Ils avaient prévu qu'Hugo passerait par Beau Site
en rentrant du travail; il trouve Valérie dans un état de nervosité
inhabituel. Quand il fait remarquer qu'elle n'a pas l'air dans son
assiette, elle répond que tout va bien, qu'elle est juste un peu en
retard, qu'elle aimerait prendre une douche avant d'aller au
restaurant s'il l'invite.
Il propose une douche à deux. Elle le rembarre. Il
se fait câlin, insiste un peu... Elle le repousse. Finalement, elle
n'a plus envie de douche du tout.
- Qu'est-ce qui t'arrive? T'as l'air complètement
speedée.
- Non. Je t'assure, aucun problème. Je te sers un
apéritif ou on le prendra au resto ?
- L'un n'empêche pas l'autre.
— Il refuse jamais! Il
boit trop ! Je les attire, c'est une malédiction,
j'y comprends rien !... Tu as eu
une bonne journée?
- Merveilleuse. J'ai requis le maximum contre un
couple de pervers qui, sous couvert de desseins pédagogiques, a
persuadé le gamin du mari, qui avait treize ans, de coucher avec sa
belle-mère qui en avait trente-quatre...
- Ils n'ont pas dû avoir à insister beaucoup, si
tu veux mon avis.
- Ce n'est pas ce qu'il dit aujourd'hui... Sa
dépendance affective est devenue totale, elle s'est prolongée
au-delà de sa majorité. Il n'a toujours pas pu construire une vraie
vie avec une autre partenaire.
- Et ça va lui rapporter quoi d'envoyer son père
et sa belle-mère en prison ? J'exagère.
Hugo marque un peu de surprise. Elle joue la
provoc! Valérie lui tend son Chivas coutumier, sans même s'être
enquise de son choix d'un autre alcool. Il prend le verre.
- T'essaies de m'ôter mon gagne-pain?
- Cynique!
- Chercherais-tu à révolutionner nos mœurs, ma
douce?
- Étant donné l'accroissement constant des cas
révélés, je me pose la question : est-ce que, sur ce plan, nos lois
sont bien en adéquation avec la nature humaine?
- Tu crois que tous les parents rêvent d'exercer
une atteinte sexuelle sur leurs enfants?
- Que ce soit le cas ou non, est-ce que la prison
peut changer quelque chose à ce comportement?
- N'as-tu jamais entendu parler de « l'exemplarité
de la peine »?
- Je te parle sérieusement!
- Mais, moi aussi !
- Tu y crois? La récidive, tu connais?
Il rit, le verre aux lèvres.
- Merci, oui, j'ai une ou deux notions concernant
la question.
- Ton couple, il assume ou il nie?
- La femme affirme avoir subi des pressions
psychologiques du mari qui, lui, dit avoir mal assimilé des idées
soixante-huitardes.
- Ce qui m'épate, c'est que, dans ces procès de
pédophiles, ils se déballonnent tous à la barre. Il n'y en a pas un
qui revendique haut et fort les convictions qui l'ont animé lors de
l'accomplissement des actes. Car je suppose qu'ils n'avaient pas
tous la tête vide et que certains faisaient des choix raisonnés.
Pourquoi n'en soutiennent-ils pas la validité devant le
tribunal?
- Pour réduire la peine. Ils pensent mieux s'en
tirer, s'ils jouent profil bas. Et ils ont raison.
- Pas d'accord! Ce serait utile d'entendre
l'énoncé de leurs pensées jugées déviantes... Le rôle des parents
est d'éduquer leurs enfants. Pourquoi cette éducation doit-elle
s'interdire de franchir le seuil de l'intimité sexuelle?
- Justement parce que c'est l'intimité des
intimités et que la société doit préserver cette sphère
ultra-privée de la personne.
- Mais, puisque l'éducation bâtit la personne,
pourquoi cet immense pan culturel doit-il échapper à la formation
et à l'expérimentation?
- Sa formation et son expérimentation, chacun les
fait sur le tas !
- J'adore l'expression! Charmante!
Ils rient.
- Valou, chacun se découvre en même temps qu'il
découvre l'autre.
- Une pratique qui associe les inexpériences. Tu
la trouves sublime?
- Pourquoi elle me
cherche? Elle n'est ni sublime ni méprisable, elle est...
elle est inscrite dans notre tradition sociale.
- Moi, j'estime que cette façon de procéder érige
l'inexpérience en mode de transmission de l'incompétence. Si on
affirme que cette méthode a fait ses preuves, pour quelle raison ne
pas l'appliquer à tous types de formation? Chacun découvrirait, au
petit bonheur la chance, sans maître et sans guide : les sciences,
les arts, les métiers...
- Mais qu'est-ce qui t'arrive? Tu es une vraie
boule de nerfs ! Tu cherches une tête de Turc ?
- Pas du tout! Si! Quand nous nous voyons, toi et
moi, nous ne sommes pas obligés de foncer directement au lit; nous
pouvons aussi avoir des conversations sur des sujets qui nous
intéressent. Tu ne crois pas?
- Elle a bouffé du
lion! Je te ferai remarquer qu'il n'était pas question
d'aller au lit mais au restaurant... Si, à bientôt trente ans, tu
n'as toujours pas admis le tabou de l'inceste...
- À l'origine, je le comprends, le tabou! La
contraception était inexistante, il était inconcevable que le fils
puisse faire un enfant à sa mère ou le père à sa fille, pour de
multiples raisons tenant moins à la morale qu'à la protection du
patrimoine successoral et à la phobie du fruit supposé malsain de
la consanguinité... Mais, aujourd'hui, avoue que la question ne se
pose plus en ces termes. La contraception et l'IVG éliminent le
risque, et les éleveurs de chevaux ont prouvé que la consanguinité
pouvait créer des cracks.
Hugo a les yeux ronds.
- Tu sais que tu m'inquiètes, là.
Valérie s'assied en tailleur sur un vaste
pouf.
- Est-ce que ce serait si idiot que ça, une
expérimentation sexuelle de qualité - j'écarte toute barbarie, tous
sévices - appliquée en famille?
- Tu plaisantes !
- Non, pourquoi?
- Elle est folle!
Il rit et boit.
- Pourquoi, je suis folle?
- Et elle demande pourquoi !
- Je ne dis pas que je pratiquerais avec mes
gosses, si j'en avais, je pose juste la question... Ça mérite un
débat, non?... Sincèrement, en quoi des parents qui initieraient
avec amour leur adolescent ou leur adolescente aux galipettes
sexuelles, seraient-ils plus coupables que ceux qui tyrannisent les
leurs pour essayer d'en faire, contre leur gré, des sportifs de
haut niveau, des pianistes virtuoses ou des danseuses étoiles?
N'est-ce pas la société qui, par son regard et uniquement par son
regard, crée la faute?
- Tu penses vraiment ce que tu dis?
- Oh oui. Pourquoi je me suis
embarquée dans cette démonstration? Je sais bien que mon
idée peut choquer...
- Tu crois?
- N'empêche que ce serait quand même formidable,
non, si un amour total scellait le couple à ses enfants?
- Attends! Les parents ne sont déjà pas tous à la
hauteur pour les tâches courantes, conçois ce que ça donnerait dans
un domaine si particulier.
- Particulier, parce qu'on l'a fait ainsi!
- Mais les contraintes, les intimidations, les
violences...
- Hugo ! Je t'ai dit d'entrée que je les
éliminais! Elles devraient être condamnées comme dans tous les
autres types de relations humaines. Les contraintes, les
intimidations, les violences peuvent s'appliquer sur chacun des
actes de notre vie, et je sais de quoi je
parle, en ce moment. Heureusement, elles ne s'exercent que
rarement, puisque la plupart des parents ne sont pas des violents
et la plupart des gens entretiennent des rapports courtois... Je te
le répète : je les exclus totalement de la relation parents-enfants
dont je parle; je ne conçois celle-ci que basée sur l'amour le plus
pur, le plus parfait, le plus entier. Pourquoi cet amour doit-il
être « entaché » par la sexualité? Tu ne vois pas là une espèce de
réminiscence de religiosité archaïque? D'ailleurs, à ce propos,
s'il n'y avait au Paradis terrestre qu'Adam et Ève, avec qui leurs
enfants ont-ils eu des enfants?
Hugo est sidéré.
- Je n'arrive pas à savoir si tu es
sincère...
Elle rit.
- Je te jure que si !
- Tu prends un autre visage, pour moi...
- Je te fais peur?
Il hésite.
- Oui. Un petit peu...
Et toi qui es athée, tirer argument d'Adam et Ève, tu pousses
!
- Réfléchis, Hugo... Cette histoire est une
question de regard. Il y a un siècle, notre relation libre, à toi
et à moi, aurait été très mal jugée... Je serais passée pour une
fille de mauvaise vie. Qu'est-ce qui a changé, si ce n'est le
regard de la société? En 1903, j'aurais été une pute; en 2003, je
suis une femme moderne. C'est le jugement social qui s'est modifié,
ce n'est pas l'acte. Et je me sens bien dans ma tête; à ce sujet en
tout cas. C'est la vision sociale qui engendre le traumatisme par
le secret qu'elle génère et la culpabilisation qui en résulte... Il
faut, peut-être, se poser des questions à ce sujet. Tu ne crois
pas?
- La liberté dont tu parles déboucherait sur les
pires excès, l'accorder aux parents ouvrirait la boîte de Pandore.
Si eux avaient le droit de vivre une sexualité avec leurs enfants,
sous motif d'éducation, pourquoi les autres adultes côtoyant les
mêmes enfants ne réclameraient-ils pas des droits identiques? Les
grands-parents, les amis, les enseignants, tous ces intervenants
ont un pouvoir d'éducation, plus ou moins bien assuré...
- Non, il conviendrait de limiter cette
prérogative aux seuls parents.
- Pour quelle raison? Pas une raison de
compétence, en tout cas. Une éducatrice ou un éducateur
professionnels peuvent se montrer plus capables qu'un papa ou une
maman pas forcément aptes. Dans ta théorie, pourquoi les exclure de
ce secteur d'activité?
- Je ne te parle pas de « secteur d'activité », je
te parle d'amour ! La sphère d'initiation se limiterait à la mère
et au père.
- Et s'ils sont incompétents? Ils prendront des
cours du soir?
- Pourquoi pas?!
Ils éclatent de rire.
- Ton système me paraît reposer davantage sur le
fantasme que sur la pédagogie. Je n'ai rien contre les fantasmes,
je serais même plutôt pour, mais celui-là rêve d'abattre un
interdit fondateur de l'ensemble des sociétés civilisées.
Il boit. Elle opine.
- Je me suis toujours fixé des objectifs
ambitieux.
Il sourit.
- J'ai l'impression que tu as été amoureuse de ton
père.
- Là, sans hésiter, je réponds oui... Il était
charmant, tu sais... Il a de beaux restes, tu as pu voir.
- Il a abusé de toi?
- Lui? Oh, non!
Elle rit.
- Il ne me voyait pas... Et puis, regarde le
jugement que tu portes : « Abusé »... Le mot ne cadre pas avec mon
concept révolutionnaire, basé sur l'amour le plus pur, le plus
parfait, le plus entier.
— Il n'aurait pas eu à te forcer?
— ... À une certaine époque, non. Quand j'étais en
cinquième ou peut-être en quatrième, je ne sais plus. Je
t'épouvante ?
— ... C'est pour ça que tu le fuis,
aujourd'hui?
— Hm, va savoir... Je n'ai pas fait d'analyse...
Tu le sais comme moi, il existe une abondante littérature des
amours interdites et, en gros, en la lisant, on s'aperçoit que ce
sont éternellement les mêmes qui formulent les interdits sexuels :
les dieux et les vieux cons... Ce qui est identique, puisque ce
sont les vieux cons qui font parler les dieux... Tu as remarqué
comme Dieu est discret? Pas un mot. Pourtant, ce ne sont pas les
moyens de communication qui manquent.
Le téléphone sonne. Hugo rit.
- C'est lui!
Amusée, Valérie se lève.
- Je vais essayer de faire bref, je n'ai pas
l'éternité devant moi.
Elle se hâte vers le bureau, à gauche, dans le
court couloir qui conduit à sa chambre. Hugo se verse un second
Chivas. Elle me cloue. Si elle compte éduquer
ses enfants de la sorte, j'ai du poivre à me faire. Je vois la tête
de maman, si un jour elle leur sort ça! Papa rigolerait, mais
maman, elle serait scandalisée... Karine, je sais pas... Faudra que
je lui demande, à Karine, si elle a été amoureuse de
papa.
L'interlocuteur a une voix enrouée, peu audible.
L'élocution est celle d'un homme épuisé.
- Je suis Rouben Karakarian, vous m'avez laissé un
message sur mon répondeur, j'y ai lu votre numéro... Je vous
rappelle sur le fixe, c'est moins cher; je n'ai plus de
portable...
- Aucun problème, monsieur Karakarian, je vous
remercie de prendre contact.
- Effectivement, comme vous le disiez sur le
message, ma société a été mise en liquidation... à la suite des
agissements d'un professionnel de l'immobilier indélicat. J'ai bien
aimé la formule... Je suppose que le salaud dont vous voulez parler
est Jean-Denis Moran...
- Vous supposez juste.
- Je peux vous recevoir quand vous voulez... J'ai
désormais tout mon temps... Enfin, si on peut dire.
- Ça tombe bien, parce qu'il devient urgent pour
moi de trouver une solution.
- Je serai ravi de vous y aider, dans la mesure de
mes modestes moyens... Mais je ne connais qu'une solution... le
crever.
- Puis-je vous voir demain matin à la première
heure?
- 8 heures, ça vous va?
- Parfait.
Quand Valérie revient au salon, Hugo
s'étonne.
- Tu reçois des appels professionnels chez
toi?
- Euh... Oui... Ça arrive. Je vais me
préparer.
Elle part déjà vers la salle de bains... Il
insiste.
- Tu disais qu'il devient urgent, pour toi, de
trouver une solution?
Elle se bloque sur place. Il
m'espionne!!!
- Quel est le problème qui exige un rendez-vous à
la première heure?
- Tu surveilles mes conversations ? !
- Je ne surveille pas, mais je ne suis pas
sourd... J'ai un instinct pour ça, déformation professionnelle. Je
suis sûr que ce coup de fil a un rapport avec le canard boiteux que
tu veux sauver de la liquidation et son promoteur véreux qui peut
te faire beaucoup de mal... Je me trompe?
- Hugo! Hugo! Hugo! Dans quel
camp es-tu? Moins tu en sauras, moins tu seras
éventuellement compromis... Cette sécurité est faite pour te
rassurer, non?
Il s'est levé, s'approche et la prend par les
épaules... Dans quel guêpier est-elle allée se
fourrer? Yeux gris et yeux verts se jaugent.
- J'ai peur que tu sois en train de faire une
grosse bêtise, Valérie.
Je le crois aussi... Il est
bien tard pour changer la donne.
- J'aimerais que tu me parles.
— Faut peut-être qu'au moins
une fois dans ma vie, je fasse confiance à quelqu'un d'autre qu'à
moi... Je préfère pas. Je te l'ai déjà dit, je ne veux pas
déclencher une procédure qui me cassera en mille morceaux. Je
m'entoure de blindages, je complète mon dossier. Quand il sera
bouclé, je courrai moins de risques... Je t'informerai.
Il sourit tristement.
- Tu m'inquiètes, Valou... Tu me parais aussi
téméraire dans tes démarches policières que dans tes... réflexions
éducatives.
Elle rit, lui écrase un baiser sur la joue et part
vers la chambre.
- Je vais me changer !
Tu as raison; il convient que
tu changes... d'urgence.