par te parquet.

Bérard était très excité à l’idée de cette arrestation et ne cessait pas de m’en parler.

— Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire, de ce Ben M’Hidi ? me demanda-t-il un matin.

— Ce qu’on va en faire, ça m’est bien égal. Ce n’est pas moi qui l’ai arrêté et ce n’est pas mon affaire. Ça regarde Bigeard.

Mais il ne vous arrive pas de vous en occuper un peu tout de même ?

— Pourquoi donc ?

— Je voulais juste savoir si vous l’aviez fouillé.

— Ce n’est pas à moi de faire ça.

— C’est bien ce que je pensais : si vous ne l’avez pas fouillé, vous ne lui avez pas enlevé sa pilule de cyanure.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Voyons, fit Bérard en appuyant bien chacun de ses mots, ce n’est pas à vous que j’apprendrai ça : tous les grands chefs ont une pilule de cyanure. C’est connu.

Ce que me demandait Bérard, qui représentait la justice, ne pouvait pas être plus clair. Je lui répondis donc sur le même ton ;

— Et à supposer qu’on le fouille, monsieur le juge, et qu’on ne trouve pas de pilule de cyanure : au point où nous en sommes, vous avez peut-être une idée de la boutique qui en vend car, voyez-vous, on a oublié d’en mettre dans mon paquetage.

Le magistrat resta imperturbable.

— Alors ça, mon vieux, vous vous débrouillez. Vous êtes un professionnel.

J’allai voir le docteur P., un chirurgien que Mayer et moi connaissions bien. Je savais qu’il était de toute confiance. Je dus lui expliquer que nous étions à la recherche de cyanure pour permettre à un haut dignitaire du FLN de se suicider. Il griffonna aussitôt un nom et une adresse sur un bristol.

— Allez-y de ma part. On vous donnera ce qu’il faut.

Muni de cette étrange ordonnance, je me rendis à l’adresse indiquée, une pharmacie d’Alger.

Le pharmacien, un pied-noir, eut un léger sourire quand je lui fournis les explications qui s’imposaient.

— Et vous êtes pressé ?

— Non, non. Pas du tout. Absolument pas, fis-je d’un air absent.

— Alors, repassez demain matin de bonne heure.

Le lendemain, il me tendit une bouteille de poison d’environ 75 cl.

— Mais ce n’est pas une bouteille qu’il me faut, c’est une pilule ! Je ne vais pas lui donner à boire !

— Démerdez-vous, c’est tout ce que j’ai. Vous n’avez qu’à bien le tenir : vous verrez, ça ne pardonne pas.

J’ai longtemps gardé cette bouteille dans notre bureau de la préfecture qui était tout prés de celui du préfet Baret. Ceux qui passaient savaient qu’il s’agissait de poison et c’était devenu un sujet de plaisanterie :

— Alors, Aussaresses, toujours prêt à payer un coup !

Garcet avait pris un malin plaisir à la poser à côté d’un des flacons de scotch qu’il avait rapportés d’Égypte. Pour sa plus grande joie, un visiteur, qu’on avait laissé se servir à boire, choisit la mauvaise bouteille et Garcet ne le prévint qu’in extremis.

Un matin, je me suis rendu au PC de Bigeard, à El-Biar, pour rencontrer Ben M’Hidi. Bigeard était avec son adjoint Lenoir. On fit venir le chef du FLN.

Un soldat apporta du café au lait pour tout le monde.

Bigeard voulait me prouver qu’il avait la situation en main et qu’il avait gagné la confiance de son prisonnier.

L’atmosphère se voulait très détendue, mais Bigeard était nerveux. Il savait qu’il devait me convaincre que Ben M’Hidi était prêt à collaborer. Ça n’avait aucun sens, puisque les ordres étaient de liquider les chefs du FLN et que j’étais là pour ça. Je pensais que Bigeard perdait les pédales.

— Alors Ben M’Hidi, qu’est-ce que tu penses de mon régiment ?

 – Je pense qu’il vaut bien trois cent mille hommes, fit l’autre en souriant.

— Et ton arrestation, tu en penses quoi ?

Ben M’Hidi ne savait pas quoi répondre. Bigeard décida d’abattre une dernière carte. Il précisa sa question :

— Tu n’as pas comme l’impression d’avoir été trahi ?

— Et par qui j’aurais été trahi ?

— Eh bien, par tes camarades du CCE. Après tout, les autres sont kabyles, alors que toi, tu es un Arabe.

Ben M’Hidi comprit que Bigeard voulait lui sauver la vie. Il eut un sourire désolé.

— Je n’ai pas été trahi, mon colonel.

Bigeard perdit légèrement son sang-froid.

— Alors, tu penses que nous avons fait comment pour t’avoir ?

— Vous avez eu de la chance, c’est tout.

La vérité, c’était que nous avions pris en filature le fils du milliardaire Ben Tchicou, qui avait une énorme affaire de tabac à Alger et gérait l’argent du FLN. Arrêté, Ben Tchicou junior avait déballé tout ce qu’il savait, dont l’adresse de Ben M’Hidi.

Bigeard essaya encore de tendre une perche au prisonnier :

— Et pourquoi ne pas travailler pour nous ? Si tu te rapprochais de la France, tu ne crois pas que ça pourrait être utile à ton pays ?

— Non, je ne crois pas.

— Eh bien, tu penses ce que tu veux, mais moi je crois à une plus grande France, conclut Bigeard en haussant les épaules.

Ben M’Hidi ne souhaitant pas collaborer, Bigeard ne pouvait ignorer les conséquences de ce refus.

Les hommes de la PJ, Parat et Gévaudan, le voulaient absolument. Mais Bigeard refusait catégoriquement de le livrer à ces policiers, pensant qu’ils l’auraient certainement torturé. Parat disait que l’on pouvait inculper Ben M’Hidi pour le meurtre d’adversaires du FLN dans l’Ouest algérien. Aurait-il avoué ? Nous savions que Ben M’Hidi, ès qualités, était le responsable de la plupart des attentats. Il méritait l’échafaud, et plutôt dix fois qu’une. Cependant, il n’était pas certain qu’il soit condamné.

Le 3 mars 1957, nous en avons longuement discuté avec Massu en présence de Trinquier. Nous sommes arrivés à la conclusion qu’un procès Ben M’Hidi n’était pas souhaitable. Il aurait entraîné des répercussions internationales. D’autre part, il fallait gagner du temps. C’était tout le CCE que nous espérions épingler. Ben M’Hidi n’avait pas trahi ses camarades mais nous avions trouvé de précieuses informations dans les papiers découverts chez lui.

— Alors qu’en pensez-vous ? me demanda Massu.

— Je ne vois pas pourquoi Ben M’Hidi s’en tirerait mieux que les autres. En matière de terrorisme, je ne suis pas plus impressionné par le caïd que par le sous-fifre. Nous avons exécuté plein de pauvres diables qui obéissaient aux ordres de ce type, et voilà que nous tergiversons depuis bientôt trois semaines ! Juste pour savoir ce que nous allons en faire !

— Je suis entièrement d’accord avec vous, mais Ben M’Hidi ne passe pas inaperçu. On ne peut pas le faire disparaître comme ça.

— Pas question de le laisser à la PJ. Ils se font fort de le cuisiner pour le faire parler mais je l’ai vu et je suis sûr qu’il ne dira rien. S’il y a un procès et qu’il n’a rien avoué, il risque de s’en sortir et tout le FLN avec lui.

Alors, laissez-moi m’en occuper avant qu’il ne s’évade, ce qui nous pend au nez si nous continuons à hésiter.

— Eh bien, occupez-vous-en, me dit Massu en soupirant. Faites pour le mieux. Je vous couvrirai.

Je compris qu’il avait le feu vert du gouvernement.

C’est moi qui ai récupéré Ben M’Hidi la nuit suivante à El-Biar. Bigeard avait été prévenu que je prendrais en charge son prisonnier. Il s’était arrangé pour s’absenter.

Je suis arrivé avec des Jeep et un Dodge. J’avais une douzaine d’hommes de ma première équipe, armés jusqu’aux dents.

C’était le capitaine Allaire qui était de service. Il avait fait aligner un petit groupe de combat. Je lui ai demandé d’aller chercher Ben M’Hidi et de me le remettre.

— Présentez, armes ! a commandé Allaire au moment où Ben M’Hidi, qu’on venait de réveiller, est sorti du bâtiment.

Alors, à ma grande surprise, le groupe de parachutistes du 3e RPC a rendu les derniers honneurs au chef vaincu du FLN. C’était l’hommage de Bigeard à celui qui était devenu son ami. Ce geste spectaculaire et quelque peu démagogique ne me facilitait pas la tâche. Je l’ai même trouvé très déplacé. C’est bien entendu à ce moment-là que Ben M’Hidi a compris ce qui l’attendait.

Je l’ai fait monter précipitamment dans le Dodge.

Nous avons roulé à toute allure. Une embuscade destinée à libérer Ben M’Hidi était toujours possible. J’avais donné des consignes très strictes au sous-officier qui était préposé à la garde du leader FLN et se trouvait dans la même voiture que lui :

— Si nous sommes attaqués, tu l’abats immédiatement. Même si nous nous en sortons, tu tires sur lui sans hésiter !

Nous nous sommes arrêtés dans une ferme isolée qu’occupait le commando de mon régiment. C’était à une vingtaine de kilomètres au sud d’Alger, à gauche près de la route. La ferme avait été mise à notre disposition par un pied-noir. Le bâtiment d’habitation était modeste et ne comprenait qu’un rez-de-chaussée. Ma seconde équipe m’attendait là-bas.

Le commando du 1er RCP comprenait une vingtaine d’hommes. Certains étaient des appelés. Mais des hommes de confiance. Le capitaine Allard, dit Tatave, en était le responsable. Il m’était très dévoué et je lui avais expliqué ce qui allait se passer. De ce fait, l’officier présent était briefé. Je lui ai dit qu’il fallait que ses hommes aménagent un coin pour installer Ben M’Hidi. La ferme ne s’y prêtait pas. Il fallait donner un coup de balai, déplacer des bottes de paille.

Pendant ce temps, nous avons isolé le prisonnier dans une pièce déjà prête. Un de mes hommes se tenait en faction à l’entrée.

Une fois dans la pièce, avec l’aide de mes gradés, nous avons empoigné Ben M’Hidi et nous l’avons pendu, d’une manière qui puisse laisser penser à un suicide. Quand j’ai été certain de sa mort, je l’ai tout de suite fait décrocher et transporter à l’hôpital.

Conformément à mes ordres, le sous-officier chargé dr le transporter avait laissé tourner le moteur de la voiture qu’il avait garée de façon à pouvoir démarrer en trombe et sans donner d’explications dès que le médecin de service aux urgences arriverait.

Il était à peu près minuit.

J’ai appelé aussitôt Massu au téléphone :

— Mon général, Ben M’Hidi vient de se suicider. Son corps est à l’hôpital. Je vous apporterai mon rapport demain matin.

Massu a poussé un grognement et a raccroché. Il savait bien que mon rapport était prêt depuis le début de l’après-midi, histoire de gagner un peu de temps.

Ce rapport, le juge Bérard avait été le premier à le lire. Il décrivait dans les moindres détails le suicide qui se produirait la nuit suivante.

Bérard était impressionné :

— – Mais c’est très bon, ça ! Mais vous savez que ça tient l’eau !

En fait, le rapport ne tint pas l’eau très longtemps. Quelques jours plus tard, Massu me fit venir à son bureau.

— Aussaresses, je suis dans la merde. Je dois me présenter devant Reliquet, le procureur général.

— Quoi ! Il a osé vous convoquer !

— Oui, pour parler du suicide de Ben M’Hidi.

— C’est une inqualifiable grossièreté. Du fait de votre position, vous ne pouvez pas déférer à cette convocation. C’est moi qui irai, puisque je vous représente auprès des autorités judiciaires.

Je me suis donc rendu chez le magistrat.

— Monsieur le procureur général, je représente le général Massu. Du fait de mes fonctions, je suis très au courant des circonstances du décès de Ben M’Hidi.

J’ai d’ailleurs rédigé moi-même le rapport dont vous avez dû prendre connaissance.

Le magistrat écumait de rage.

— Oui, c’est ça ! Parlons-en de votre rapport ! Ce que vous dites dans ce compte rendu, ce sont des allégations. De simples allégations. Pas des preuves. Vous auriez quoi pour prouver ce que vous avancez, vous les militaires ?

— Notre bonne foi.

Je crois que si j’avais giflé Reliquet, ça ne lui aurait pas fait plus d’effet que cette réponse.

— Votre bonne foi ! a-t-il répété en s’étranglant, Votre bonne foi de militaires. Des militaires candides, c’est ça ?

J’ai remis mon béret, j’ai salué en claquant des talons et je suis sorti.

Nous n’avons plus jamais entendu parler du procureur général. La mort de Ben M’Hidi a porté un coup décisif au FLN d’Alger. Les attentats sont devenus moins fréquents et le gros des rebelles a commencé à se replier dans l’Atlas blidéen.

Il nous est arrivé d’utiliser à nouveau la ferme où Ben M’Hidi avait été exécuté. J’avais demandé au commando d’y creuser une fosse et une vingtaine de corps, dont celui d’une femme, y ont été ensevelis.