L’attaque

J’ai rendu compte au colonel Mayer et je suis allé à Constantine pour informer également le lieutenant-colonel Decomps, du 2e bureau :

— C’est très simple, mon colonel, nous allons être attaqués le 20 août à Philippeville,

— Avez-vous entendu parler d’une opération analogue à Constantine ?

— On ne m’a parlé que de Philippeville. Je ne sais rien pour l’ensemble du Constantinois.

— Et au-dessus, à Alger, vous croyez qu’il y aura quelque chose ?

— Au-dessus, il n’y aura rien. En tout cas, pas tout de suite. Le FLN n’est pas prêt pour une offensive généralisée.

Je revins à Philippeville rédiger un rapport que je transmis au colonel.

— C’est bien beau, votre rapport, me dit Mayer, mais maintenant, il faut le signer et l’envoyer.

— Eh bien, signez-le et envoyez-le !

Mayer hésitait :

— Et s’il ne se passe rien le 20 août, j’aurai l’air de quoi ? Non, mais vous croyez que je vais prendre un risque pareil ?

— Mais, mon colonel, hurlai-je soudain, puisque je vous dis qu’il se passera quelque chose ! Alors, maintenant vous signez, bordel de Dieu !

Dans mon emportement, j’avais utilisé le juron favori du Grand. C’est peut être ça qui réussit à convaincre Prosper. En tout cas, il sauta sur son stylo et parapha mon rapport sans dire un mot.

Le jeudi 18 août, je fus informé que les commandos FLN commençaient à prendre position dans les caves de la ville. Il n’était évidemment pas question d’intervenir : cela aurait prouvé que nous avions des informations. Supporter pendant deux jours l’idée qu’il y avait tout près de nous des centaines d’hommes prêts à tuer était assez pesant. D’autant que nous n’étions pas très nombreux. Le lendemain, je fis les comptes : notre 1er bataillon était revenu d’opérations et les stagiaires de l’école de saut fourniraient l’appoint. Cela faisait à peu près quatre cents hommes au total, et de la bonne troupe. Mais quatre cents contre plusieurs milliers, c’était tout de même un peu juste.

Prosper, pour l’occasion, m’avait donné un adjoint : le lieutenant Soutiras, un saint-cyrien. Il était officier de transmissions, mais il avait horreur de ça et ne se privait pas de le dire. Son père, officier d’activé, avait été tué au combat par les Allemands durant la campagne de France.

Le colonel rassembla ses officiers le 19 août. Il ne voulait pas me désavouer mais je sentais qu’il ne croyait pas un mot de mes prévisions. Il lut aux autres le rapport, puis s’adressa à moi :

— Demain samedi, je dois remettre dans la matinée les brevets de fin de stage à l’école de saut. Ensuite il y a une réunion au club des moniteurs. D’après vous, est-ce que je dois y aller ou pas ?

— Vous pouvez y aller. Surtout ne changez rien à votre programme : ils se méfieraient.

— Qu’est-ce que vous conseillez ?

— Rien de particulier. Service normal. Mais à midi moins cinq tout le monde devra être à son poste, le doigt sur la détente.

— Très bien. Messieurs, passez les consignes : si l’attaque se produit comme prévu à midi, vous faites ouvrir le feu sans économiser les munitions. Faites tirer à la mitrailleuse par bandes entières. Moi, j’appellerai des renforts. Quand l’attaque frontale sera stoppée, vous vous occuperez des commandos dans les caves. Et pas de cadeaux !

Le samedi 20 août 1955, pour me détendre, je décidai d’aller sauter. Il fallait que je le fasse de très bonne heure car le vent se levait en même temps que le soleil et il soufflait vers la mer. Or la zone de saut était sur la côte.

Je me suis réveillé à 3 heures du matin. Après avoir sauté, je suis revenu au lever du jour à la demi-brigade. En face, il y avait un bistrot tenu par le gendre du maire de Philippeville. À 8 heures, j’ai traversé tranquillement la rue pour aller me faire servir un petit déjeuner copieux avec du café fort, des œufs frits et du vin. Je savais bien que les types des commandos qui m’épiaient depuis les caves devaient crever d’envie de me tirer dessus.

La chaleur commençait à devenir accablante.

Un des commissaires est passé :

— Alors, vous êtes prêt, capitaine ?

— Pour l’instant, comme vous voyez, je déjeune. On ne se bat pas bien à jeun.

— Un taxi vient de me dire que sa voiture venait d’être réquisitionnée par le FLN.

Un autre type est entré dans le bistrot. Il disait qu’il n’y avait plus un seul taxi à la station. Nous avons tout de suite pensé aux taxis de la Marne.

Le colonel Mayer s’entendait bien avec Paul Ducournau, un saint-cyrien de sa promotion qui commandait le 18e RCP de Saint-Charles. Ducournau lui avait dit que rien n’était prévu dans son secteur. Si l’attaque se produisait, il avait promis de voler à notre secours. Son deuxième bataillon était posté à six kilomètres au sud de Philippeville. La radio et le téléphone étaient écoutés par le FLN. Un signal avait été néanmoins convenu pour prévenir le capitaine Thomas qui commandait ce deuxième bataillon.

— Georges, ne te fais pas de bile, avait assuré Ducournau. Si les fels se pointent, tu n’as qu’à sonner et Thomas rappliquera avec le 18/2 pour leur taper dans le cul.

Il était presque midi. Je donnais les dernières instructions à mes hommes lorsque le commissaire Filiberti, le numéro deux de la sûreté urbaine, arriva, flanqué de deux gardiens.

— Capitaine, il faudrait absolument que vous me prêtiez vos gars et votre Dodge.

— Et pour quoi faire ?

— Eh bien, voilà : j’ai deux de mes gardiens qui doivent aller faire une arrestation à la Carrière romaine.

La Carrière romaine se trouvait à deux kilomètres au sud de Philippeville, tout près de l’endroit où stationnait le deuxième bataillon du 18e RCP.

— Je regrette, commissaire, c’est impossible.

— Mais pourquoi ?

— Vous me demandez pourquoi ! Alors que les fels risquent d’attaquer Philippeville dans moins d’une heure !

— Mais on n’en a pas pour une heure, je vous assure.

— Filiberti, ce n’est pas le moment d’aller grenouiller là-bas pour leur mettre la puce à l’oreille et se faire tuer en plus.

— Mais il y en a pour deux minutes. Vous ne pouvez pas me refuser ça !

J’ai fait venir Issolah et Misiry.

— Accompagnez ces messieurs à la Carrière romaine, vous cravatez les types et vous revenez à toute allure. Bien entendu, interdiction de vous laisser accrocher !

Une demi-heure plus tard, Filiberti revint, l’oreille basse.

— Mauvaise nouvelle. J’ai été appelé par les CRS qui sont au poste sud de Philippeville. Nos types sont accrochés par au moins cinq cents fels.

_ Et merde ! Je savais bien que c’était une connerie d’aller là-bas. Pas question d’envoyer une section.

— Alors qu’est-ce qu’on fait ?

— C’est vous qui les avez mis dans ce pétrin. Débrouillez-vous !

Filiberti a couru jusqu’à sa voiture. Il est revenu en brandissant le 24-2931 qu’il avait apporté du bureau et qu’il ne quittait plus.

— Je vais les chercher !

— De mieux en mieux, lui ai-je dit. On a déjà quatre type foutus. Si on y ajoute un commissaire, on commence bien la journée !

Filiberti est parti quand même. En arrivant, lui et ses hommes virent Issolah, Misiry et les deux autres qui se défendaient comme des diables contre une nuée de fellaghas accompagnés de femmes qui poussaient des youyous. Filiberti sortit de la voiture et se mit à les arroser au FM.

À une centaine de mètres, un camion était arrêté et dégageait une forte odeur de pétrole. Il transportait des cocktails molotov destinés à l’attaque de Philippeville. Issolah, profitant de l’arrivée du commissaire et de ses hommes, s’approcha pour lancer une grenade et le camion explosa.

Ils réussirent à se replier. Quand ils revinrent, il était à peu près 11 h 30.

— Alors, ça commence quand votre truc ? Me demanda Prosper, goguenard.

— C’est commencé, mon colonel, et je crois même qu’il serait temps d’appeler le 18/2 parce que sinon, nous allons déguster.

On fit prévenir le bataillon Thomas de se porter du côté de la Carrière romaine. Les rebelles avaient perdu du temps à cause de cet accrochage. Ils avaient des morts et ils prenaient la peine de ramasser leurs blessés. Le bataillon Thomas n’avait que quatre kilomètres à parcourir pour les intercepter. Quatre kilomètres au pas de course, ce n’était rien pour des paras bien entraînés. Le 18/2 arriva et tira dans le tas sans faire de détail. Les youyous ne les impressionnèrent pas. Tous ceux qui se trouvaient en face furent tués. Malheureusement, il y avait des femmes et des enfants que les fellaghas avaient entraînés avec eux.

À midi, dans le centre de Philippeville, les coups de feu commencèrent à se faire entendre de tous les côtés. Les rebelles, des gens de la campagne sommairement armés, étaient encadrés par des hommes du FLN, mieux équipés. C’était impressionnant parce qu’ils avançaient au pas dans les rues, comme à la parade. Philippeville comptait plus de vingt mille habitants. Même si beaucoup d’entre eux étaient à la plage, l’affaire pouvait très mal tourner.

De manière simultanée, les commandos, tapis dans les caves depuis deux ou trois jours, passèrent à l’action. La demi-brigade riposta immédiatement. Notre PC, où je me trouvais, fût mitraillé par des particuliers surgis d’un bistrot-hôtel qui était en face, à côté de celui où j’avais mes habitudes. Ils donnèrent l’assaut en hurlant.

J’en ai vite eu assez de ce vacarme et je suis sorti avec quelques-uns de mes hommes. Les assaillants, étonnés de nous voir et pris sous les rafales de nos PM, ont bien été obligés de se replier vers le bistrot d’où ils venaient mais ils n’ont pas cessé de tirer pour autant.

Nous avons traversé la place à la course, arc-boutés sous une grêle de projectiles qui nous sifflaient aux oreilles. Nous étions sous des feux croisés venant de ceux d’en face et des autres qui arrivaient par les rues. Ça commençait à ressembler à l’enfer.

Le café avait une porte principale et une porte à l’arrière. J’ai crié à Misiry de me suivre pour essayer de les déloger à la grenade en passant par la porte dérobée. Mais elle était fermée. Il a tiré une rafale dans la porte. Aux éclats, on voyait bien qu’elle était épaisse. Quelques balles ont dû néanmoins traverser car on a entendu des cris à l’intérieur.

Nous sommes revenus du côté de l’entrée principale du bistrot. Une fusillade nous a accueillis. Après avoir lancé quelques grenades, nous nous sommes rués dans la salle du bistrot que nous avons arrosée à la mitraillette. Je n’ai jamais vu autant de bouteilles sacrifiées. Je ne parle même pas du patron qui n’aurait pas dû rester derrière son comptoir.

Alors, les types sont retournés dans la cave. Mais ils ne se sont pas enfermés et ils ont continué à tirer par la porte ouverte, bien décidés à tenir. On ne pouvait plus approcher. Impossible de les déloger de là sans de lourdes pertes. J’ai demandé à mes hommes de ne pas jouer les héros et de se contenter de continuer à tirer pour faire diversion. Pendant ce temps, je me suis approché avec Misiry. Nous avons jeté deux grenades. En explosant, elles ont mis le feu.

Un instant, les tirs venant d’en bas ont cessé. Mais la cave était grande. Je savais que le commando était toujours à l’intérieur et qu’ils n’allaient pas tarder à sortir. De part et d’autre, nous retenions notre respiration. Nous avons mis de nouveaux chargeurs. Brusquement, une vingtaine d’hommes ont surgi de la cave enfumée. Nous les avons accueillis au PM et aucun n’en a réchappé.

Dehors, la bataille faisait rage. Nous sommes passés au siège du parti communiste. Les militants avaient prudemment déguerpi pour laisser la place à une cinquantaine d’hommes du FLN qui y avaient passé la nuit. La preuve de la collusion que le lieutenant-colonel Decomps, du 2e bureau de Constantine, m’avait demandée n’était plus à faire.

Dans la rue qui longeait la demi-brigade, des rebelles continuaient à avancer, l’air hébété. Je récupérai un légionnaire qui traînait pour venir m’aider à les arrêter. Le légionnaire se mit à tirer au fusil sur les hommes qui s’écroulaient les uns après les autres.

Leur attitude était incompréhensible. Quand un fellagha tombait, ses compagnons ne réagissaient même pas et continuaient à avancer avec indifférence au lieu de chercher à se mettre à couvert ou à faire demi-tour. Ils n’avaient pas l’air d’être concernés par ce qui se passait. Dans les rues adjacentes, ils furent reçus à la mitrailleuse. Pourtant, aucun de ces hommes ne recula. De ce fait, ils eurent beaucoup de pertes.

Le sous-préfet Dupuch, paniqué, avait câblé un message à Alger disant que Philippeville était tombé aux mains du FLN, que tout était fini. Puis, il était allé s’enfermer dans sa cave. Mais le samedi, à Alger, tout le monde est à la plage et on se moquait autant des messages de Dupuch que du rapport que Mayer avait transmis un mois plus tôt. Personne n’avait pris au sérieux les menaces qui planaient sur nous. Je le savais par mon cousin qui vivait là-bas et que je voyais de temps en temps. Ses amis disaient que le FLN, ça n’existait pas.

Les rebelles laissèrent cent trente-quatre morts dans les rues de la ville et plusieurs centaines de blessés qu’ils ne s’occupèrent même pas de ramasser. De ce fait, la demi-brigade dut les secourir. Un sous-officier infirmier fut tué en allant chercher un fellagha blessé. Un de nos chefs de groupe avait essuyé des tirs venant d’une cave. Au lieu de mettre le feu à la maison ou de déloger les assaillants à la grenade, il voulut donner l’assaut à la loyale, ce qui lui a valu de rentrer en métropole entre quatre planches. Deux bonnes intentions, deux tués. Il y eut aussi une centaine de blessés.

On ramassa un petit chef FLN très mal en point devant le commissariat qu’il avait voulu attaquer. Mauvaise idée, car il était, attendu de pied ferme par Filiberti qui ne lâchait plus son 24-29. Tous les coéquipiers de cet homme avaient été tués. Lui, comble de malchance, était fiché par Filiberti. Le commissaire n’était donc pas très pressé d’envoyer le blessé à l’hôpital. Il préférait l’interroger. Il me demanda le concours d’Issolah qui joua les prisonniers FLN. On le jeta dans la cellule du blessé avec un coup de pied aux fesses.

— On n’a pas de chance, pleurnicha Issolah qui était un très bon comédien. On en a vraiment pris plein la gueule aujourd’hui.

— Oui, répondit l’autre, mais Zighoud Youssef, le chef du Constantinois, s’en est sorti. Si Khaled aussi.

— Si Khaled32 ? Lequel ?

— Si Khaled… El Mesri33.

Le blessé expira sans en dire plus.

Un autre responsable avait eu la cuisse fracturée par une balle de 12,734. Il fut opéré par le docteur Vincent, le chirurgien de l’hôpital de Philippeville, assisté du docteur Py d’Alger, venu en renfort. Ils n’arrivaient pas à l’anesthésier. Le penthotal que lui avait injecté l’infirmière ne lui faisait aucun effet. Il fallut une deuxième dose. À peine l’opération était-elle terminée que le rebelle ouvrit les yeux. Les chirurgiens s’étonnèrent et finirent par comprendre : la plupart de nos assaillants étaient abrutis par tout le kif qu’on leur avait fait fumer, ce qui expliquait leur indifférence quand nous tirions sur eux.

À 1 heure de l’après-midi, tout était fini. Conformément aux consignes de Zighoud Youssef, les chefs, voyant que l’affaire tournait mal, avaient ramassé les armes des morts et s’étaient repliés en laissant leurs hommes, valides ou blessés, s’expliquer avec nous. Zighoud Youssef avait froidement calculé les pertes importantes qu’il aurait, car ses combattants étaient faiblement armés. L’essentiel était de frapper l’opinion. Plus il y aurait de sang, plus on en parlerait.

Zighoud Youssef avait mis en avant des paysans dopés au haschish. Pour lui, leur mort ne comptait pas plus que celle des civils français qu’il leur avait ordonné de massacrer. Je me rendis compte que, sans mes informations, il y aurait eu à Philippeville un carnage semblable aux atrocités d’El-Halia.