Maître Boumendjel

Le 2e RPC, commandé par Fossey-François, fut informé du meurtre de trois Français. Un jeune couple et leur bébé avaient été abattus au sud d’Alger alors qu’ils se déplaçaient sur un deux-roues. Les meurtriers, des voyous musulmans, furent dénoncés par d’autres musulmans. Les prisonniers furent interrogés par D., l’OR du régiment.

Avant d’être exécutés, les tueurs à gages avouèrent que cet assassinat avait été ordonné et financé par un très brillant avocat algérois, Ali Boumendjel, qui voulait, par cette action spectaculaire, substituer une légende de terroriste à l’image d’intellectuel mondain qui lui collait à la peau. Comme d’autres leaders du FLN, et notamment Yacef Saadi, Boumendjel était exaspéré par la popularité du truand Ali-la-Pointe qui commençait à passer pour le Robin des Bois algérien et échappait régulièrement à nos patrouilles en s’habillant en femme.

Boumendjel était fiché. Nous savions que c’était un sympathisant du FLN. Mais, compte tenu de son impressionnant carnet d’adresses, où figuraient plusieurs membres du gouvernement qui jouaient double jeu, il était resté jusque-là intouchable. Son arrestation, intervenue quelques jours avant celle de Ben M’Hidi, fit donc grand bruit. Maître Boumendjel avait un frère, également avocat, qui eut tôt fait d’alerter et de mettre en effervescence le microcosme parisien.

Après avoir feint de se suicider, ce qui lui avait valu un séjour à l’hôpital, Boumendjel avait révélé sans difficulté – et sans qu’il soit nécessaire de le soumettre au moindre sévice – son rôle dans l’attentat qui lui était reproché et pour lequel il avait même fourni son arme personnelle, un pistolet 7,65. Il avait également précisé qu’il jouait un rôle effectif et important au FLN. D’abord parce qu’il était un des responsables de l’organisation d’Alger, ensuite parce qu’il était chargé des contacts entre le FLN et les pays qui le soutenaient. Il était ainsi investi d’une véritable fonction de ministre des affaires étrangères officieux de la rébellion.

Comme Boumendjel était un notable, plus d’une semaine après qu’il fut passé aux aveux, aucune décision n’avait encore été prise à son sujet et il était toujours aux mains du 2e RPC. Compte tenu de sa notoriété, la solution la moins risquée était évidemment de transférer l’avocat à la Justice, ce qui lui garantissait l’impunité. Nous ne pouvions guère retenir contre lui que le minimum : le fait d’avoir fourni une arme. Il y avait bien une complicité avouée d’assassinat, mais il ne faisait guère de doute que, sitôt présenté à un juge d’instruction, il se rétracterait et serait remis en liberté après que son frère aurait passé quelques appels téléphoniques.

Il fallait prendre une décision. Le 23 mars 1957, nous avons longtemps délibéré avec Fossey-François, Trinquier et Massu, pour savoir ce que nous allions faire d’Ali Boumendjel.

À mes yeux, malgré ses hautes relations qui ne m’impressionnaient guère, l’avocat n’était que le vulgaire commanditaire d’un assassinat révoltant dont les exécutants avaient déjà été passés par les armes. La cause me paraissait entendue sur ce seul motif.

Comme la conversation tournait en rond, je me suis impatienté et j’ai fini par me lever pour sortir. Alors, Massu s’est tourné vers moi et m’a regardé dans les yeux avec insistance :

— Aussaresses, j’interdis qu’il s’évade ! Compris ?

À ces mots, je me suis directement rendu à El-Biar, boulevard Clémenceau, où Boumendjel était détenu.

Il y avait plusieurs bâtiments. Certains de ces bâtiments étaient reliés entre eux par des passerelles au niveau des terrasses du sixième étage. La cellule de Boumendjel était au rez-de-chaussée.

Je suis passé au bureau du lieutenant D., qui sembla étonné de me voir :

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous, mon commandant ?

— Eh bien voilà, D. : je viens d’assister à une longue réunion, en présence du général Massu. Mon sentiment, à la sortie de cette réunion, c’est qu’il ne faut absolument pas laisser Boumendjel dans le bâtiment où il se trouve actuellement.

— Et pourquoi donc ?

— Pour différentes raisons. Par exemple, parce qu’il pourrait s’évader. Imaginez un peu ! Massu serait furieux si cela arrivait.

— Où faut-il le mettre, alors ?

— J’ai bien réfléchi à la question. Le mieux serait de le transférer dans le bâtiment voisin. Mais attention ! Pour effectuer ce transfert, il ne faut surtout pas que vous passiez par le rez-de-chaussée, ce qui attirerait trop l’attention.

D. écarquillait les yeux et ne comprenait pas où je voulais en venir, même s’il commençait, sans doute, à le deviner.

— Mon commandant, expliquez-moi exactement ce que je dois faire.

— Très simple : vous allez chercher votre prisonnier et, pour le transférer dans le bâtiment voisin, vous empruntez la passerelle du 6e étage. J’attends en bas que vous ayez fini. Vous me suivez mieux maintenant ?

D. hocha la tête pour me montrer qu’il avait compris. Puis il disparut.

J’ai attendu quelques minutes.

D. est revenu, essoufflé, pour m’annoncer que Boumendjel était tombé. Avant de le précipiter du haut de la passerelle, il l’avait assommé d’un coup de manche de pioche derrière ta nuque.

J’ai sauté dans ma Jeep. Je suis retourné voir Massu et les autres qui discutaient encore.

— Mon général, vous m’avez dit qu’il ne fallait pas que maître Boumendjel s’évade. Eh bien, il ne s’évadera pas parce qu’il vient de se suicider.

Massu, comme à l’accoutumée, poussa un grognement et je quittai les lieux.

La mort de Boumendjel eut un incroyable retentissement et fit couler beaucoup d’encre. On atteignit les sommets de l’hypocrisie, puisque le gouvernement, comme il est d’usage en des circonstances analogues, exigea à grand bruit toutes sortes d’enquêtes et de rapports. On en débattit jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée.

J’étais parfaitement informé des campagnes qui étaient menées par l’intelligentsia parisienne contre la torture et qui mettaient en cause l’armée française. Je n’y voyais évidemment qu’une manière de soutenir l’action du FLN.

Or ce « suicide », qui ne trompa pas les mieux informés, était justement un avertissement pour le FLN et pour ses sympathisants. Au début, nous flinguions les seconds couteaux. Là, il s’agissait d’un notable. Beaucoup de gens comprenaient que Boumendjel était lié à des personnalités de métropole dont certaines jouaient sûrement un rôle actif et important dans la rébellion algérienne.

D’un notable musulman à un notable français, il n’y avait qu’un pas et j’étais bien décidé à le franchir. Trinquier partageait mon point de vue.

Les différentes autopsies et contre-autopsies qui turent ordonnées révélèrent que Boumendjel était mort « par écrasement » et que son corps ne portait aucune trace de violences. On ne me mit évidemment jamais en cause et D. s’en tint, quant à lui, à ta version officielle, celle de l’inexplicable suicide de l’avocat algérois.

C’est au moment de la mort de Boumendjel et des réactions hystériques qu’elle a entraînées dans les milieux favorables au FLN en métropole que j’ai commencé à vraiment songer aux porteurs de valises74. Il n’y avait pas de raison de les traiter avec plus d’égards que les musulmans. La bataille d’Alger était presque gagnée. Pour en finir avec le FLN, il fallait aussi opérer sur l’Hexagone.