Vaisseau de béton poli blanc, amarré dans le
quartier Mériadeck - qui passa sous l'ère Chaban-Delmas du statut
de village dédié à la brocante et aux puces à celui de cœur de
ville voulu futuriste -, le nouvel hôtel de police a ouvert trois
mois plus tôt.
Quand furent inaugurés en grande pompe par Nicolas
Sarkozy, le 25 septembre 2003, les 42 000 mètres carrés répartis
sur dix niveaux, 1100 fonctionnaires y avaient pris place depuis
deux semaines, lestés de 12 000 caisses et cartons venus, à bord de
60 camions, du légendaire commissariat central vétuste à
l'équipement obsolète de la rue Castéja.
C'est au sous-sol de ces locaux flambant neufs que
se trouvent les 16 cellules de garde à vue, vitrées et disposées en
cercle autour de la loge d'un surveillant, selon le principe du
panopticon, exposé en 1839 par le
philosophe Jeremy Bentham; le futurisme a d'ancestrales
racines.
Interpellés par la brigade anticriminelle à la
suite d'un vol de carte bleue, quatre Roumains ont été amenés là :
deux hommes, un mineur d'âge incertain et une femme.
Hugo est venu contrôler les mesures prises.
Équipé du badge électronique lui permettant de
montrer patte blanche à quelques-uns des 120 lecteurs assistés de
caméras, en remontant par l'un des ascenseurs judiciaires ocre
orangé - différents de ceux réservés au public -, il croise José
Palacio, ami de lycée puis de fac de droit, devenu capitaine de la
récente « brigade de protection des mineurs et de répression des
atteintes sexuelles » qui regroupe aujourd'hui deux services jadis
distincts : les mœurs et les mineurs.
José Palacio masse sa nuque recouverte d'une
abondante toison aux boucles brunes serrées. Ses yeux clairs se
sont émus.
- Le môme, il me tracasse. Il n'a aucun papier.
Les adultes prétendent ne pas le connaître. C'est le seul qui veut
bien parler un peu français. Il dit s'appeler Virgil Antonescu. Je
ne suis pas sûr qu'il ait quinze ans... Il nous raconte qu'il
arrive en France avec un visa touriste valable trois mois, qu'il
travaille en mendiant, qu'il rentre chez lui ramener l'argent et
qu'il revient avec un nouveau visa de trois mois... On n'a rien
trouvé dans ses poches qui ressemble à ça... Il ferait ce manège
depuis sept ans... Il n'a pas un euro... Quand on demande où il a
son pactole pour la famille restée là-bas, il répond qu'on lui a
volé la veille de son arrestation...
Ils quittent l'ascenseur.
- Tu penses à la prostitution?
- J'en serais pas surpris outre mesure. Je suis
prêt à parier que les deux mecs qu'on a alpagués avec lui sont ses
macs.
- J'ai désigné le docteur Guiton, il est
passé?
- Oui. Il l'a déclaré apte au maintien en garde à
vue.
- Il nous faut un examen d'expert... Il a
sollicité l'assistance d'un avocat?
- Oui. Cantalat s'est entretenu avec lui... Il
partage mon point de vue. Il pense que ce gosse est malmené. Dans
le vol de la carte bleue, il accompagnait les adultes au guichet de
la poste, mais rien ne prouve qu'il soit intervenu
directement.
- Bien sûr, tu n'as pu prévenir ni parents, ni
tuteur, ni représentant...
— Quand tu penses que la Roumanie n'a même pas un
consul à Bordeaux, alors qu'on a des Roumains partout... J'ai
prévenu la DDASS.
- Ils ont envoyé quelqu'un?
- Sont débordés.
- Bien... Je vais appeler le docteur Courrèges.
Elle pourra nous dire si ce môme a été violé ou non.
Robert Puymireau est ennuyé. Très ennuyé.
Depuis plus de trente secondes, il considère le
pied d'onyx de sa lampe. Valérie commence à trouver le temps
long.
Vieux fourbe! Tu hésites à
payer trois chèques ne dépassant pas 1 000 euros, par peur de
ruiner la banque; alors que toi, tu viens d'acheter aux frais de la
maison, soi-disant pour notre service « relations publiques », un
coupé 206 Peugeot qui n'a d'autre utilisatrice que ta propre fille
! Fripouille!
Avec un soupir à fendre le cœur, le poussah sort
de sa méditation, massant l'une l'autre ses mains
grassouillettes.
- Je comprends mal l'attachement qui vous lie à ce
Dubreuil...Vous êtes parents?
- Pas du tout, monsieur. C'est un père de famille
travailleur dont je pense qu'il a été... utilisé dans des...
manœuvres comptables qui l'ont dépassé. Je cherche à corriger... ce
qui me semble être une injustice.
- Vous me faites rire.
Et il rit, lourdement, soulevant des bourrelets
sous sa chemise immaculée.
- Je vous croyais une jeune femme de votre
temps.
- Je ne vois pas le rapport.
- Votre Dubreuil est un imbécile.
- Ne pas citer Moran !
Je dirais... un naïf, monsieur... qui s'est laissé séduire par le
chant des sirènes... Certaines personnes, bien plus intelligentes
que lui et bien mieux nanties, savent exploiter les gens de son
espèce.
- Et vous vous sentez une âme de mère
Teresa...
- Encore une femme qui n'était pas de son temps,
je suppose.
Il rit, l'œil non dépourvu de sympathie.
- Ça se monte à combien, ces chèques de fin de
course?
- 863 euros.
- 863 euros... Et il n'est pas fichu de pouvoir
les régler.
- Ils lui feront défaut pour les besoins du
ménage. J'en sais rien!
Puymireau hoche une tête à la compassion
récréée.
- Grâce à vous, chère Teresa, la banque
Geoffroy-Dornan va pouvoir se flatter d'être une banque
éthique.
L'idée le comble de joie, sa panse tambourine le
bureau, en soubresauts indolents.
- Payez-lui son obole... Dites à Bertrand Ducos de
ne pas les rejeter.
- Merci, monsieur!
Elle a jailli de son fauteuil et se précipite vers
la sortie. Puymireau, souriant, secoue ses bajoues; on le dirait
attendri. Sa place est à la confrérie de
Saint-Vincent-de-Paul, pas dans une banque.
Depuis dix minutes, face au tribunal, Hugo
reproche à un mari « présumé innocent » — bien qu'il ait reconnu
les faits - d'avoir commis des « violences ayant entraîné une
incapacité totale de travail pendant plus de huit jours » sur la
personne de sa femme, qui fut plongée dans le coma, côtes cassées,
rate éclatée, crâne fracturé.
- Il dit ne pas avoir voulu frapper... Il affirme
avoir été victime d'une pulsion... Incontrôlable! Quasi
surnaturelle... Il ne comprend rien à l'homme qu'il était en cet
instant, différent de ce qu'il est au quotidien et dont ses amis
sont venus nous chanter les louanges...
Le téléphone portable vibre dans sa poche de
pantalon, Hugo le sent trembloter sur sa cuisse. Y a que Valérie pour m'appeler à cette
heure-ci!
- Victime ! Il est une victime ! Le bourreau pose
en victime ! Quand est-ce qu'elle réalisera
que je ne travaille pas derrière un bureau? Solange nous a
raconté son martyre... Elle nous a appris qu'il ne s'agissait pas
d'une pulsion imprévisible mais d'un état chronique et permanent
que, depuis plus de trois ans, son mari refusait obstinément de
soigner...
Le combiné à l'oreille, Valérie patiente un
instant. Ah, zut ! la messagerie.
- Coucou, c'est moi ! Je voulais te donner à
partager un moment de mon bonheur, ce sera pour une autre fois. Je
viens de dompter le grand capital qui a plié devant un petit
besogneux aux mains calleuses. Je suis ravie ! Et désolée de
n'avoir pu te faire participer à ma joie qu'en différé, j'aurais
préféré le live. Bisous !
Elle embrasse cinq ou six fois le micro et
raccroche.
- Tu l'as eu?
Les taches de rousseur de Sophie sont illuminées
d'un sourire. Elle aussi s'est réjouie de la capitulation de
Puymireau ; une victoire de la France d'en bas.
- Non. C'était sa messagerie.
Petite mine de la copine déçue.
- Tu lui raconteras ce soir.
- Mm, mm... Je ne sais pas s'il n'avait pas une
audience, cet après-midi... Faudrait que j'écoute un peu mieux ce
qu'il dit.
Sophie ouvre de grands yeux. Valérie les découvre,
et éclate d'un rire contagieux.
En bas, une cliente au guichet lève le nez vers
l'étagère. Ombrageux, Tyranneau de Bergerac tend le cou.
La nuit est tombée.
Anita sert les darnes de saumon grillé; deux
gestes secs : une pour Laurent, une pour elle. Les enfants mangent
leur hachis Parmentier, tout en l'épiant. Elle affiche une
désapprobation criante.
Elle a pas besoin de parler,
j'ai compris. Il soupire.
- Moi aussi, ça m'a fichu en boule quand elle a
refusé de me donner les papiers... Après, j'ai réfléchi. Je la
comprends.
Elle pose rudement la poêle sur la gazinière et se
rassied.
- Ce n'est pas l'histoire de ses comptes
d'apothicaire qui m'agace... Elle est bien mignonne... Exercer des
pressions sur Moran... Facile à dire! Comment?
- En ayant une conversation d'homme à homme.
Qu'est-ce que j'ai à perdre de plus?
- J'ai l'impression qu'elle veut sa peau. Elle n'a
qu'à y aller, elle, au casse-pipes. Elle n'a qu'à venir avec
toi.
- Bah, tu plaisantes... C'est déjà chouette
qu'elle ait fait tous ces calculs.
- Quelles preuves tu vas lui montrer à l'autre
escroc? Du vent ! Il va te rire au nez !
- Pas sûr. J'ai retenu des chiffres, des noms de
clients; je me les suis notés. Il saura qu'ils sont vrais. Ça peut
le faire réfléchir... Et puis quoi, il me flanquera hors de son
bureau, et alors... Je serai pas plus fauché après qu'avant.
- Fais comme tu veux, Laurent, tu as toujours fait
comme tu voulais. Dès le début, je t'avais prévenu que je me
méfiais de ce type. Si tu m'avais écoutée...
Boudeurs, les parents se consacrent à leur
assiette. À un tel point que le père en oublie de maîtriser ses
cheveux indociles. Un temps. Une éternité éphémère... Jusqu'à ce
que s'élève une toute petite voix grêle.
- Je peux en avoir d'autre?
Atterrée, Anita regarde Nicolas, aux lèvres
souillées de purée.
- Combien de fois il faudra te répéter de ne pas
manger si vite? T'es un vrai goinfre !
- Mamaaan... T'en prends pas à Nico, il y est pour
rien.
La mère et le père déconfits dévisagent Noémie
affligée.
Jean-Denis Moran n'a pas usurpé l'épithète qui le
précède, et le suit, dans les cercles qu'il fréquente : le beau
Jean-Denis; le beau Moran; le beau JDM...
Très grand, athlétique, le port altier, le teint
hâlé en toutes saisons, le visage empreint d'une douceur que les
ridules en faisceau du coin extérieur des paupières et la
commissure relevée des lèvres effilées parent d'un perpétuel
sourire, il arbore une épaisse chevelure ondulée d'un blond
nordique dont il jure volontiers l'authenticité. Le Jacques
Dessange du cours Georges Clemenceau, fréquenté assidûment, lui
permet d'entretenir ce mythe auquel il est le seul à croire.
Il s'avoue facilement sexagénaire... En appuyant,
non sans un frôlement espiègle de ses yeux azuréens, la première
syllabe du mot — lequel, sans en avoir l'air, rafraîchit son état
civil d'une décennie.
Vêtu avec cette fausse décontraction ultraraffinée
qui met le négligé apparent au prix de la haute couture, il est
beau, Moran; comme l'est sa secrétaire particulière, Magali Miller,
de trente ans sa cadette, brune sculpturale à l'œil noir et à la
poitrine arrogante sous le chemisier de soie rouge. Ils sont
superbes, pourtant ni l'un ni l'autre n'impressionnent Marie-Claire
Sanchez.
Ce soir, c'est elle qui d'entrée a pris les rênes
de l'assemblée tenue au cœur de la Cité mondiale à la façade
d'acier et de verre - intrépide enclave moderne en cet ensemble
architectural pur XVIIIe des
Chartrons.
L'ambiance est glaciale dans la somptueuse salle
de conférences panoramique de Moran SA aux murs parés, en une
dissémination adroite, de maquettes des plus belles réalisations de
la firme et de trophées, hommages, photographies et témoignages
venus d'associations et clubs sportifs dont le maître des lieux est
sponsor ou président en exercice ou administrateur ou mécène ou
dignitaire à titre honoraire.
Magali Miller, papillonnant parmi les hôtes avec
un entrain trop manifestement forcé, a eu beau servir cafés,
chocolats, gourmandises et alcools rares, rien n'a dégelé
l'atmosphère. Pas même la vision de ses longues jambes,
fastueusement mises en valeur par sa minijupe de cuir blanc - si
courte qu'Édith Rabastens a d'abord cru que c'était un short;
SuzyVincenot lui a assuré que c'était à nouveau « très tendance cet
hiver, Véronique Jeannot en portait une chez Isabelle Giordano
».
Pour réchauffer le climat, Moran est allé jusqu'à
suggérer « d'autres gâteries libertines qui seraient sans nul doute
appréciées de toutes et tous » - sans que les assistants ne sachent
trop s'il était sérieux ou plaisantait.
Inébranlable, faisant bloc derrière mamie Tornada,
la petite troupe des révoltés s'est montrée d'une rigueur
implacable.
- Votre offre de racheter ne serait concevable que
si vous payiez le prix que chacun d'entre nous exigerait, selon son
préjudice personnel.
- Chère madame Sanchez, plusieurs de vos collègues
copropriétaires, que je ne vois pas ici ce soir, ont saisi
l'opportunité...
- Ne faites pas le malin, Moran, leur option a dû
vous rester en travers de la garganette !
Dans le dos de son patron, accoudée au bar
profusément doté, Magali Miller réprime un sourire. Je l'embrasserais, cette vieille!
- Vous ne vous y êtes conformé que parce que
Sud-Ouest avait rendu votre offre publique et qu'ils vous ont à
l'œil. Les quatre ou cinq revendeurs n'avaient aucune peine à
accepter vos conditions; leurs modalités d'achat n'avaient rien à
voir avec les nôtres. Pour nous, mon vieux, faudrait aligner les
pépettes.
Magali Miller éclate de rire. Moran se retourne
pour partager sa joie; l'accentuation prononcée qu'il donne aux
plis de ses lèvres et de ses yeux la pétrifie. Son visage se
plombe.
Tornada glousse.
- Hé, hé ! c'est pas la peine de carboniser cette
malheureuse Magali avec votre sourire de crotale !
Le beau Jean-Denis prend une inspiration qui
redouble son épanouissement. Quel jocrisse!
C'est pas Dieu possible! comment il arrive à faire ça
?
- Chère madame, je vous adore.
- Moi pas, cher monsieur. Inutile d'essayer de
m'enturlututer. Si nous vendions, faudrait voir à nous redonner de
la main à la main ce que vous avez encaissé au black.
Le sourcil du profil de médaille s'est
haussé.
- Je ne vois pas de quoi vous parlez.
La réflexion soulève un brouhaha hostile. Moran
boit une gorgée d'Hennessy Private Reserve, avant de
persévérer.
- Et, quand bien même je souhaiterais vous être
agréable, mon vœu le plus cher...
— N'en faites pas trop, joli cœur !
— ... la trésorerie de la société, qui se réduit à
quelques milliers d'euros, ne me permettrait pas de vous
satisfaire, chère amie... Du moins, par ce moyen-là.
- Non, mais, regardez-le ! Il a vraiment une tête
de maquereau, hein !
On frise l'esclandre; Moran choisit d'éclater de
rire.
Magali Miller s'est engloutie dans un abîme de
mélancolie. Comme tu dis vrai, ma pauvre
mamie, si tu savais...
Les ergotages, en petits comités, relatifs à la
pertinence passée des dissimulations fiscales traînent en longueur.
Jubilant, Moran persiste à les nier; alors que deux copropriétaires
- M. Favreau et Mlle Rio -, effarouchés et fort irrités, affirment
découvrir à l'instant leur existence, proclamée sans vergogne par
les plus scandalisés des contrevenants.
La révélation a inoculé le virus de la division -
au grand bonheur du beau JDM.
Impatienté, Pierre Vincenot, poussé par Suzy,
tranche le différend.
- Inutile de nous étriper! Ce qui est fait est
fait... Il y a au moins un point sur lequel nous sommes tous
d'accord : ceux et celles ici présents n'ont aucune envie de
revendre. Ils tiennent à l'EldoGaronne. Ce site nous plaît; nous
l'avons choisi. Alors, monsieur Moran, la loi vous astreint à le
rendre habitable... Quand achevez-vous les travaux mettant
l'immeuble en conformité?
- Dès que vous enlevez vos banderoles.
- Mon cul !
- Calme-toi, Marie-Claire.
- Mais il dit n'importe quoi !
- Supposons! Si nous enlevions nos ban...
- Ah, non ! Lui d'abord !
Et la controverse repart de plus belle.
Bien sûr, on en vient à évoquer une suite
judiciaire, sur laquelle, ici aussi, les opinions divergent; Magali
Miller, sincèrement chagrinée par la tournure des événements,
suggère de bien relire les actes de vente.
- Il est trop retors pour
vous. La plupart d'entre vous ont acheté en déclarant finir
eux-mêmes les travaux...
- C'était une astuce fiscale ! Quoi qu'il en dise,
il le sait !
Magali secoue la tête.
- Idiot! Il t'a floué. Tu ne
peux pas le dénoncer, tu es son complice. Monsieur Lambert,
l'acte que vous avez signé chez le notaire fait foi... Or, cet acte
se réfère à un appartement livré « non achevé »... Un tribunal ne
pourra juger que sur cette réalité-là, pas sur vos
prétentions.
Moran est hilare. Il envenime à plaisir les
plaies.
- Naturellement, il en va très différemment en ce
qui vous concerne, monsieur Favreau, madame Merluret et
mademoiselle Rio...
Stupeur collective.
- ... J'ai changé de chauffagiste, peintre et
électricien, puisque leurs prédécesseurs ne vous ont pas donné
satisfaction. Les nouveaux sous-traitants vous téléphoneront demain
soir. Vous serez chez vous?
Les intéressés opinent... Timidement, sous la
pression des regards
- Ils prendront rendez-vous pour régler vos petits
problèmes...
- Pourquoi eux et pas nous?
- Eux ont acheté « prêt à habiter ». Ils ont payé
la totalité.
- Mais nous aussi !
Le décret, summum de la mauvaise foi, soulève un
tollé. On frise la rixe. Juste avant minuit, mamie Tornada décide
de lever le camp; elle va consulter son avocat.
Malgré la courtoisie inégalable - odieuse ! — de
l'amphitryon, qui se dit « bon prince et prêt à remédier, dans des
délais raisonnables, aux malfaçons dont je ne suis pas l'auteur »,
ses « chers invités » le quittent, très fâchés - et amplement
désynchronisés - sans que la moindre ébauche de planning des
travaux n'ait vu le jour.
En allant vers l'ascenseur, Benoît Mandonnier — le
boucher du marché de gros — lance une manière de défi au souriant
promoteur qui, demeuré sur le seuil de ses bureaux, a eu le culot
de se prétendre navré et de leur souhaiter « une nuit paisible
».
- T'inquiète pas, Moran, la banque Geoffroy-Dornan
s'intéresse à ton cas ! T'es peut-être puissant mais elle aussi !
Et j'en connais une qui va pas te lâcher les couilles !
Édith Rabastens pousse le brailleur dans la
cabine.
— C'est inutile de vous mettre dans ces états,
Benoît.
- Ah non, mais il me fait sortir de mes gonds, cet
enculé !
Moran réintègre son repaire où Magali Miller
l'attend, pourvue de la bouteille d'Hennessy et de deux
ballons.
- Je t'en sers?
Enjôleur, il lui passe une main sur la
nuque.
- Tu es gentille, je veux bien... Quels sombres
connards! Qu'est-ce qu'il a voulu dire, l'autre maquignon, à propos
de Geoffroy-Dornan ?
- Je ne sais pas. Qu'ils sont
en cheville avec une nana qui rêve de t'arracher les
couilles. Une menace en l'air. Une de
plus.
Il reste songeur, la mine amusée. Faut que je creuse la question. Elle lève son
verre. Ils trinquent.
- Tu as les yeux qui brillent, ma chatte.
Je bande.
- Ils m'ont rendue nerveuse.
- J'aime quand tu es nerveuse.
Il glisse ses doigts manucurés sous la jupette de
cuir. Magali se cambre et le lorgne. J'espère
qu'ils vont te crever.