Villa des Tourelles

La bataille d’Alger s’est déroulée la nuit. Et la nuit dAlger en était l’enjeu. Il fallait la reprendre au FLN.

Il n’était pas difficile de deviner que la face nocturne et secrète de ma mission m’amenait à organiser les arrestations, à trier les suspects, à superviser les interrogatoires et les exécutions sommaires.

Même si cela n’était pas dit explicitement, les plus perspicaces comprirent vite que mon rôle était par ailleurs de soulager les régiments des corvées les plus désagréables et de couvrir celles qu’ils accomplissaient eux-mêmes. S’il y avait eu le moindre problème, on m’aurait tout mis sur le dos. Les OR le savaient et je le savais aussi.

Parmi les gens que je voyais tous les jours, il n’y a que Paul Teitgen qui n’ait jamais rien compris, comportement surprenant parce qu’il ne semblait pas sot, et parce que ses supérieurs comme ses collègues de la préfectorale étaient au courant.

Très vite, Garcet nous avait trouvé un local discret à Mustapha, dans la périphérie d’Alger, une grande villa de deux étages sur cave entourée d’un jardin à l’abandon. Il y avait quatre pièces par étage. Le nom de cette villa était prédestiné : la villa des Tourelles, du même nom que la caserne parisienne qui abritait le SDECE70. L’endroit où elle se trouvait avait l’avantage d’être isolé. Il n’y avait pas de voisins pour nous gêner. C’est là que se pratiquèrent les interrogatoires des prisonniers qui nous revenaient.

Dans la journée, nous étions au bureau de la préfecture, mais après, nous filions aux Tourelles.

Là, avant que le soleil ne se couche, je travaillais à la synthèse des renseignements fournis par les régiments et, le cas échéant, j’arbitrais les problèmes de compétence territoriale.

Puis, avec Garcet, nous commencions à préparer les opérations qui nous revenaient. Elles ne nécessitaient jamais la mise en place de moyens trop importants, car, dans ce cas, c’était aux régiments de s’en occuper.

Le principal était d’évaluer les risques de ces opérations. Si elles ne me paraissaient pas dangereuses, je donnais mes instructions au lieutenant Garcet qui s’en chargeait avec mon premier groupe, voire avec un seul homme.

Un Algérien, par exemple, s’était rendu à la préfecture. C’était Garcet qui l’avait reçu. Cet homme était marié avec une Française qui l’avait quitté pour un sympathisant du FLN, un dandy qui travaillait avec des poseurs de bombes.

La nuit suivante, deux de mes hommes se présentèrent à l’adresse indiquée. Quand on vit l’un d’eux revenir à la villa, habillé avec un costume neuf de don Juan, légèrement étriqué parce qu’il avait une sacrée carrure, nous comprimes que l’opération avait eu lieu. Ils avaient effectivement trouvé le suspect, qui possédait une superbe garde-robe. Comme il avait tout avoué séance tenante, ils avaient jugé inutile de s’encombrer en le ramenant à la villa.

Au coucher du soleil, nous enfilions nos tenues léopard et la cavalcade commençait. Notre équipe sortait vers 20 heures et nous nous arrangions pour être de retour avant minuit avec nos suspects pour procéder aux interrogatoires.

Au cours de la nuit, les régiments m’informaient de leurs arrestations et m’attendaient souvent pour décider de ce qu’il fallait faire des prisonniers.

Pour tous les suspects arrêtés à Alger, c’était moi, en principe, qui décidais de ceux qui devaient être interrogés séance tenante et de ceux qui devaient être conduits directement dans les camps lorsqu’ils n’avaient pas une importance majeure.

Tel était le cas des gens dont le lien présumé avec le FLN, de toute évidence, était ténu ou qui avaient été recrutés par la force. Ceux-là représentaient, fort heureusement, une large partie des suspects appréhendés.

Les autres, dont la nocivité était certaine, ou du moins hautement probable, nous les gardions, avec l’idée de les faire parler rapidement avant de nous en débarrasser.

Tantôt je courais d’un PC à l’autre, tantôt j’allais avec l’un de mes deux groupes procéder à des arrestations quand l’opération me semblait délicate ou risquée.

Nous étions moins d’une dizaine, répartis dans notre grosse voiture, deux Jeep et deux Dodge. Nous faisions vite. Toujours à la course. Les nuits ne duraient pas.

Les gens dont nous nous chargions directement étaient ceux qui relevaient a priori de plusieurs secteurs ou qui n’étaient rattachés à aucun, ce qui était le cas lorsqu’ils étaient en dehors d’Alger.

Parmi les opérations qui nous revenaient et auxquelles je participais, la plupart amenaient à des interrogatoires. D’autres aboutissaient à des liquidations pures et simples qui se faisaient sur place.

Je me souviens, par exemple, de femmes qui avaient dénoncé les auteurs d’assassinats. Les coupables se cachaient dans une cabane près de la forêt de Zeralda. C’était dans le secteur de Fossey-François. Nous ne primes pas la peine de procéder aux interrogatoires et les hommes furent exécutés sur-le-champ.

Nous ne ramenions jamais plus d’une demi-douzaine de suspects à la fois. Le cas de ceux qui entraient aux Tourelles était considéré comme assez grave pour qu’ils n’en sortent pas vivants. C’étaient ceux qui avaient participé directement à des attentats. Pendant ce temps, chaque régiment de la 10e DP procédait de son côté aux interrogatoires des suspects qu’il avait arrêtés. S’il arrivait que les renseignements obtenus dépassent les limites de compétence territoriale du régiment, on m’envoyait le prisonnier et je l’interrogeais à nouveau. Par exemple, les hommes de Bigeard pouvaient avoir arrêté quelqu’un qui donnait des renseignements intéressant le secteur de Maison-Carrée, relevant de Mayer. Alors c’était à moi de prendre le relais et le suspect m’était livré.

Les jours de grande affluence, on m’envoyait systématiquement ceux que les régiments, submergés, n’avaient pas le temps d’interroger.

Nous procédions aux interrogatoires au fur et à mesure que les prisonniers arrivaient. Aux Tourelles, comme dans les régiments responsables de secteurs, la torture était systématiquement utilisée si le prisonnier refusait de parler, ce qui était très souvent le cas.

Les renseignements obtenus nous amenaient la plupart du temps à effectuer nous-mêmes une ou plusieurs autres sorties, par exemple pour trouver un dépôt d’armes, de munitions ou d’explosifs. Sinon, nous orientions les régiments compétents vers de nouvelles arrestations.

Lorsque nous devions repartir pour de telles vérifications, les prisonniers étaient, en général, gardés par un seul homme qui restait à la villa.

Quand un suspect avait parlé et qu’il semblait n’avoir plus rien à dire, le pire que nous pouvions lui faire était de le libérer séance tenante. Tel était le cas lorsqu’un prisonnier me faisait promettre de le relâcher s’il parlait. Mais c’était rare. Une fois lâché, il avait toutes chances d’être égorgé avant l’aube par le FLN.

La plupart du temps, mes hommes partaient à une vingtaine de kilomètres d’Alger dans des « maquis lointains » et les suspects étaient abattus d’une rafale de mitraillette, puis enterrés. Les exécutions n’avaient jamais lieu au même endroit. J’avais demandé à Garcet, mon adjoint, de s’occuper de désigner ceux qui seraient de corvée.

On me donnait aussi des gens qui, interrogés par les régiments, avaient parlé et dont on ne voulait plus. Dans ce cas, personne ne me demandait jamais ce que je comptais en faire. Bref, quand on voulait se débarrasser de quelqu’un, il finissait par arriver aux Tourelles.

À la fin de chaque nuit, je relatais les événements sur la page d’un carnet top secret, le manifold, qui permettait de rédiger manuellement un texte en quatre exemplaires, grâce à trois feuilles de carbone. L’original revenait à Massu et il y avait trois copies, une pour le ministre résidant Robert Lacoste, une pour le général Salan, la troisième pour mes archives. Bien entendu, je gardais toujours ce carnet sur moi.

Dans mon rapport, je centralisais les informations que chaque OR m’avait données au cours de la nuit. J’indiquais le nombre d’arrestations de chaque unité, le nombre de suspects abattus au cours des interpellations, le nombre d’exécutions sommaires pratiquées par mon groupe ou par les régiments. Il était rare que je note des noms, sauf lorsque j’estimais que cela avait quelque importance.

Je ne dormais presque plus. Au mieux, deux heures en fin de nuit et une sieste d’une heure dans la journée. Comme je ne fumais pas, je tenais le coup en buvant des litres de café. C’était un soldat du contingent qui conduisait la Jeep où je me trouvais le plus souvent. Une nuit, il s’était endormi et nous étions partis dans le décor. Un officier du service auto de la compagnie de QG nous avait fait asseoir pour que nous prenions un peu de repos. Il avait mobilisé tous ses mécaniciens. À l’aube, la Jeep était remise à neuf.

Chaque matin, après un dernier café, nous nous retrouvions avec Trinquier et allions voir Jacques Massu à Hydra pour lui raconter ce qui s’était passé. Il nous recevait chez lui, secrètement, de sorte que nous n’avions pas de contacts avec les gens de la division. Nous savions qu’après nous avoir entendus, il rencontrait Lacoste.

En remettant à Massu sa feuille du manifold, je lui donnais de rapides explications sur les opérations. Les exécutions étaient souvent assimilées à des tentatives d’évasion manquées. Je m’efforçais de ne pas trop lui laisser le temps de réfléchir et de ne pas le gêner.

Massu, par une sorte de code tacite, ne s’exprimait à ce moment que par un grognement dont on ne pouvait dire s’il s’agissait de félicitations ou d’une marque de désapprobation. De toute façon, il avait une immense qualité : celle de toujours couvrir ses subordonnés.

Si les réunions entre Massu, Trinquier et moi étaient quotidiennes, nous faisions en sorte de limiter celles qui mettaient en présence les chefs des régiments. Ils avaient trop tendance à rivaliser entre eux. Chacun, en effet, annonçait fièrement ses résultats en espérant avoir fait mieux que l’autre. Au printemps, quelqu’un avait même eu l’idée idiote d’effectuer un pointage des ttrmes prises au FLN par chaque unité. Ce système du tableau de chasse avait créé des rivalités puériles et absolument détestables. En Indochine, où ce genre de compétition se pratiquait déjà, je me rappelle qu’un pistolet à bouchon avait été comptabilisé par un régiment comme arme d’instruction. Nous en serions bientôt là.

Chaque jour, j’adressais par ailleurs à Teitgen un rapport nominatif indiquant le nom de toutes les personnes arrêtées. Pour chacune, il lui fallait signer un arrêté d’assignation à résidence. Je pense que Teitgen a toujours su que les suspects les plus sérieux dont le nom figurait sur cette liste étaient torturés, mais il ne savait peut-être pas qu’après avoir été torturés, ils étaient exécutés. À moins qu’il ait fait semblant de ne pas le savoir71.