L'invitation du procureur de la République à
passer le voir le plus tôt possible, emploi du temps permettant, a
surpris Hugo. Et ce que son supérieur hiérarchique a à lui dire le
rend songeur.
Dès sa nomination, trois ans plus tôt, Daniel
Fuentès, quinquagénaire dynamique s'évertuant à jouer la carte
jeune, a exigé que ses adjoints et adjointes l'appellent par son
prénom, et il a déclaré d'emblée placer leurs rapports
professionnels « sous le signe de la transparence et de la franche
cordialité ».
Or, pour l'heure, Hugo a la sensation désagréable
que la franchise s'est momentanément exilée.
Daniel Fuentès n'a pourtant pas tergiversé.
- Je souhaitais vous voir à propos de l'affaire
sur laquelle enquête Siméon Bensoussan. Gautier Bideault s'en
charge.
- Je suis au courant.
- Il me paraît impératif que vous vous mainteniez
à l'écart. Votre visite à la financière n'était pas la
bienvenue.
- Qui vous l'a rapportée? Bensoussan?
- Ce n'est pas son genre. Nous sommes une grande
famille, tout se sait dans notre maison... Il se pourrait que la
banque Geoffroy-Dornan soit la plaque tournante d'un trafic de
devises en bordelais. Des fonds quitteraient le territoire et
transiteraient par Madrid pour aller à Genève.
Hugo rit.
- La Burdigala Connection! Ce n'est pas sérieux.
Tous les éléments dont dispose Bensoussan sont des faux.
Fuentès marque un grand étonnement.
- Comment ça?
- Je ne sais pas de quand datent vos nouvelles,
Daniel, mais elles ne sont pas fraîches. Les pièces d'or, les bons
anonymes, tout est bidon.
Le procureur accuse le coup, incrédule et froissé
d'être pris à contre-pied.
- C'est pas vrai!
- Bensoussan fait expertiser les lettres de
mission que Puymireau nie avoir délivrées. Je présume qu'elles sont
aussi fausses que le reste.
- Qui s'amuse à ça?
- Je ne suis pas devin... Peut-être que ce sont
les mêmes qui vous ont charitablement avisé des liens privés que
j'entretiens avec un cadre de la BGD. Vous me convoquez à ce sujet,
non?
- Il est homo?! Un
cadre euh...
- Féminin, je précise.
- Ah! Effectivement, il s'agit de cela... Où en
êtes-vous avec cette personne? Mlle euh... Labarthe?
- Lataste.
- Ah oui, Lataste. Je confondais deux noms bien de
chez nous. C'est du sérieux?
- Ça le devient.
- Vous connaissez les rapports que j'entretiens
avec mes collaborateurs. Je tiens à vous mettre en garde. Il se
pourrait que Mlle Lataste soit fortement compromise.
- J'en serais stupéfait.
- Croyez-moi, Hugo... Vous savez qu'en étant trop
proche, on a une vue très parcellaire... Écartez-vous un peu...
Voyez les choses sous un autre angle.
- Vous êtes un père pour moi. Incroyable!
Le résolument jeune Daniel Fuentès éclate d'un
rire sonnant.
- J'adore votre humour... Dépourvu d'originalité! N'oubliez pas que, dans sa
vie privée, le magistrat doit se comporter en citoyen modèle. Vous
êtes un modèle. Il serait néfaste pour la profession et nuisible à
votre carrière que votre nom soit mêlé à un scandale régional...
Prenez vos distances.
Hugo en reste pantois.
Dès 17 heures, à la banque Geoffroy-Dornan, tous
attendent l'apparition de Richard Ridouet, censé venir chercher son
accord de crédit et apporter le solde de 400 pièces d'or offertes
en garantie. Après tout, peut-être l'escroc va-t-il pousser
l'amateurisme jusqu'à se présenter au rendez-vous prévu.
Dix minutes auparavant, deux lieutenants sont
arrivés pour relever Géranium, qui avait fini par sympathiser avec
tout l'étage amusé de la voir se gorger de boissons et sucreries
venues du distributeur installé près des toilettes. La factionnaire
n'avait pas eu grand travail, si ce n'est l'accrochage avec Joël
Ardinaud et, en milieu d'après-midi, le coup de fil d'un anonyme
cherchant à joindre Valérie Lataste; l'homme avait raccroché dès
qu'elle lui avait dit « veuillez décliner votre identité ». La
formulation très administrative avait alerté Hugo qui, ayant à
peine raccroché, s'était reproché ce réflexe de coupable.
Après en avoir dûment référé à l'autorité,
quelques minutes plus tard Géranium était à même de mettre un nom
et une adresse sur l'appelant, « déjà répertorié parmi les proches
de la suspecte ». Et Hugo se doute qu'il en est ainsi. Sa
maladresse le fait enrager. Baume sur ses plaies : il impute
l'entière responsabilité de l'incident au comportement détestable
de Valérie ce midi.
À vrai dire, pour l'heure, vu l'état d'avancement
des investigations, à la BGD, policiers, personnel, gradés ou
cadres, chacun est convaincu que l'apprenti arnaqueur, dont la
stratégie soulève bien des interrogations, a filé à
l'anglaise.
En est-il de même de Valérie Lataste? Les avis
sont partagés.
Étant donné qu'en période de crise il est
préférable de positiver ce qui peut l'être, Michel Rey se déclare
satisfait de la réaction modérée de la presse locale qui n'a pas
envoyé de journalistes, et se félicite de ses interventions à ce
propos. Jusqu'à présent seule France Bleu Gironde a relaté la
perquisition sans citer les noms, évoquant simplement : « une
succursale bancaire; un cadre supérieur interpellé; une possible
tentative d'escroquerie ». Quant à la presse audiovisuelle
nationale, elle n'en a pas dit un mot.
Au fond, le directeur adjoint est un peu vexé de
ce silence parisien dans lequel il ne peut s'empêcher de voir une
forme de mépris pour la province. Lui, comme Alexis Barrois et
Bertrand Ducos, établis en triumvirat assurant l'intérim de Robert
Puymireau « momentanément empêché » - euphémisme utilisé pour
annuler ses rendez-vous de la journée -, ont vilipendé ce
jacobinisme de l'information.
L'heure passant et la défaillance de Richard
Ridouet s'affirmant, les cogitations simplistes vont bon train au
sein de la vénérable maison.
La presse ayant été pratiquement muette, il
devient pour beaucoup évident que le malfaisant n'a pu être averti
du danger à poursuivre son entreprise que par un espion sur place.
La complicité de Valérie Lataste, volatilisée depuis qu'elle a été
alertée fortuitement par Sophie Cazenave lors de son coup de
téléphone du matin, apparaît hélas de plus en plus envisageable à
un nombre croissant de ceux et celles qui la côtoient journellement
et se disent atterrés par une telle éventualité.
Très chaud disciple de ce credo, Marc Léglise,
Éole aux glandes sébacées capillaires hypersécrétrices depuis la
perquisition, souffle un vent nauséabond sur les braises rongeant
la réputation de sa bête noire. Selon lui, il est probable que Joël
Ardinaud ne soit venu ici, sous un prétexte fallacieux, qu'avec
mission d'informer sa copine restée dehors de l'ambiance régnant
sur le lieu de son forfait. Car il y a bien délit ! Si la tentative
de se faire attribuer un crédit indu a échoué, le piratage de
comptes d'entreprises a réussi! En effet, Fabien Verdet a fini par
abdiquer. L'ingénieur informaticien s'est privé de déjeuner pour
plancher près de dix heures sur le problème. Insoluble. Cette
calamité-là, Léglise la met également sur le dos de la
misérable.
Sophie Cazenave, scandalisée par la croissance
exponentielle de la suspicion, reste persuadée de l'innocence de
son amie, qu'elle tient pour honnête. À ses détracteurs ralliés à
Tyranneau de Bergerac, ainsi bien qu'aux indécis, elle oppose une
évidence, selon elle incontestable.
- Valérie est une fille intelligente ! Si elle
décidait un jour de monter une escroquerie, ce ne serait pas un
plan foireux comme celui de ce gugusse !
Ils sont une dizaine de loyaux irréductibles à
partager cette certitude.
Néanmoins, Alexis Barrois n'est pas convaincu
qu'il s'agit là d'un « plan foireux de gugusse ». Compte tenu des
deux angles d'attaque - escroquerie tournant court et piratage mené
à bien -, un véritable complot contre la BGD lui paraît
parfaitement envisageable. Bertrand Ducos approuve.
- Geoffroy-Dornan est l'une des rares banques
privées n'appartenant à aucun groupe. Elle n'est pas cotée en
Bourse. Il est donc impossible de s'en emparer par OPA. La
discréditer aux yeux du public peut servir des intérêts
hostiles.
Michel Rey affiche son scepticisme.
- Je ne crois pas Mlle Lataste déloyale.
Barrois ricane.
- Je doute qu'il existe une loyauté qui ne puisse
se négocier.
- La tienne, Alexis ! La tienne !
La troïka s'esclaffe. Sa bonne humeur ne durera
guère.
Plusieurs appels téléphoniques suivent, porteurs
de morosité...
Celui de Martin Legrand, rédacteur en chef de
Sud-Ouest qui, avant que ne soit bouclé
l'article à paraître demain, veut savoir si « l'escroc est venu
chercher son pactole ». Rey angoisse.
- Cher ami, vous me sembliez d'accord
pour...
- N'ayez crainte, nous présumerons tout le monde
innocent ! Il s'est dégonflé, votre Arsène Lupin? Vous économisez
une jolie somme ! Je vous garantis que vous ne ferez pas la une.
Mes amitiés à Robert Puymireau.
Peu après, la voix de Thomas Baudin est tout aussi
stressante.
Le P-DG s'irrite d'apprendre que l'avocat
pénaliste recommandé par maître Chambon n'ait pu obtenir la
libération du directeur régional.
- Quelques heures de garde à vue, je veux bien,
mais on ne va tout de même pas le laisser passer une nuit avec les
putes et les junkies! Qu'il se remue, votre avocat! C'est une
pointure?
- Marin Désarnaud. Un des meilleurs pénalistes de
Bordeaux, selon Chambon.
- Il n'a pas pu dégoter un Parisien?
— Et allez! Nous
voulions éviter la médiatisation.
- Vous aurez du mal, dans votre landerneau!
Il t'emmerde, mon
landerneau!
- Au cas où il serait fait allusion à votre
affaire au 20 heures...
Mon affaire, c'est aussi la
tienne, tête de veau!
- ... j'ai avisé Émilienne de Saint-Astier; elle
est extrêmement remontée. Vous êtes parvenu à remettre à jour les
comptes piratés?
- Heu... non, pas encore. On y travaille.
Elle va pouvoir
s'offrir une attaque,
Émilienne.
- Que Verdet s'accroche toute la nuit s'il le
faut, hein!
- C'est son intention. Il est
déjà rentré chez lui, Verdet!
Dix minutes plus tard, prévenu par le commissaire
Bensoussan de la mauvaise volonté flagrante de Valérie Lataste à se
présenter en qualité de témoin « susceptible de fournir des
renseignements sur les faits mettant en cause la banque
Geoffroy-Dornan, ainsi que sur les objets et documents saisis », le
procureur adjoint Gautier Bideault donne instruction de la «
contraindre à comparaître par la force publique ».
À la même heure, les lieutenants Yvette Chevillon
et Gaétan Berthier débarquent résidence Les Amures à
Lormont-Génicart. Originalité du lieu : les trois tours presque
carrées des années 70 sont décorées sur leur face sud de mosaïques
simulant vergues et haubans.
Joël Ardinaud loge au quatorzième étage du
bâtiment C où l'on va et vient à sa guise, le digicode ayant été
vandalisé quelques jours après sa pose, et le réparateur, passé
près d'une dizaine de fois, ayant fini par déclarer forfait, tout
comme le syndic. On accède au trois pièces de Joël, au milieu du
couloir, par l'ascenseur de gauche; celui de droite dessert les
étages impairs. En fait, on utilise l'un et l'autre, au gré des
pannes, aussi fréquentes que les passages d'huissiers. Il arrive
même que les premières soient parfaitement coordonnées avec les
seconds, s'il s'agit de déménager un locataire défaillant des
paliers élevés.
Revenu harassé de son baroud à la BGD où il a
découvert que sa bien-aimée, à laquelle il venait parler d'amour,
l'avait lâché au profit d'un magistrat et non pas d'un peintre
assassiné, Joël s'est effondré sur le lit perpétuellement
saccagé.
Il y a cuvé sa Pelforth le restant de
l'après-midi. À peine a-t-il entendu les policiers sonner : un
ding dong étouffé par la masse de coton
qui envahit son crâne.
Ils n'ont pas tergiversé. La fille, longue et
osseuse, l'a attaqué d'une voix piaillarde qui a détruit son
reliquat d'audition.
- Qu'êtes-vous allé faire à la BGD? Quelle
relation entretenez-vous avec Mlle Lataste?
- Elle a une dentition de
jument. Pas la pein' d'hurler! J'l'ai dit à votre collègu'
sur place, ch'suis le... l'fiancé d'Valérie. Ne rien dire du meurtre du peintre; trop
d'emmerdes. On est un peu en froid en ce moment, j'essayais
d'recoller les morceaux.
- En la harcelant?
- Putain! Mais qu'est-ce qu'vous avez tous avec
ça? J'la harcèl' pas ! J'l'aime ! Vous avez jamais été amoureus',
vous?
- Elle s'échappe pour vous fuir...
- Premièr' nouvell'!
Le flic a grognassé d'une voix un peu
voilée.
- Elle est introuvable.
- Vous avez une idée de l'endroit où elle se cache
de vous?
- Y a pas photo: chez son
père, le grand amour frustré de sa vie! Ils s'en foutent pas mal de
mes amours, ce qu'ils veulent, c'est mettre la main sur
elle... Non... J'ai beau chercher... j'vois pas.
Elle a ricané.
- Il ment. Vous nous
permettez de jeter un coup d'œil dans l'appart' ?
- Oh, alors là, vous gênez pas! Si vous voulez
fair' le ménag', allez-y.
Le couple a vite fait de vérifier que dans la
chambre, le bureau, la salle de bains, les toilettes, la cuisine,
le cellier et le séjour règnent désordre, poussière, crasse et
relents nauséabonds.
Gaétan Berthier tord le nez.
- Ça fait des mois qu'y a pas eu une nana
ici.
Yvette Chevillon lève les sourcils.
- Bonjour le machisme !
Ils échangent un regard appuyé : la cause est
entendue, rien ne permet d'envisager un lien de complicité entre
celle qu'ils cherchent et son ex, un mec largué à la dérive, bien
incapable de mettre en œuvre ou même d'actionner les mécanismes
complexes manœuvrés dans l'affaire BGD.
- Vous avez un ordinateur? Je n'en ai pas vu dans
le bureau.
- Non. C'était Valérie, les ordinateurs et le
bureau... Moi, c'est pas mon truc.
Yvette Chevillon glousse en ouvrant la porte
palière.
- C'est bien ce que nous pensions.
Il est tout juste 18 heures quand Anita et les
enfants regagnent leur logis. Il est pas là!
Il est pas là! Il est pas là!!! Malgré l'impossibilité de
joindre Laurent durant toute la journée, elle espérait que, par une
espèce de miracle, il serait là à son retour. Elle l'aurait
retrouvé très étonné de la voir si énervée : il avait eu envie de
faire un break, de s'oxygéner, il était allé à la plage. Elle
aurait crié, larmoyé, protesté. Il aurait promis de ne plus
recommencer. Ils se seraient embrassés, elle aurait fini par en
rire...
Rien. Personne. Le cauchemar empire avec la nuit
déjà noire. Faut que j'appelle la police...
Ils vont se foutre de moi, une fois de plus.
- Qu'est-ce que t'as, maman?
- Rien, rien... Tout va bien. Jusqu'à quelle heure je vais
pouvoir tricher? Noémie n'est
pas dupe...
- On mange quoi, ce soir?
Pauvre Nico, il pense qu'à
bouffer. Comment je vais me débrouiller toute seule, s'il est
arrivé quelque chose à Laurent?
Noémie prend son petit frère par une épaule et lui
fait signe que maman a des soucis. Il est inutile d'attendre une
réponse qui ne vient pas. Elle l'entraîne vers les chambres.
S'il est pas là à huit
heures, j'appelle les flics et je leur fais un souk. Elle
allume le transistor posé sur la table de cuisine. Peut-être que France Bleu Gironde... Je suis folle, s'ils
en parlent, c'est que ce sera une catastrophe. Ô mon Dieu. Elle
soupire. Mon Dieu... J'ai l'impression qu'il faut que je me prépare
à quelque chose comme ça.
Le bulletin d'infos de FBG, pris en cours de
diffusion, annonce qu'une mère de famille de quarante-cinq ans a
été déférée, dans l'après-midi, devant un magistrat du parquet de
Bordeaux pour « esclavage moderne ». En quoi
l'esclavage peut-il bien être « moderne
» ?