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Jeannot Gourdon et ses acolytes partis, Valérie - que cet éloignement soulage - insiste pour récupérer son CD et son DVD. Hugo, qui en connaît l'importance, retient un effectif restreint de volontaires pour opérer la recherche dont il tait la portée.
L'opération a lieu sous la conduite de Valérie qui ressent de moins en moins ses douleurs, tant elle est obnubilée par sa quête. Elle décrit le pin fourchu à trois troncs, et voilà la petite unité - cette fois-ci nantie de lampes en nombre suf fisant - qui marche sur les brisées racontant les allées et venues de l'heure éprouvante qui a précédé.
L'itinéraire de la randonnée ne va pas de soi, huit protagonistes ayant foulé le sol selon des inspirations diverses. Les orpailleurs se fourvoient à plusieurs reprises, reviennent sur leurs pas, s'écartent de la piste à suivre, s'égarent... Leur guide finit par désespérer, geignant qu'à la lumière des torches, sa vision des lieux change... On éteint... C'est pire... On rallume... Certains sujets railleurs commencent à douter à demi-mot de l'équilibre mental de la banquière. Une vraie blonde! Il est bien monté, le proc!
Durant le chemin de croix, Hugo reçoit un appel de José Palacio. Il se laisse un peu distancer pour rester discret et lui résume la tournure des choses, en s'abstenant de révéler que Jacques Collin pourrait être mis en cause par les éléments de preuves que l'on s'efforce de dénicher. Informé qu'Anita Dubreuil redoute une disparition de son mari, et que ses craintes pourraient se révéler fondées, Palacio accepte de diligenter, dès demain matin, une enquête préliminaire concernant le sort du peintre.
- Je comprends mal pour quelle raison tu te retrouves dans ce foutoir.
- L'amour, José, l'amour.
- Pourquoi j'ai la sensation bizarre que tu me caches quelque chose?
- Parce que t'es un peu parano.
- C'est ça, oui.
Une exclamation de Valérie fuse.
- C'est celui-là !
- Tu m'excuses, je raccroche, on a localisé l'arbre. Je te tiendrai au courant. Encore une fois, merci pour l'aide précieuse que tu m'as apportée. Bonne nuit.
Le groupe se reconstitue auprès du pin maritime doté d'une prospère ramure pyramidale, juchoir de tourterelles qui s'affolent et s'envolent en gémissant quand les faisceaux de quatre ou cinq torches viennent les réveiller. Ses trois troncs à l'écorce épaisse et craquelée dessinent un trident équilatéral presque parfait.
Valérie s'est précipitée à genoux près du nid de chenilles racorni abritant son trésor, elle l'expulse... Et fond en larmes, entre désespoir et rage.
Le trou est vide.
Pour la dixième ou douzième fois, Patrick Lataste appelle son propre portable à la batterie épuisée. En vain, naturellement. Joël se ronge les sangs. Il ne dit rien mais ses yeux n'ont pas besoin de mots.
Machinal, le père recompose le numéro de la gendarmerie. La fonctionnaire de garde, qui précédemment a déjà recueilli deux fois les énoncés de ses craintes, tente de l'apaiser. Elle lui parle paisiblement, avec prévenance. Il le prend mal. Il s'énerve, refusant d'être traité en enfant ou en vieillard sénile. Patiente, elle interrompt le flot de ses reproches pour aller se renseigner. Il ne la croit pas.
- Elle me plante sur une voie de garage. Je déteste ces tons condescendants. Elle ne va pas bouger.
Se tordant les mains, Joël, en manque, craque et, sans volonté propre, comme extérieur à lui-même, formule l'interrogation sempiternellement censurée depuis près de une heure.
- M'sieur Latast', vous êtes sûr qu'vous avez pas une p'tit' canett'?
Les nerfs en pelote, Patrick se fâche.
- Mais non! Si vous ne pouvez pas vous maîtriser, allez à la cave, vous y trouverez du « pinard », comme vous dites !
L'interlocutrice revient.
- Votre voiture a été retrouvée vide dans la forêt de Salles.
- Vide?!
- Une unité de la police nationale est sur place. Je n'ai pas de détails.
- Ma fille est saine et sauve?
- Je suis désolée, monsieur... Je vais essayer d'en savoir davantage. Dès que j'ai du nouveau, je vous rappelle.
- À n'importe quelle heure! Vous m'entendez? À n'importe quelle heure !
- Je vous le promets.
Il raccroche. Joël est partagé : réclamer des précisions tout de suite, ou foncer d'abord à la cave. Ils ont rien de nouveau. Sûr! Honteux, il court vers l'escalier.
Bien que le sommeil la fuie, Anita Dubreuil s'est couchée. Elle a passé la soirée à réinterroger tous les services d'urgence. Personne n'a vu Laurent, ni vivant ni mort.
Dans le lit, l'impression est détestable. Le vide à sa gauche décuple son affliction, elle pleure à chaudes larmes, mouillant le traversin. Puis les questions reviennent; une discussion torturante avec elle-même où les thèmes roulent pêle-mêle en flots torrentueux : veuvage, Noémie et Nico, surendettement, défiance vis-à-vis des beaux-parents, impécuniosité, belle-mère autoritaire, isolement, somatisation, beau-père placide, devenir des enfants, solitude, pompes funèbres... Je n'envisage que la catastrophe! Pourquoi je suis comme ça? Pourquoi? Laurent va revenir, Laurent va revenir!... Faudrait que je prenne un Valium, sinon, demain matin, je pourrai pas émerger. Elle se lève et se rend à la salle de bains. Qu'est-ce qu'ils lui ont fait?... Il ne peut pas nous avoir plaqués, il tient trop aux gosses... À moi aussi... Et puis, ce n'est pas un salaud, ce n'est pas un lâche... Suicide. Non! Il n'est pas dépressif, il veut se battre. Devant l'armoire à pharmacie, elle hésite. Si je m'endors comme une souche et que quelqu'un appelle pour donner des nouvelles, je suis fichue de ne pas entendre sonner... Si demain je suis HS, je me fais porter pâle... Elle referme la porte miroir. Je vais attendre encore un peu. Elle regagne la chambre. S'il ne rentre pas cette nuit, faut que je porte plainte.. Mais pas auprès du copain procureur de la banquière, on ne sait jamais, il est peut-être dans le coup... Elle se recouche. Maudite fille, pourquoi lui a-t-elle fichu ces idées en tête? Les draps paraissent glacés, elle s'y pelotonne. J'irai chez les flics, je dénoncerai le voleur et ses menaces, je demanderai qu'ils nous protègent. S'ils refusent de me prendre au sérieux, je pique une crise, je leur fais un scandale... J'irai demain... Peut-être que, là aussi, j'ai une idée folle... Non. Demain.
En voyant revenir Valérie, Patrick Lataste n'a pu contenir l'émotion qui lui a embué les yeux. Joël, le « pinard » aidant, a sangloté à gros bouillons. La scène a eu le don d'excéder la jeune femme.
- Qu'est-ce qu'il fiche ici? C'est toi qui l'as appelé?
- Mais non...
- Je ne peux pas m'absenter une heure...
- Une heure ? !
— ... sans que ça tourne au drame.
- Mais regarde dans quel état tu es ! Qu'est-ce qui t'est arrivé?
- Je ne suis pas d'humeur à m'expliquer et à l'entendre se répandre en complainte amoureuse. Je te ramène ta voiture; voilà ta clé; tout va bien; tchao ! Je suis au-dessous de tout! Je suis lamentable!
Hugo essaie d'apaiser les tensions.
- On peut entrer cinq minutes et bavarder.
- Bavarder! Je ne pourrai pas aligner trois mots! Excusez-moi tous de vous avoir inquiétés... Je vous remercie, je suis crevée, lessivée, le moral dans les chaussettes, j'en ai plein le dos. Raccompagne-moi, sinon, je reprends le train.
- Mais le dernier est passé à 20h22,Valérie.
Elle n'écoute plus, elle est déjà dans l'allée des Parqueurs. Je suis nulle, j'en ai marre, j'en ai marre!
Il est 23 h 46 quand Thierry Vérane, directeur adjoint de la police nationale pour la Gironde, rencontre Jacques Collin en son château de Carignan où il est venu fêter Noël, car l'ancien ministre de l'Intérieur ne manque jamais d'assister à la messe de minuit en famille - la famille, une de ses valeurs fondatrices.
Lorsqu'il reçoit des mains de son visiteur, qu'il n'a pas daigné faire asseoir, le CD et le DVD compromettants subtilisés à Valérie Lataste, « Vautrin » se réjouit du succès de la mission confiée.
- Ça y est, la fouille-merde a été neutralisée?
- Pas encore.
La gaieté du député européen s'altère gravement; sa voix de basse gronde.
- Comment ça « pas encore »? D'où tu tiens ces gadgets?
Au physique, Vérane pourrait être le cousin français de Bush junior. Embarrassé, il se tortille sur place, esquissant un petit sourire de sa petite bouche et de ses petits yeux.
- La banquière est la maîtresse d'un substitut.
- Tu crois me l'apprendre?
- Il a mobilisé un OPJ et une unité d'intervention. Ils sont arrivés sur site en même temps que nos hommes...
- TES hommes.
- MES hommes... Il y a eu un affrontement... verbal, je précise... ils ont été obligés de décrocher. Heureusement, l'une des auxiliaires du groupe, native du secteur qu'elle connaît dans ses moindres recoins, a pu s'approcher subrepticement du peloton chargé de récupérer les objets que la banquière avait enterrés. Quand elle a entendu la description du lieu de la cachette, elle a devancé les investigateurs.
- C'est pas ce qui avait été prévu, ça ! C'est pas ce qui avait été prévu, nom de Dieu !
Le charbon des yeux flamboie sur la lame du visage. Collin arpente, de ses longues pattes de faucheux, le superbe parquet à l'anglaise fleurant bon l'encaustique de la vaste réception meublée et décorée style Empire.
- Je croyais pouvoir te faire entière confiance, Thierry. Je suis extrêmement déçu. Extrêmement.
Parmi les abeilles impériales, les glaives et les sphinx, sa colère, cernée de vert bronze et de pourpre, ne doit qu'à l'heure tardive de ne pas être retentissante; Louise-Marie Collin dort à l'étage, et son époux scélérat ne tient pas à ce qu'elle ait, de vive voix, confirmation de tous ses soupçons maintes fois ressassés au hasard de ses lectures de la presse hebdomadaire.
- Ce sont des manches que tu as mis sur ce coup-là.
- Je vous assure que ce n'est pas facile, monsieur.
- J'aurais voulu t'y voir avec les preneurs d'otages du Jumbo Jet de Lyon! Des racketteurs, des journalistes trop curieux, des politiciens à contretemps, des juges utopistes ! J'ai maîtrisé plus d'un emmerdeur, crois-moi!
- T'as été dans tous les sales coups de la République, pourriture! Je n'ai pas votre expérience, monsieur.
- Si ça continue, faudra que je remette moi-même la main à la pâte ! Si tes olibrius ne sont plus foutus d'organiser un accident ou un suicide, qu'ils prennent leur retraite !
- Monsieur, je vous promets que...
- Il fallait l'écraser, cette blatte ! Tu te démerdes comme tu voudras, mais tu me l'écrases ! Dis-toi que tu travailles pour la raison d'État.
- Et le secret défense qui t'a si bien servi, vieille charogne. L'ennui, c'est que la fille a été embarquée par son ami substitut qui va sans doute la présenter au procureur.
La pointe de sa barbe noire relevée, Collin frappe de son poing chétif un secrétaire à plan télescopique d'acajou, mué en bar aux riches cristaux tintinnabulants, dont le choc en retour lui tire une grimace de douleur.
- Putain de putain ! Tu as l'art de simplifier la vie ! Ah ! tu me déçois énormément. Énormément!
Le visiteur du soir tente craintivement une ébauche de contestation.
- Vous l'avez emporté, monsieur... Cette fille ne détient plus aucune pièce pouvant influencer un juge... Tout le matériel... préjudiciable... que ce soit le sien, celui de la banque ou du peintre... est... est entre vos mains, monsieur...
Le charbon des pupilles, qui flamboie sur la lame du visage, brûle l'imprudent jusqu'à la moelle des os.
- Garde-toi bien de t'en souvenir, Thierry.
Vérane sent un coulis d'air glacé lui dégouliner sur l'échine. L'effroi le pousse à protester.
- Ce n'est pas mon intention!
- En revanche, n'oublie jamais qu'être déçu me rend très nerveux.
Le directeur adjoint de la DDPN déglutit avec peine, il n'a plus de salive. Je ne vais quand même pas aller la tuer de mes propres mains, juste pour satisfaire ton ego!
Vautrin, qui lit dans ses pensées, lui sourit. Il faut qu'elle crève.
Chez Hugo, le temps est à la dépression avec menace d'orage. Dès leur arrivée, fatigué, il a pris la direction de la chambre. Il a proposé à Valérie de lui soigner sa main blessée ; elle a refusé et affirmé qu'un simple lavage suffirait. Ce qu'elle a fait dans la salle d'eau. Agitée et contusionnée de partout, elle a décrété qu'elle n'arriverait pas à dormir. Elle a voulu lire mais n'y parvient pas, tant ses pensées s'entremêlent, excluant toute fixation de l'attention. La nervosité et l'épuisement la rendent agressive.
Elle force la voix depuis le séjour.
- Je peux retourner chez moi?
Il lui répond des toilettes.
- Non.
— Je suis ta prisonnière?
- Pas du tout, mais je n'ai pas envie de devoir cavaler à nouveau à ta recherche en pleine nuit; je te tiens, je te garde.
La chasse d'eau est tirée. Hugo réapparaît, entièrement nu.
- Allez, sois gentille, viens te coucher, je te bercerai, je te raconterai une histoire...
- Une histoire avec des ripoux? D'ici qu'ils aient pourchassé Dubreuil comme moi et qu'ils soient en train de le torturer.
- Elle me fiche la rate au court-bouillon avec son Dubreuil. À
quoi bon envisager le pire?Tiens-t'en à ce qu'on a déjà dit : il a tout bêtement fait une fugue. Il est écrasé par les soucis financiers, il prend du recul.
- Tu crois que le fameux Jeannot Gourdon, il m'aurait fait prendre du recul, si vous n'étiez pas arrivés?
- Je lui poserai la question demain matin... Non, CE matin... Allez, viens te coucher.
Elle se lève, harassée, et geint.
- Pourquoi ce n'est pas toi qui m'auditionnes?
- On irait droit au vice de procédure... Ne t'inquiète pas, je te présenterai à mon collègue Gautier Bideault. Il est en charge du dossier de la BGD. Tu verras, c'est un garçon charmant. Pourquoi je lui mens? Elle va m'en vouloir.
Dans la maison basque dont la clarté lunaire mêle le vert et le rouge et fait resplendir le blanc immaculé, après le passage du cyclone Valy, Joël « traité comme un déchet d'l'humanité » a eu besoin d'étancher sa soif de réconfort. Et Patrick, tout aussi exaspéré que lui, a vidé quelques verres en sa compagnie.
La conversation aurait pu porter sur le caractère difficile à souffrir de l'adorée mais, refusant de se répandre en récriminations, Joël y a tourné délibérément le dos.
- Vous écrivez quoi, en c'moment?
- Je l'aime bien Joël, il a toujours été le seul à s'intéresser à mon travail! Savez-vous que Toussaint-Louverture, l'un des chefs de la révolte des esclaves de Saint-Domingue, fondateur de la république indépendante d'Haïti, est mort en captivité, chez nous, à Bordeaux?
- J'ignorais.
- Il est inhumé au cimetière de la Chartreuse, dans le caveau de deux familles bordelaises, les Mondenard et les Gragnon-Lacoste.
- Intéressant. Ces gens d'vaient militer cont' l'esclavage
- On peut le penser. Je me suis donc intéressé à cette singularité, et, partant de là, je me retrouve plongé dans l'histoire du Bordeaux de la traite négrière et du commerce colonial qui ont fait la fortune de la ville. Il n'est pas anodin de savoir que la plupart de ses magnifiques demeures sont le produit final du travail forcé dans les plantations de 150 000 Africains déportés.
- C'est quand mêm' navrant qu'au sièc' des Lumièr', on ait eu b'soin d'enchaîner les homm' pour construir' des hôtels particuliers, alors que, quat' mille ans plus tôt, les Égyptiens bâtissaient des pyramid' avec des ouvriers lib', contrair'ment à c'que beaucoup d'gens croient; des ouvriers qui connaissaient la grèv', vous imaginez !
- D'ailleurs, Geoffroy Dornan, le créateur de la banque où travaille Valérie, était le rejeton d'un de ces négriers de la fin du XVIIIe. Je me demande quels sentiments de culpabilité refoulés devaient entretenir les possesseurs de ces grosses fortunes réunies en si peu d'années, fondées sur l'ignominie, la terreur, la souffrance, la mort.
Joël vide son cinquième ballon gravé de pampres.
- Et i' continuent à tuer, ces salauds, j'les ai vus d'mes yeux.
Les méninges un rien dans le coton, Patrick se ressert.
- Il délire... Vous avez vu quelqu'un tuer quelqu'un?
- J'devrais pas l'dir', mais j'peux pas garder ça sur le cœur, c'est trop lourd... Vous, vous êtes de confianc'... Vous saurez partager avec moi.
Hugo s'est endormi. Valérie a accepté de s'allonger à côté de lui. Pour la forme, car elle a refusé de prendre un relaxant et ne dort toujours pas, le corps perclus de mille douleurs, la cervelle grouillante de pensées contradictoires. Elle est la première a entendre le portable sonner. Qui ça peut être à cette heure-ci? Ça me concerne sûrement. Je n'ai pas à répondre, ce n'est pas mon téléphone. On n'a pas besoin de savoir que je suis chez lui.
Dérangé par le grelot acidulé qui persiste, le dormeur s'éveille modérément, avec un grognement.
- C'est quoi, ce bazar?
- Téléphone.
Téléphone? Ahuri, les cheveux en broussaille, il se redresse à demi. Téléphone... Putain ! ils peuvent pas me laisser dormir! Il a maugréé et s'est extrait du lit. Sur la chaise aux sinusoïdes métalliques - imitée de Warren Platner, l'original de chez Knoll n'était pas dans ses moyens - où il a jeté ses vêtements pêle-mêle, il récupère le portable. Faut pas que je reste là. Il s'éloigne vers le living. Valérie en conçoit un brin d'aigreur. Le proc prend le dessus, il se méfie de mes oreilles. Il n'a toujours pas compris qu'il est sur écoute. J'en suis sûre! Si j'insiste, il va réclamer une expertise psychiatrique... Le CD et le DVD doivent être entre les mains de Moran, à moins que Gourdon les lui donne plutôt dans la journée; Moran ne doit pas aimer être importuné en pleine nuit... Je suis persuadée que ses hommes de main avaient l'ordre de me supprimer. Hugo ne me croit pas, il me prend pour une hystérique. Maintenant qu'ils ont détruit ou volé tous les éléments pouvant compromettre Moran et Collin, peut-être qu'ils vont renoncer à me tuer... J'en parle comme si j'étais extérieure à moi-même! C'est ma vie qui est enjeu, nom d'un chien!... Mais c'est TOI qui l'a mise en jeu, personne d'autre! Tout ça pour sauver un client d'une faillite comme il s'en produit des milliers tous les jours! Je suis la reine des gourdes! Il a raison, Léglise, avec ses histoires de blondes crétines, je ne vaux pas mieux! J'en ai marre! Mais maaarre!... Je ne me suis jamais sentie comme ça.
Hugo revient, tendu, concentré, totalement réveillé.
- Qui c'était? Il va refuser de me le dire.
- Ton père, puis ton ex.
- Ils peuvent pas me lâcher!
- C'est à moi qu'ils voulaient parler. Joël Ardinaud a raconté à ton père que, ce matin... enfin, mercredi matin... il avait assisté à l'assassinat de... Laurent Dubreuil.
- Oh! non! non! non! C'est pas possible! C'est pas possible !
Horrifiée, des larmes plein la voix, Valérie a été catapultée, assise sur les draps.
- Ton père me l'a passé. Il m'a affirmé pouvoir décrire le meurtrier et son complice qui, après l'exécution, l'aurait récupéré à bord d'un Patrol Nissan couleur violet foncé. J'ai l'impression qu'il était ivre.
Anéantie, Valérie secoue les épaules.
- Il l'était sûrement! Mais il ne sait pas mentir!
- Il a refusé de donner des précisions par téléphone, il veut me voir. Je lui ai demandé de venir au Palais pour tirer ça au clair. Je crois qu'il fait le malin pour se rendre intéressant.
Valérie éclate en sanglots, à bout de nerfs.
- Mais non! Arrête d'être sourd et aveugle! Je suis certaine que Joël dit la vérité! Dubreuil est mort par ma faute!
Hugo s'assied et la prend tendrement par les épaules. Elle pleure à chaudes larmes. Il la serre contre lui.
- Peut-être que Joël n'a trouvé que ce mensonge pour te reconquérir...
Valérie le regarde, excédée, défigurée.
- Pourquoi tu es borné comme ça?! Dubreuil a été tué à cause de moi! À cause de moi! Je voulais le sauver et j'ai lamentablement échoué ! Non seulement j'ai échoué, mais j'ai provoqué cette catastrophe ! Je suis nulle ! Nulle ! Nulle !
Elle n'est que pleurs. Il affermit son étreinte.
- J'ai du Lexomil, tu devrais en prendre un. Faut que tu dormes; la journée va être chargée.
Puisqu'elle n'a pas contesté, il se lève pour aller à la salle d'eau.
Il ne trouve que ça à dire! Le Lexomil! Brusquement, elle ne pleure plus. Son visage, aux yeux grands ouverts et mouillés, s'est durci, solidifié comme un métal gris et froid. Ils ont tué Dubreuil! Je suis néfaste, nuisible, à écraser... Je veux faire le bien et je fais le mal. J'apporte la mort... Pauvre Mme Dubreuil. Pauvres mômes. Quelle horreur, mais quelle horreur!!!... Je suis à tuer. À tuer!
Hugo revient avec une petite barrette blanche et un verre d'Évian.
Ces salauds ont gagné. Je suis au fond du trou. Je suis une merde maléfique. Elle avale l'anxiolytique. Les salauds finissent toujours par gagner. La mort a toujours le dernier mot. C'est écrit dans nos gènes. Nous croyons vivre et, en réalité, depuis la naissance, nous agonisons.
Hugo se rassied près d'elle et amorce le geste qui va l'enlacer ; elle se dérobe et se lève.
- Faut que j'aille me passer de l'eau sur la figure.
La porte repoussée, Valérie se précipite sur l'armoire à pharmacie, y trouve le tube de Lexomil, l'ouvre et déverse la trentaine de comprimés dans le creux de sa main... Pas un gros volume, la mort... Elle les porte en bouche, penche la tête sous le robinet et avale goulûment quatre gorgées.
Elle laisse couler, comme si elle se lavait. Juste pour donner le change... Pour rien en fait, puisque, revenue à la chambre, elle découvre qu'Hugo, exténué, s'est rallongé et endormi. Ils ont tué Dubreuil et il peut dormir!
Elle se couche sur le flanc gauche, son préféré, et éteint la lumière. C'est mieux comme ça. Je suis une source d'emmerdements majeurs pour tout le monde. Je n'oserai plus jamais regarder Mme Dubreuil en face... Et ses gosses! Mon Dieu, ses gosses. Ils me détesteront pour le restant de leurs jours... De toute façon, c'est la logique du système, t'y peux rien : le mal l'emporte... Le mal finit toujours par l'emporter. Il n'y a que les curés pour croire le contraire... Je m'endors... Je vais me reposer... Je suis vannée... J'ai causé assez de calamités comme ça... La terre sera vaincue par le mal, la planète entière finira par exploser... par n'être plus rien... Moi aussi, je ne serai plus rien... Un peu plus tôt, un peu plus tard... Pardon, monsieur Dubreuil... Pardon, madame Dubreuil... Pauvre petit Nicolas... Comment c'est, déjà, le prénom de la petite?... Ce que je m'endors... J'ai l'impression d'être en coton... C'est agréable. Je ne sens plus mon corps... J'avais mal partout... Ah, oui, Noémie... Pauvre petite Noémie... Pardonne-moi, ma puce... Le mal triomphe... Tu veux faire bien, tu fais mal. Personne y peut rien... Hugo sera en colère... Ça va pas être bon pour sa carrière... Même en crevant, je vais apporter le malheur... Je suis la reine des connes, une cata ambulante... Ça va finir... Fin de partie... Beckett... J'avais aimé... Tu meurs, Valérie... Tu meurs... C'est reposant... J'ai tant besoin de repos... Quelle journée!... Moran va se réjouir... Les pourris ont gagné... Logique... Puissants... Tellement... Trop petite... Fin de partie... Peut-être qu'Hugo les fera tous payer...