La préfecture

Massu me donna un adjoint sympathique et débrouillard, le lieutenant Gérard Garcet. Cet officier était jusque-là son aide de camp, mais il venait de tomber en disgrâce à cause d’une histoire de crevettes avariées oubliées dans un réfrigérateur.

Quelques jours plus tôt en effet, Massu, qui revenait d’Égypte, avait voulu se détendre en allant à la pêche. Il avait expédié son aide de camp chercher des crevettes pour préparer les appâts. Pendant que Garcet était parti s’acquitter de cette corvée, Massu avait été appelé par le général Salan qui lui avait annoncé sa nouvelle mission et l’avait envoyé chez le ministre résidant Lacoste. À son retour chez Massu, l’aide de camp, qui avait eu le plus grand mal à se procurer ses appâts et qui se réjouissait de partir à la pêche, trouva la maison vide. Force était de constater que le général avait disparu et que la partie de pêche était annulée sans qu’on ait pris la peine de le prévenir de quoi que ce soit. Dégoûté, Garcet se débarrassa des appâts en les camouflant au fond du réfrigérateur. Comme on s’en doute, jour après jour, les repas de la famille Massu prirent un goût de plus en plus bizarre. Jacques Massu avait le palais et le nez beaucoup plus exercés que son épouse.

— Mais enfin, Suzanne, vous ne trouvez pas que cette viande a un goût étrange ? Les légumes aussi, d’ailleurs.

— Jacques, vous êtes vraiment très difficile. Vous avez peut-être peur qu’on vous empoisonne ?

Le général, n’en pouvant plus, s’était précipité à la cuisine et, au flair, avait fini par se rapprocher du réfrigérateur, découvrant ainsi le forfait de l’aide de camp félon.

Garcet avait reçu un formidable savon et s’était vengé en subtilisant une caisse d’excellent scotch qu’il avait rapportée d’Égypte pour ce patron « ingrat » mais vénéré. Du coup, la caisse se retrouva dans notre bureau et, les nuits les plus dures, elle nous servit à tenir le coup.

Il fallait que je commence des visites protocolaires. Certaines devaient être faites avec Massu.

La première nous conduisit chez le préfet de région Serge Baret, qui se montra aimable et coopératif.

Puis, nous sommes allés chez le secrétaire général de la préfecture, Paul Teitgen, auquel revenaient depuis quatre mois les pouvoirs de police de la préfecture d’Alger. Teitgen était connu de Massu et de tous les parachutistes comme l’homme qui avait fait expulser d’Algérie le général Faure53.

Faure était un patriote mais, pendant la guerre, il avait refusé de se rallier à de Gaulle. Plus original : il était même passé à Londres pour le lui dire. Vichy, constatant l’attitude viscéralement anti-allemande de cet officier inclassable, l’avait envoyé au Maroc où il était devenu directeur de la jeunesse.

Après le débarquement allié de 1942, il avait participé à la création du 1er RCP à partir des unités d’infanterie de l’air54. En Algérie, il avait exercé un commandement dans les troupes alpines.

Faure estimait que la politique militaire française contre la rébellion manquait de vigueur, et il ne faisait pas mystère de son point de vue. Paul Teitgen, informé de cette position, s’était arrangé pour installer un magnétophone dans son bureau. Il avait invité Faure et l’avait poussé à parler après avoir discrètement mis en route l’enregistrement.

Les bandes étaient inaudibles mais Teitgen en reconstitua la teneur et les envoya à Paris en demandant que le général Faure fût rappelé, mis aux arrêts de rigueur et destitué de son commandement sous prétexte d’un « complot ». Ce qu’il obtint. L’épisode avait fait le tour des garnisons. Aussi Teitgen s’était-il attiré le mépris de toute la région militaire qui n’appréciait guère qu’un membre du corps préfectoral usât de procédés de basse police à l’encontre d’un officier.

Nous nous sommes installés devant le bureau de Teitgen, qui n’était pas encore arrivé. Massu me montrale meuble qui avait dissimulé l’enregistreur et me chuchota malicieusement :

— Voyez, c’est ça le bureau du magnétophone, alors gare à ce que vous dites !

L’entretien avec le secrétaire général fut courtois mais sans chaleur. Teitgen ne s’est pas douté un seul instant de la nature réelle de ma mission. Nous nous sommes accordés sur la conduite à tenir pour les arrestations. Il était évident que la Justice allait être submergée. À l’égard des gens que nous allions interpeller, la préfecture prendrait une mesure administrative d’exception : l’assignation à résidence, sous forme d’arrêtés préfectoraux que Teitgen signerait et qui légaliseraient notre action.

Comme nous nous attendions à beaucoup d’arrestations, les prisons ne suffiraient pas. Il fut décidé que l’on installerait un camp « de triage » dans une ancienne école de la banlieue d’Alger, au lieu-dit Beni Messous. De là, les assignés à résidence seraient répartis dans d’autres camps aménagés au sud. Le plus connu était situé dans le village de Paul-Cazelles55.

Pour gérer le camp de Beni-Messous, Teitgen désigna un ancien avocat devenu commissaire de police, Charles Ceccaldi-Ravnaud56, secondé par l’officier de police Devichi. Massu, qui se méfiait de Teitgen, décida que le camp serait gardé par des soldats et dési gna un bataillon du génie composé d’appelés.

Le général m’emmena ensuite à une réunion à laquelle assistaient les commandants des régiments et les commandants de secteur, dont le général de Bollardière et le colonel Argoud. Massu harangua longuement ses lieutenants :

— Messieurs, vous ferez en sorte de reprendre les nuits d’Alger au FLN. Vous instaurerez tout d’abord un couvre-feu et vous ferez tirer sans sommations sur tous ceux qui ne le respecteront pas. Je compte sur vous pour être opérationnels vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Alors Argoud se dressa face à Massu :

— Non, mon général. Seulement vingt-trois heures quarante-cinq. Je vous demande juste un quart d’heure pour roupiller.

Les officiers éclatèrent de rire.

Je n’ai jamais revu Bollardière à ces réunions, puisque bientôt il devait prendre ses distances par rapport aux méthodes utilisées par la 10e DP à Alger et faire des déclarations hostiles à l’utilisation de la torture57. Je ne suis pas sûr que ce problème ait été la seule raison de la soudaine hostilité de Bollardière à l’égard de Massu. Je le connaissais bien, « Bolo », puisqu’on Indochine, en 1951, j’avais été son second à la demi-brigade coloniale de Cochinchine. On disait qu’entre lui et Massu existait une rivalité personnelle qui remontait à la prise d’Hanoi, en 1946.

Le jour même, je me rendis chez le commissaire Arnassan qui me confirma l’existence du mystérieux fichier dont m’avait parlé le général. Il comprenait près de deux mille noms de responsables du FLN pour Alger et l’Algérois. Les RG l’avaient constitué avec les moyens dont ils disposaient, ce qui empêchait son exploitation. Arnassan mit aimablement les fiches à ma disposition, afin que je les fasse aussitôt recopier par les officiers de l’état-major préfectoral. C’était un outil indispensable pour commencer à travailler. Au fur et à mesure des arrestations et des interrogatoires, ce fichier s’est complété. Arnassan me recommanda, par ailleurs, auprès de tous ses collègues, et notamment auprès du commissaire Parat qui dirigeait la PJ.

Je repris mes visites, avec le même zèle que celui de mon arrivée à Philippeville, deux ans auparavant. Beaucoup de mes interlocuteurs profitaient de mon passage pour s’enquérir de l’importance récite de Massu. Car la position du général-superpréfet était ambiguë et ses fonctions, inhabituelles, gardaient une part de mystère.

— Mais à quel niveau exactement situez-vous votre général ?

— Au plus haut.

— Oui, mais encore ? Quel serait, selon vous, le niveau immédiatement supérieur au sien ?

— Le gouvernement.

— Le gouvernement général ?

— Non. Le gouvernement de la République française58.

C’était la stricte vérité. De ce fait, les fonctions de police que Massu m’avait déléguées revêtaient une importance considérable.

Beaucoup de notables pieds-noirs me contactèrent. Ce « plus haut niveau » où nous étions maintenant les impressionnait et ils savaient que le PC de mon régiment à Chebli était installé dans une villa appartenant à Robert Martel, le plus influent d’entre eux. Martel lui-même vint me voir et il m’aida beaucoup.

Mais je ne me contentai pas de côtoyer l’establishment algérois. Je gardai mes habitudes de Philippeville et me fis connaître auprès des commerçants, en particulier auprès des patrons de bistrot. Ce n’était pas la besogne la plus désagréable et elle me fut d’une grande utilité. Je voyais beaucoup Pietri, qui dirigeait L’Ile-de-beauté, juste en face de la préfecture. Son voisin, le coiffeur, fut aussi un précieux auxiliaire, tout comme Guillaume l’Italien, un ancien légionnaire qui portait toujours une cravate verte et qui régnait sur le Cintra, le bar sélect de l’hôtel Aletti.

Le couvre-feu décidé par Massu fut rapidement mis en place. Les patrouilles exécutèrent les ordres et tirèrent sur tout ce qui bougeait. On laissa les morts sur place. On n’avait pas le temps de s’en occuper et il fallait qu’on les voie bien. Pour être crédibles, les parachutistes devaient en effet se montrer plus redoutables que le FLN.

Des exécutions sommaires ainsi pratiquées dans les rues d’Alger prouvaient la détermination du gouvernement dont nous étions le bras armé. Elles frappèrent tant les esprits que, le lendemain, les dénonciations commencèrent à affluer.

Les quatre régiments se montrèrent actifs dès les premières nuits. Durant celle du 15 au 16 janvier 1957, par exemple, ils ratissèrent la Casbah et plusieurs milliers de suspects furent interpellés. En plein jour, patrouilles et sentinelles protégeaient les points sensibles59.

Quand le 1er RCP entra à Alger, l’administration militaire me logea chez l’habitant, dans une maison très modeste. Le colonel Mayer et son épouse s’étaient installés dans une spacieuse demeure du quartier chic d’Alger, près de la villa Sésini60. Comme nous vivions seuls, ils proposèrent de nous héberger, Faulques et moi. Cette cohabitation de trois hommes et d’une femme fit jaser. Un capitaine du 1er REP, qui était visiblement amoureux de Monette Mayer, me fit un jour, à ce sujet, une scène risible et tout à fait injustifiée. En réalité, je passais très peu de temps dans la villa des Mayer. Dans la journée, il m’arrivait juste d’aller m’y reposer.

Garcet et moi devions organiser notre logistique. Je rendis donc visite à Godard pour obtenir une voiture. Il se fit un plaisir de me répondre que je n’avais qu’à en demander une à mon régiment.

Une Jeep avec un chauffeur me fut donc fournie par le 1er RCP. Plus tard, mon lieutenant récupéra une luxueuse conduite intérieure « héritée » d’un fellagha fortuné.

Il fallait vite constituer et former une équipe pour nous aider. Garcet repéra une vingtaine de sous-officiers confirmés venant de divers régiments, dont le mien, et affectés pour ordre à la compagnie de QG de la division. Ils attendaient d’être ventilés dans d’autres unités non parachutistes. Comme ils étaient inactifs, je demandai à Massu de me les affecter. Il accepta sous réserve que j’obtienne l’accord des intéressés.

Je les fis rassembler pour leur expliquer que s’ils acceptaient de travailler avec moi, ils auraient à mener des actions brutales, qu’ils n’avaient rien à espérer de cette mission temporaire à l’issue de laquelle, de toute manière, ils quitteraient les paras. Et tous acceptèrent de me suivre.

Parmi ces hommes, deux gradés m’étaient obligés : l’adjudant-chef Barrat et le sergent-chef Fontaine, qui avaient été mêlés à une bagarre avec des civils à Philippeville. Je leur avais évité des ennuis en intervenant auprès de Mayer. Il y avait André Orsoni, un homme d’une discrétion absolue, qui était décoré de la Légion d’honneur, ce qui est rare pour un sous-officier et suppose de retentissants exploits. Je me souviens aussi d’Averinos, un légionnaire d’origine grecque.

L’ex-fellagha Babaye, un colosse du Sud-Constantinois, vint compléter ce petit groupe. Il avait été pris dans l’Aurès par mes hommes de Philippeville, pendant que j’étais à l’hôpital. Babaye était derrière un rocher et se défendait comme un lion contre les parachutistes. Il était trop loin pour qu’on puisse le déloger à la grenade.

N’ayant plus de munitions, il sortit de sa cachette, les bras levés.

— Mais c’est un « babaye61 » ! Qu’est-ce qu’il fout là ?

En l’interrogeant, les hommes de mon groupe de renseignements le trouvèrent sympathique. Il venait de la région de Biskra où beaucoup d’Africains étaient employés comme masseurs dans les établissements de bains et traités à peu près comme des esclaves.

— Pourquoi tu es avec les fels ?

— Ils ne m’ont pas demandé mon avis.

— Tu ne veux pas venir avec nous ?

— Pourquoi pas, je m’en fous.

Babaye travailla avec moi pendant toute la bataille d’Alger.

J’utilisais des correspondants. L’un d’entre eux, que j’avais infiltré au sein du FLN, servait d’agent de liaison à Yacef Saadi. C’est grâce à lui que, bien après mon départ, Yacef Saadi put être arrêté, ce qui entraîna la mort d’Ali la Pointe et la fin de la bataille d’Alger.

Certaines nuits, je m’absentais sans explications et Garcet prenait alors la direction du groupe. Aucun des hommes ne savait que je disposais d’une seconde équipe, composée notamment de Pierre Misiry, Maurice Jacquet, Yves Cuomo et Zamid l’instituteur. Le fait d’utiliser deux groupes qui ne se connaissaient pas offrait une garantie au cas où une autorité pointilleuse aurait voulu enquêter sur nos étranges activités nocturnes.