Le bazooka

La nuit du 16 au 17 janvier 1957, j’étais sorti avec mes hommes, à mon habitude. Pendant ma tournée des régiments, je me rendis à la villa Sésini, centre de commandement du 1er régiment étranger de parachutistes. C’était Borniol qui était de permanence. Tel était le surnom du lieutenant Jean-Marie Le Pen, chef de section d’une des compagnies de combat. Ce surnom lui venait d’une besogne funèbre dont on l’avait chargé lors de l’expédition de Suez, quelques semaines plus tôt.

Les Égyptiens avaient subi de lourdes pertes. Leurs cadavres jonchaient les routes, exposés à la chaleur. Massu avait donné l’ordre au colonel Brothier, qui commandait alors le 1er REP, de faire disparaître ces corps. La section Le Pen avait été désignée pour cette tâche peu ragoûtante. Le Pen s’en était acquitté avec beaucoup de conscience et n’avait négligé aucun des égards particuliers qui étaient dus à des combattants musulmans. Réquisitionnant des prisonniers, il avait fait creuser une immense fosse, en prenant soin qu’elle fut tournée vers La Mecque. Il avait poussé le zèle jusqu’à faire déchausser les cadavres.

Le lieutenant était d’une grande rigueur lorsqu’il était en service, mais quand son régiment n’était pas en opérations – ce qui était rare – il passait pour assez turbulent. On disait qu’il affectionnait de se défouler en déclenchant des bagarres dans les lieux les plus chic.

Ainsi, lorsqu’on le croisait dans son endroit préféré, le bar du légendaire hôtel Saint George, qui avait accueilli toutes les célébrités d’Europe, il n’était pas rare de le voir chercher querelle à ceux dont il avait décidé que la tête ne lui revenait pas, au grand dam de Thomas, le barman arménien.

Pour ma part, j’évitais le Saint George, pour une raison que personne à Alger n’aurait pu deviner. Par une étrange coïncidence, mon père avait connu, au cours de ses études, l’un des fondateurs de cet hôtel et les Aussaresses figuraient maintenant parmi les principaux actionnaires de l’établissement. Mais j’avais souvent entendu mon père se plaindre du médiocre rendement de ce placement. Il reprochait à ses associés de ne pas lui verser son dû. C’était pour cette raison que je boycottais ce prestigieux établissement algérois, lui préférant l’Aletti qui était un peu moins huppé.

Si nous avions pris l’habitude de nous tutoyer, Borniol et moi, ce n’était donc pas parce que nous traînions dans tes mêmes bars, mais parce que nous avions appartenu tous les deux aux Jeunesses étudiantes chrétiennes.

Le Pen semblait tout étonné que je ne lui parle pas de l’événement du jour :

— Tu es au courant de ce qui est arrivé, au moins ?

— Quoi donc ?

— Eh bien, de ce qui est arrivé au grand chef, ou plutôt de ce qui a failli lui arriver car il s’en est fallu de peu.

— Quoi ! Massu ?

— Non, Salan !

— Raconte.

Le Pen éclata de rire.

— Ma parole, il ne sait rien ! Eh bien, tu as bonne mine, pour un type qui est censé être le mieux renseigné d’Alger !

C’est ainsi que Jean-Marie Le Pen m’apprit ce qui s’était passé. Grâce à une machine infernale rudimentaire bricolée avec deux tuyaux de gouttière, on venait de tirer deux roquettes dans le bureau du général Salan, commandant en chef et commandant de la région militaire. Salan était indemne mais un de ses collaborateurs, le commandant Rodier, n’avait pas été raté.

Quelques heures plus tard, à la réunion secrète du matin, Massu commença à nous engueuler.

Trinquier ne disait rien.

— Alors, c’est comme ça que vous vous occupez des fels ?

— Mon général, protestai-je, cette affaire n’est absolument pas de notre ressort !

— Comment ça, pas de votre ressort ? Vous êtes bien là pour liquider les auteurs d’attentats, non ?

— Oui, pour liquider les auteurs d’attentats organisés par le FLN.

— Et alors ?

— Ce n’est pas le FLN qui a fait ce coup.

— Et comment pouvez-vous le savoir ?

_ Parce que le FLN est incapable de maîtriser la technique utilisée. Je suis absolument formel.

Massu poussa un grognement et réfléchit un instant.

— Alors, qui a bien pu faire le coup ? demanda-t-il.

_Plutôt les cocos, à mon avis. Mais il faut voir.

L’enquête fut confiée à la police judiciaire.

Le 18 janvier, je rencontrai à ce sujet le commissaire Parat, et, à cette occasion, je fis la connaissance d’Honoré Gévaudan qui, venu spécialement de Paris, l’assistait. Gévaudan avait déjà travaillé à Alger en 1956, quand on avait recherché l’équipe d’Iveton, l’employé du gaz communiste qui avait opéré avec un chimiste pied-noir pour faire sauter Alger. Gévaudan devait m’avouer plus tard qu’il avait bien fallu faire parler Iveton sous la torture, malgré l’interdiction de Paul Teitgen, de peur de risquer la destruction du quart de la ville.

Gévaudan bavardait en compagnie de Faulques, l’OR du 1er REP. Je leur fis part de mon sentiment.

— Ainsi, vous pensez que ce sont les cocos ? demanda Gévaudan.

— C’est une piste parmi d’autres. Je n’ai pas de preuves. C’est juste une intuition, une hypothèse de travail.

— Mais qui chez les cocos ?

— Leur Service Action. L’équipe d’André Moine.

Tous se regardèrent en hochant la tête.

— Ça tient la route ! trancha Gévaudan. Le lendemain, lorsque je revis Massu, nous en avons reparlé.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Service Action des cocos ? demanda-t-il.

— Je pense que les communistes disposent de l’équivalent de notre Service Action. C’est-à-dire qu’ils ont une cellule secrète d’intervention avec des experts en armes et explosifs. Cette cellule est placée sous l’autorité d’André Moine.

— Qui est-ce ?

— Un ancien syndicaliste qui dirige les opérations violentes auxquelles est associé le parti. Ce ne serait pas la première fois que les communistes sont mêiés à des attentats. Il y a eu l’arme utilisée dans l’opération du 6 octobre où vous étiez visé : une mitraillette Sten qui faisait partie du stock dérobé par l’aspirant Maillot67. Et puis, il y a eu Iveton. Voilà un an et demi, j’avais même trouvé des fels planqués au siège du parti, à Philippeville.

— Et vous attendez quoi pour l’arrêter, cet André Moine ?

Je commençai à orienter mes recherches du côté du PCA, ce qui eut pour effet de terroriser ses responsables et de les pousser à la clandestinité. Ainsi, certains d’entre eux restèrent en plongée jusqu’au mois de juin,

Parat et Gévaudan avançaient de leur côté. En fait, c’est un modeste inspecteur de la police scientifique qui résolut l’énigme.

Les auteurs de l’attentat avaient laissé leur materiel sur place. C’est ce matériel qui les dénonça. En examinant le fil électrique qui avait servi pour la mise à feu et qui avait quatorze brins au lieu des dix-neuf du modèle le plus courant, l’inspecteur suivit une piste qui le conduisit jusqu’à un ouvrier modèle, soudeur à l’arsenal. C’était un pied-noir qui avait fait la guerre d’Indochine. Interrogé, il finit par parler. Parat et Gévaudan, influencés par ce que je leur avais dit, le prenaient pour un communiste. Vexé, il préféra avouer plutôt que de passer pour ce qu’il détestait le plus.

Comme il était très bon nageur, il avait été accepté dans le club sportif très chic du docteur Kovacs. Un dénommé Philippe Castillle était également membre de ce club. Quelques jours plus tard, on l’arrêta. C’était lui, l’auteur de l’attentat.

Mes soupçons visant le Parti communiste algérien n’étaient pas fondés. Quand j’appris que Philippe Castille était dans le coup, je fus abasourdi. On a dit beaucoup de choses à propos de cet attentat contre Salan, et notamment qu’il avait pu être organisé par les services français ou par Israël. En fait, c’était moi qui avais formé Castille, un ancien du 11e Choc que je connaissais bien, même si je ne l’avais pas revu depuis longtemps, au maniement du bazooka.

Ce genre d’engins, des Panzerfaust pris aux Allemands, nous en avions reçu plusieurs centaines à Montlouis. Personne n’en détenait le mode d’emploi. Nous les avions démontés et Castille était devenu un expert. Jusqu’au jour où l’on nous avait informés que certains Panzerfaust auraient été habilement piégés, de sorte que, dans le doute, il avait fallu tous les détruire.

Les parents de Castille et lui-même avaient été dans la Résistance. Par suite d’une réduction d’effectifs, il n’était pas resté à Saint-Cyr où on l’avait admis. Cet ancien boy-scout s’était retrouvé sous mes ordres, sergent au 11e Choc. Puis il s’était marié avec une jeune fille d’une famille aisée de la région de Perpignan et il avait été embauché à un niveau important chez Renault, à Alger. Il était devenu l’ami du docteur Kovacs, ancien médecin d’un bataillon d’infanterie qui avait fait campagne en Italie. Kovacs lui fit partager ses idées. Ils s’étaient persuadés, bien à tort, que l’appartenance maçonnique notoire de Salan l’inclinerait tôt ou tard à favoriser l’indépendance de l’Algérie. Kovacs voulait assassiner Salan au fusil-mitrailleur 24-29. Castille lui avait démontré que c’était absurde et qu’il valait mieux se servir d’un système dérivé du Panzerfaust qu’il connaissait bien. Voilà pourquoi Castille, aidé de deux ouvriers de l’arsenal, avait fabriqué l’engin.

Castille avait soigneusement préparé l’attentat. Ayant loué une chambre dans la maison qui se trouvait en face de l’hôtel particulier qui servait de PC à Salan, il avait longtemps observé les faits et gestes du général. L’opération avait été décidée alors que Salan venait inopinément de quitter son bureau pour se rendre chez Lacoste. Comme il avait emprunté un passage souterrain, Castille, ne le voyant pas sortir, avait cru qu’il était toujours dans le bâtiment.

Lorsque le commandant Rodier, le chef de cabinet de Salan, s’était assis dans le bureau de son patron pour recevoir un colonel, Castille avait pensé que le général était de retour et il avait déclenché le tir des deux engins. Un projectile était passé par-dessus la tète du colonel qui était assis face au bureau et le noyau avait transpercé Rodier, pour venir terminer sa course aux pieds d’un aide de camp. C’est ainsi que le commandant Rodier avait perdu la vie pour avoir commis l’erreur de s’asseoir dans le fauteuil de son chef.

Castille a eu la délicatesse de ne jamais parler ni de moi ni de son passage au 11e Choc durant son procès, en 1958. Son avocat lui conseilla de charger Kovacs, qui s’était sauvé en Espagne et que je ne connaissais pas, mais ce n’était pas le genre de Castille qui préféra écoper de douze ans de prison68.