La terreur

En demandant aux militaires de rétablir l’ordre à Alger, les autorités civiles avaient implicitement admis le principe d’exécutions sommaires. Lorsqu’il nous a semblé utile d’obtenir des instructions plus explicites, ce principe a toujours été clairement réaffirmé.

Ainsi, à la fin du mois de janvier 1957, le 3e RPC de Marcel Bigeard captura des tueurs chevronnés connus sous le nom de groupe de Notre-Dame d’Afrique. Une douzaine d’hommes au total. Ils avaient été identifiés comme ayant perpétré plusieurs attentats visant tant des Français que des Algériens. Bigeard me dit qu’il ne savait qu’en faire.

J’en ai parlé à Trinquier, Le lendemain, nous devions justement assister à une réunion des chefs de corps de la division.

Au cours de la réunion, Bigeard posa abruptement la question qui le travaillait :

Alors, qu’est-ce que je fais de ces types ?

— Il faudrait peut-être leur faire prendre le maquis, dit Trinquier.

— Oui, un maquis éloigné, précisa Massu.

Tout le monde avait compris.

— Attendez quand même un peu, reprit le général. Nous allons avoir la visite de Max Lejeune71. Je vais lui en toucher deux mots. Ce sera une bonne occasion de savoir ce qu’il a dans le ventre.

Lors de l’entrevue qu’il eut en tête à tête avec Max Lejeune, Massu lui dit qu’il avait appréhendé un groupe de terroristes et qu’il se demandait s’il valait mieux les remettre à la Justice ou les liquider.

— Vous vous souvenez du DC3 d’Air-Atlas, l’avion qui transportait Ben Bella, le chef du FLN, et ses quatre compagnons, le 22 octobre dernier72 ? demanda Max Lejeune.

— Monsieur le ministre, qui ne s’en souvient pas ! fit Massu.

— C’est une affaire que je connais bien puisque le président Guy Mollet m’a laissé me débrouiller avec le général Lorillot. Lorsque le gouvernement a su que ces hommes iraient en avion du Maroc en Tunisie, il a ordonné à la chasse d’Oran d’abattre l’appareil. Si nous avons annulé cet ordre, c’est qu’au dernier moment nous avons appris que l’équipage de l’avion était français. Pour le gouvernement, il est regrettable que Ben Bella soit encore vivant. Son arrestation est une bavure. Nous devions le tuer.

Massu avait compris ce que Max Lejeune voulait dire. Il nous convoqua immédiatement, Trinquier et moi. Lorsqu’il nous raconta cette anecdote, ce fut également très clair pour moi : j’allais avoir douze hommes de plus à exécuter la nuit suivante. J’aurais pu laisser cette pénible besogne à Bigeard mais j’ai préféré m’en occuper avec les sous-officiers de ma première équipe.

Quand il a fallu tuer ces prisonniers, nous n’avons pas douté un instant que nous exécutions les ordres directs de Max Lejeune, du gouvernement de Guy Mollet et de la République française.

Il était rare que les prisonniers interrogés la nuit se trouvent encore vivants au petit matin. Qu’ils aient parlé ou pas, ils étaient généralement neutralisés.

Il était impossible de les remettre dans le circuit judiciaire. Ils étaient trop nombreux et les rouages de la machine se seraient grippés. Beaucoup d’entre eux ocraient passés au travers des mailles du filet.

J’étais bien placé pour le savoir, puisque, chaque matin, j’allais au camp principal de Beni-Messous où, comme je l’ai dit, je rencontrais le commissaire Ceccaldi-Raynaud et son adjoint, l’officier de police Devichi. Là, il fallait opérer un nouveau tri. Parmi les assignés à résidence, quelques-uns étaient dirigés vers le circuit judiciaire. C’était de mon ressort et ça se décidait dans la journée.

Plus de vingt mille personnes sont passées par ce camp : trois pour cent de la population de l’agglomération d’Alger. Comment confier tous ces gens à la Justice ?

Au cours d’une de ces visites, Devichi m’avait signalé un prisonnier qui n’avait pas été interrogé et qu’il soupçonnait d’avoir des responsabilités au FLN. Le suspect s’était rendu compte que nous parlions de lui et je vis qu’il était pris de panique. Il fut cependant convenu avec Devichi que je m’en occuperais plus tard.

Après mon départ, le prisonnier s’est présenté à l’officier de police et s’est accusé de plusieurs assassinats. De ce fait, il a été régulièrement incarcéré à la prison d’Alger et présenté au juge d’instruction auquel il a raconté une histoire invraisemblable. Au bout du compte, les vérifications effectuées, on ne pouvait retenir contre ce suspect qu’un délit d’outrage à magistrat et il fut libéré. Ainsi, en s’accusant de meurtres qu’il n’avait pas commis, il avait réussi à échapper au camp.

Sans notre action, le système judiciaire aurait vite été paralysé par ce genre de subterfuge. De ce fait, nombre de terroristes auraient recouvré la liberté et commis d’autres attentats.

Quand bien même la loi aurait été appliquée avec toute sa rigueur, peu de gens auraient été exécutés. Le système judiciaire n’était pas fait pour des circonstances aussi exceptionnelles. Même si Mitterrand, maintenant ministre de la Justice, avait confié les dossiers concernant les actes de terrorisme en Algérie aux tribunaux militaires, cela ne suffisait pas.

Envoyer les prisonniers coupables d’assassinat dans des camps en attendant que la Justice s’en occupe était rout aussi impossible : beaucoup se seraient évadés au cours des transferts, avec la complicité du FLN.

Par conséquent, les exécutions sommaires faisaient partie intégrante des tâches inévitables de maintien de l’ordre. C’est pour ça que les militaires avaient été appelés. On avait instauré la contre-terreur, mais officieusement, bien sûr. Il était clair qu’il fallait liquider le FLN et que seule l’armée avait les moyens de le faire. C’était tellement évident qu’il n’était pas nécessaire de donner des ordres dans ce sens à quelque niveau que ce soit. Personne ne m’a jamais demandé ouvertement d’exécuter tel ou tel. Cela allait de soi.

Quant à l’utilisation de la torture, elle était tolérée, sinon recommandée. François Mitterrand, le ministre de la Justice, avait, de fait, un émissaire auprès de Massu en la personne du juge Jean Bérard qui nous couvrait et qui avait une exacte connaissance de ce qui se passait la nuit. J’entretenais les meilleures relations possibles avec lui et je n’avais rien à lui cacher.

Si la torture a été largement utilisée en Algérie, on ne peut pas dire pour autant qu’elle se soit banalisée. Entre officiers, nous ne parlions pas de ça. D’ailleurs, un interrogatoire n’aboutissait pas nécessairement à une séance de torture. Certains prisonniers parlaient très facilement. Pour d’autres, quelques brutalités suffisaient. Ce n’était que dans le cas où le prisonnier refusait de parler ou essayait de nier l’évidence que la torture était utilisée. Nous faisions tout pour éviter aux jeunes cadres d’avoir à se salir les mains. Beaucoup en auraient d’ailleurs été absolument incapables.

Les méthodes que j’ai employées étaient toujours les mêmes : coups, électricité, eau. Cette dernière technique était la plus dangereuse pour le prisonnier. Cela durait rarement plus d’une heure, d’autant que les suspects, en parlant, espéraient avoir la vie sauve. Donc ils parlaient vite ou jamais.

Pour rassurer ses hommes, Massu avait tenu à être lui-même torturé à l’électricité. En un sens il avait raison : ceux qui n’ont pas pratiqué ou subi la torture peuvent difficilement en parler. Mais il n’était pas fou : il avait soigneusement choisi ses bourreaux parmi ses plus zélés courtisans. Si c’était moi qui l’avais torturé, je lui aurais appliqué exactement le même traitement qu’aux suspects. Il s’en serait souvenu et il aurait compris que la torture, c’est encore plus déplaisant pour celui qui est torturé que pour celui qui torture.

Je ne crois pas avoir jamais torturé ou exécuté des innocents. Je me suis essentiellement occupé de terroristes impliqués dans les attentats. Il ne faut pas oublier que, pour chaque bombe, qu’elle ait explosé ou pas, il y avait le chimiste, l’artificier, le transporteur, le guetteur, le responsable de la mise à feu. Jusqu’à une vingtaine de personnes à chaque fois. Dans mon esprit, pour chacun de ces participants, la responsabilité était écrasante, même si les intéressés estimaient la plupart du temps n’être que les maillons d’une longue chaîne.

Il était rare que les prisonniers succombent à un interrogatoire, mais cela arrivait. Je me souviens d’un homme, un musulman d’une quarantaine d’années, très maigre, qui avait été arrêté par mon régiment sur dénonciation. Apparemment, il avait l’allure d’un honnête ouvrier. L’homme était soupçonné de fabriquer des bombes et tous les indices concordaient pour établir sa culpabilité. Mais, naturellement, il niait tout en bloc. Il se disait tuberculeux et prétendait qu’il aurait été incapable de fabriquer une bombe, qu’il ne savait même pas ce que c’était.

Il bénéficiait effectivement d’une pension à cause d’une maladie pulmonaire, mais il ignorait qu’en perquisitionnant chez lui nous avions trouvé de la schneidérite73 et son livret militaire. Le document indiquait que pendant son service, effectué comme soldat appelé dans le génie, il avait été artificier. Ainsi, la dérive du système avait amené l’armée française à former un technicien en explosifs qui opérait en toute quiétude, subventionné par l’Assistance publique.

Je n’ai pas eu recours à la torture. Je lui ai juste montré le livret en lui demandant si c’était bien le sien.

En voyant ce document, l’homme eut un sursaut. Il finit par avouer qu’il lui était arrivé, occasionnellement, de fabriquer des bombes mais qu’il ne le faisait plus. Je lui montrai les produits qui avaient été trouvés chez lui. Il me dit qu’il n’était qu’un ouvrier, qu’il n’était pas concerné par ce que les engins devenaient après qu’il les avait fabriqués, qu’il ne faisait pas de politique. Ce n’était pas lui qui amorçait les bombes ni qui choisissait les cibles. Il n’avait aucune part de responsabilité. Là, j’en savais assez pour qu’il soit exécuté et j’aurais préféré que l’interrogatoire s’arrête.

Mais je voulais savoir avec qui il était en contact, qui lui donnait des ordres et quel était l’objectif des bombes qu’il venait de préparer. Des indices montraient qu’il connaissait plusieurs responsables, qu’il avait des informations sur les cibles choisies.

L’interrogatoire avait lieu dans un petit hangar désert. Je ne disposais que d’un robinet et d’un tuyau d’arrosage. L’homme était assis sur une chaise et moi j’étais assis en face de iui.

Il me fixa droit dans les yeux, avec un petit sourire de défi.

Lorsque j’ai compris qu’il ne voulait pas parler, j’ai décidé d’avoir recours à l’eau et j’ai fait signe à mes hommes : ils lui lièrent les mains derrière le dos et lui enfoncèrent le tuyau dans la bouche. L’homme suffoqua et se débattit. Il ne voulait toujours pas parler. Il se doutait bien qu’on l’exécuterait de toute façon et, tant qu’à faire, il ne trahirait personne. Il avait dû se préparer depuis longtemps à cette situation, comme moi, autrefois, quand je partais en mission. Mais je ne m’en étais jamais pris à des civils, je ne m’en étais jamais pris à des enfants. Je combattais des hommes qui avaient fait des choix.

Je ne voulais pas lui promettre qu’il aurait la vie sauve. Ce n’était pas vrai. Même si je le libérais, il était foutu. Il n’avait donc rien à perdre.

Je repensai à Philippeville, aux prêtres qui étaient revenus de la mine d’El-Halia et qui pleuraient. Pourtant, ils en avaient vu d’autres. Nous avions dû leur donner du whisky pour qu’ils retournent ramasser les morceaux d’enfants dans l’espoir de reconstituer les corps sur des draps.

— On lui met le mouchoir ?

— Mettez-lui le mouchoir. Mais allez-y doucement.

Un sous-officier lui mit le tissu sur le visage. Un autre l’arrosa avec de l’eau pour empêcher l’air de passer. Ils attendirent quelques secondes.

Quand on retira le mouchoir, l’homme était mort.

Je sortis pour aller chercher le médecin, avec lequel je m’entendais bien. Nous avions été dans le même lycée à Bordeaux.

— Je parlais avec ce prisonnier et il a eu un malaise, lui dis-je sans conviction. Il m’a dit qu’il était tuberculeux, Tu peux le soigner ?

— Tu parlais avec lui ! Il est trempé. Tu te fous de ma gueule ?

— Je ne me permettrais pas.

— Mais il est mort !

— Ça se peut, fis-je d’une voix sans timbre. Mais quand je suis venu te chercher, il était encore en vie.

Comme il insistait, j’ai fini par exploser :

— Et alors ? Tu veux que je te dise que je l’ai tué ? Ça t’arrangerait que je te dise ça ? Tu crois que ça nie lait plaisir ?

I – Non, mais pourquoi tu es venu me chercher puisqu’il est mort ?

Je ne répondis rien.

Le toubib finit par comprendre. Si je l’avais appelé, L’était simplement parce que je voulais qu’il envoie le ivpe à l’hôpital, qu’il me débarrasse de ce corps que je ne voulais plus voir.