Le lendemain soir, mercredi, France 3 Aquitaine a
remplacé son flash d'infos régionales de 18 h 40 par un produit
tout images venu de Lyon, et le journal local de 19 heures a
disparu au profit d'un « Journal des journaux » envoyé de Paris...
Un défilant expliquait que la station n'était pas en mesure de
diffuser et que le programme retrouverait son déroulement normal à
19h 16.
Pas d'autre explication.
Laurent et Anita Dubreuil s'en moquent; ils n'ont
allumé le téléviseur que par un automatisme vieux de trois ou
quatre ans. En rentrant du CHR, Anita a trouvé la mise en demeure
de la banque Geoffroy-Dornan dont la factrice, avec laquelle ils
entretiennent d'excellents rapports, a signé pour Laurent le
recommandé et l'accusé de réception.
Depuis l'arrivée du destinataire, l'ambiance est
glauque. Noémie et Nicolas se sont cloîtrés dans la chambre de
l'aînée qui a recueilli son petit frère inquiet, dès que
l'atmosphère est devenue lourde.
- Où ils veulent que je les trouve, leurs 14 000
euros? Et l'échéance qu'ils m'ont rejetée, avec quoi je la paie ? Y
a que Peinture d'Aquitaine qui a accepté de proroger d'un mois; les
autres, ils refusent. Ils me disent que j'ai qu'à déposer le bilan.
Facile! Comment je ferai pour solder la totalité du découvert avant
mars? C'est insoluble.
- Si on vend la maison...
- On a quasiment rien amorti de l'emprunt...
- Elle a pris un peu de valeur.
- Tu rêves ! Avec ce qu'on réussira à récupérer,
on soldera à peine le tiers de ce qu'ils demandent. Je comprends
leur manège à tous ! On vit dans un monde de racket... Les leaders,
les maîtres du jeu, ceux qui tiennent le gouvernail, ceux qui
tirent les ficelles, ce sont des chefs de bandes... Le premier qui
a dit : « Ça, c'est à moi, je suis votre patron, je suis votre
seigneur, votre roi », tu imagines, le culot qu'il lui a
fallu!
- Il n'était pas seul. Ils s'y sont mis à
plusieurs.
- Ouais, mais y en a forcément un qui un beau jour
a cogné en disant : « Ici, c'est moi qui commande ! C'était un
hold-up ! Ce mec était un truand ! Et ceux qui sont devenus ses
adjoints l'ont aidé à constituer le premier gang; les barons, les
comtes, les ducs, les princes, malgré leurs grands airs, étaient
des gangsters. Et ça dure depuis des siècles... Ils ont changé de
titres, ils prennent toujours de grands airs, mais on est dirigés,
administrés, commandés par des gangsters...
- Calme-toi, Laurent, les enfants peuvent
t'entendre.
Il remonte sa mèche effondrée.
- Je t'assure que c'est vrai! Il faut qu'ils le
sachent, ça, sinon, ils seront paumés comme leur père, un brave
connard qui a cru qu'on lui mettait le pied à l'étrier, alors qu'on
lui passait la corde au cou... La corde, il ne me reste plus qu'à
m'en servir pour de bon.
Anita se rembrunit.
- J'espère que tu n'as pas ce genre d'idée.
- Ah, mais si !
Elle s'affole.
- Tu veux te pendre ? !
Stupéfait, il remonte sa mèche vagabonde.
- Ah, non ! Je ne leur ferai pas ce plaisir. C'est
eux que j'ai envie d'aller étrangler. Le suicide, c'est
l'expression de la capitulation, de la lâcheté devant les duretés
de l'existence... Je n'ai jamais été un lâche.
Ça peut être aussi la
conséquence d'une dépression. Anita le serre dans ses bras,
le presse sur ses seins. Gros enfant grognon, il lui sourit.
- Heureusement que je t'ai.
- Tu sais, Laurent... À l'hôpital, je vois des
atrocités... Quand on a la santé...
- Oui, je sais...
- Je te promets, Laurent. Quand on est en bonne
santé, comme nous le sommes tous les quatre, rien n'est grave.
Absolument rien... Tu as un métier dans les mains, j'ai mon
salaire, on repartira de zéro... La maison, c'est des briques, du
plâtre, du bois, rien de vital.
- Je suis d'accord avec toi, mais ce qui me fout
en l'air, c'est que les chefs de gang vont aussi piquer la maison
de mes parents. Ils se sont saignés aux quatre veines pour l'avoir.
Papa, l'autre soir, au téléphone, je l'ai senti, il était
détruit... Je n'aurais jamais dû accepter quand ils m'ont demandé
sa caution. Dire que j'ai insisté, en jurant qu'il ne se passerait
rien. Je suis sûr que, depuis le début, Moran et les banquiers ne
visaient que ça... qu'ils étaient d'accord entre eux : me faire
plonger et rafler tout.
- Tu te fais des idées, il n'y a aucune
raison.
- Ça se brade, au tribunal, les maisons ! Je suis
sûr qu'ils font acheter par des copains, des filiales, qu'ils font
des profits monstrueux sur notre dos. Ils me donnent des envies de
meurtre.
- Maman, quand est-ce qu'on mange?
La filiforme Noémie a donné un air chagrin, comme
sait en adopter une enfant de huit ans, à ses immenses yeux
noisette trouant des traits rêveurs encadrés de longs cheveux
raides et noirs. Accotée au montant de la porte du couloir, elle se
frotte l'estomac.
- J'ai faaaiiim.
Le briefing se tient
dans le séjour de Marie-Claire Sanchez.
Derrière les amples baies vitrées, sur l'autre
rive du fleuve, la façade royale encadrant la place de la Bourse
resplendit sous une profusion de lumières. En prévision de la venue
du tramway, l'une des fiertés urbaines d'Alain Juppé qui l'a promis
à ses administrés en cadeau de Noël, l'espace aux lignes parfaites
a perdu sa fontaine des Trois Grâces; ici, beaucoup le
déplorent.
Amenée et parrainée par Édith Rabastens pour son
entrée dans la confrérie des agitateurs que l'antiquaire lui a
présentés un à un, Valérie s'est dite heureuse d'apporter soutien
moral et technicité bancaire. Hugo va
me poser des questions. Qu'est-ce que je vais
pouvoir lui raconter pour justifier ma présence?
Elle est la benjamine de l'assemblée qui se
compose d'une vingtaine de personnes, quelques contestataires étant
là en couple. Je ne lui en parlerai
pas. Parmi eux, elle a reconnu les noms de trois clients -
Soubiran, Verdier, Maubert - qui ont emprunté auprès de la BGD;
elle n'en a rien laissé paraître, secret bancaire oblige. D'autant
mieux qu'ils ont traité avec les commerciaux de l'établissement et
non pas avec elle dont ils ignoraient vraisemblablement l'existence
jusqu'à ce soir. Eux n'ont pas cru bon d'aborder le sujet et sont
restés à distance. Valérie n'a en rien cherché à forcer leur
discrétion.
Mamie Tornada a ouvert la séance en informant les
nombreux absents du matin, qui vaquaient à leurs métiers
respectifs, des résultats de l'entrevue avec le médiateur
municipal.
- Le pôvre drolle a pleurniché sur notre sort en
me répétant trois fois que, s'agissant d'une affaire privée, il ne
pouvait pas faire grand-chose. Il propose d'aider Moran et nous à
nous parler. Je lui ai répondu que question tchatche, je pouvais
aisément me passer de ses services.
Rires.
- Côté intermédiaire à la « qui peut peu », j'ai
eu la joie de recevoir le conseiller municipal UMP du quartier vers
10 heures... Et son copain PS, qui a rappliqué à toute bombe à midi
pile. J'étais en train de me cuisiner des tricandilles... Vous
allez pas me croire, il connaissait pas ! Il me dit : « C'est du
ventre de veau? » Je lui dis : « Non, des tripes de cochon. » Il a
m'a tiré une de ces fioles ! Je l'ai invité à goûter, il a fait
l'effort, mais ça passait pas, hé!... Lui, il a dit que Moran est
un proche de la mairie et qu'il faudrait... je vous le cite : «
Procéder à une lecture politique du dossier. »
Concert de protestations, remous dans
l'assistance.
- Attendez ! Vous emballez pas ! Moi, je lui ai
répondu que, qu'ils soient de droite, qu'ils soient de gauche, on
les mettait tous dans le même sac, et que la seule chose que l'on
demandait, c'est que le plus vite possible nos travaux soient
achevés en bonne et due forme.
Ronron d'approbation.
- Mais, je vous réserve la meilleure pour la
fin...
- La secrétaire de Moran l'a...
- Ah non ! Me grille pas mon petit effet, toi
!
Amusée, Édith Rabastens s'astreint au
silence.
- Magali Miller, la capiteuse assistante de notre
cher promenteur, m'a fait part vers 16 heures d'une offre géniale
de son patron... Il nous propose de racheter nos appartements au
prix que nous les avons payés...
L'incrédulité écarquille des dizaines
d'yeux.
- Et il ajoute même, en prime, les frais de
notaire.
L'annonce fige l'auditoire. Éberlués, les uns et
les autres se regardent; Abel Janson, patron de plusieurs
auto-écoles, traduit l'opinion de beaucoup.
- C'est une blague?!
- Ah, je vous assure que Mme Miller était très
sérieuse ! Et moi, je me permettrais pas de vous faire une
plaisanterie d'aussi mauvais goût.
Brouhaha de discussions d'où émerge une voix de
fausset, celle de Gabrielle Francalleu, professeur d'histoire
médiévale, spécialiste du haut Moyen Âge, auteur de sept ouvrages
universitaires faisant autorité.
- J'avoue que moi, son offre peut
m'intéresser.
La petite demoiselle aux longs cheveux blancs
couvrant ses épaules maigrelettes sidère la collectivité. Pierre
Vincenot, le maroquinier, rit et explose.
- Je savais bien que la première à baisser les
bras, ce serait vous.
Suzy, son épouse, opine vigoureusement du chef.
Mais l'agressée ne capitule pas.
- Je ne baisse pas les bras ! Nous sommes en
conflit avec M. Moran, il fait une offre, cette offre pourrait
financièrement me convenir... Je dis simplement que je suis ouverte
à la transaction qu'il suggère... J'exigerai toutefois qu'outre les
taxes et honoraires, il ajoute les frais de déménagement.
M. Soubiran, négociant en vins et spiritueux,
s'emballe.
- Et ça vous suffira ?
- Je ne cherche pas à faire de plus-value. J'avoue
que c'était surtout maman qui était folle de ce point de vue sur le
port. Moi, j'aurais préféré la campagne. Maman détestait. Comme
vous le savez, maman est morte pendant la canicule, le problème de
divergence à ce propos ne se pose plus. Si M. Moran garantit de
racheter sans que j'y laisse de plumes, ça me satisfait.
Une grande brune à l'air énergique, dont Valérie
n'a pas retenu le nom, ose formuler l'interrogation qui doit
trotter dans bien des esprits.
- Si, en plus des frais que vous avez mentionnés,
Moran prend pour base le seul prix déclaré... chez le notaire, lors
de votre achat... ça vous suffit?
- Tout à fait! Je vous dis, je ne cherche pas à
faire de plus-value.
Valérie entend Vincenot grogner, à l'intention de
son voisin.
- Évidemment, elle, avec son salaire et ses droits
d'auteur... et la retraite que sa mère touchait... y a pas eu de
dissimulation possible. Elles ont tout déclaré.
Édith souffle à Valérie que le voisin en question
- les 33 % de black, c'est lui - est Benoît Mandonnier, boucher du
marché de gros.
Maintes délibérations se déroulent à mi-voix. Un
monsieur, chauve à petites lunettes et à l'air affable, s'est
approché de l'historienne - étonnée de déclencher une telle
réaction en chaîne. Il lui fait part de son approbation. Il songe
également à changer d'air; sa femme s'est découvert une phobie au
voisinage de l'eau, elle rêve cinq ou six nuits par mois que la
Garonne déborde et la noie.
Valérie a rejoint Marie-Claire Sanchez.
- Il est évident que si Jean-Denis Moran
récupérait ces appartements à leur prix de vente officiel, il
ferait une excellente affaire.
Tornada cloue un œil enflammé sur Édith.
- Je vois que t'as eu le fiçon trop long, toi! Tu
peux pas la tenir, ta langue?
L'antiquaire s'est esclaffée.
- J'adore ces expressions bordeluches ! Tu prends
Valérie pour une idiote? C'est la BGD qui a financé la construction
de l'immeuble...
L'employée de banque vole au secours de sa «
marraine ».
- Dans le projet qui nous a été soumis
initialement, comme sur la plaquette publicitaire qui est venue s'y
annexer, les prix de vente affichés étaient plus élevés que ceux
que nous avons vu apparaître lorsque nous avons réalisé les prêts
consentis à divers acquéreurs. J'ai consulté les dossiers, cet
après-midi.
- Tu sais, Marie-Claire, on peut s'exprimer
librement devant elle. Un banquier, c'est comme un curé...
- Ah ! Ne me parlez pas des curetons, hé!
Valérie éclate de rire. Tornada est conquise; elle
abdique.
- C'est sûr qu'avec les papiers que vous avez,
vous pouvez en savoir, des choses. La moitié d'entre nous a acheté
avec un dessous-de-table. Ça arrangeait tout le monde : Moran
mettait à gauche; nous, on lavait notre argent sale...
- Tout de même ! Nous ne sommes pas des dealers
!
- Sois lucide, Édith! Appelle un chat un chat!
L'astuce était simple, pour justifier fiscalement la différence de
tarifs, suivant les moyens de chacun et l'importance de la
différence, nous avons déclaré que nous achetions soit un
appartement prêt à décorer, soit un plateau nu où nous nous
réservions tout ou partie du second œuvre... Alors qu'en réalité,
les lots nous ont été livrés achevés et habitables... Ou supposés
tels; puisqu'il y a eu les couacs que nous dénonçons.
- Avez-vous estimé le montant des pertes pour les
personnes qui sont ici, si elles revendaient à Moran au prix
qu'elles ont déclaré?
- Figure-toi, mon petit...
Elle a le tutoiement facile,
la mamie.
- ... qu'un soir, ceux qui ont bénéficié du
système, on s'est réunis entre nous et on a fait le calcul, cartes
sur table... Compte, entre 250 000 et 600 000 francs par client -
je dis pas en euros, j'arrive pas à m'y faire. Au total, il s'est
mis près de 3 millions dans la cagnotte, le beau Moran !
Édith affine.
- On a décompté exactement 426 000 euros.
- Tu te rends compte ! Une paille ! Et il est prêt
à recommencer sur le dos des volontaires. Il nous prend pour des
quèques, ce gonze.
Suzy et Pierre Vincenot se joignent au trio, avec
des mines de conspirateurs.
- On peut vous parler, en particulier,
Marie-Claire?
Tornada a un rictus.
- Tu peux parler franchement devant la banquière,
elle est au parfum.
Suzy a un haut-le-corps.
- Est-ce bien prudent?
Édith persiste et signe, très mondaine, à deux
doigts du maniérisme.
- Geoffroy-Dornan a parfaitement compris que nos
fameuses finitions à faire nous-mêmes, c'était du pipeau. Je vous
le demande, est-ce qu'on a des trombines à coller du revêtement
mural?
Tous rient.
Valérie a un discret sourire que chacun prend pour
une dénégation exprimée avec tact. Du bien
beau monde. Mains blanches et consciences noires. Le pauvre
Dubreuil les a collés, leurs revêtements muraux. Un privilège qui
va lui valoir d'être liquidé.
Marie-Claire Sanchez met fin aux apartés.
- Que ceux qui veulent accepter l'offre de Moran
lèvent la main !
L'historienne, le monsieur à petites lunettes qui
ne l'a pas quittée, un jeune couple qui s'est joint à eux et un
costaud accoudé au bahut cèdent à l'injonction.
Édith ironise à mi-voix.
- Le club des cinq !
Les déserteurs s'attirent quelques regards
hostiles. L'homme du couple croit opportun de se justifier.
- Audrey va être mutée à Nantes, alors, dans le
fond, ça nous arrange plutôt.
Tornada pointe le menton.
- Parfait! Ceux qui acceptent l'offre n'auront
qu'à prendre contact directement avec Moran. À mon avis, il ne sera
peut-être pas ravi de leur choix; il va devoir raquer plein
pot.
Elle a dit cela avec un rictus éveillant des
ricanements. Édith se penche sur l'oreille de Valérie et
soupire.
- Ils ont tout déclaré. Ils n'ont pas pu payer de
dessous-de-table.
Incroyable ! Cette bande de
fraudeurs ne voit pas en ces cinq-là des gens honnêtes, mais des
minables qui n'ont pas triché parce qu'ils n'en avaient pas les
moyens. À vomir!
— Pas de regrets?
À leurs propres yeux, leur
délit les élève à un meilleur rang social. Je fiche quoi, moi, dans
ce marécage?
Après avoir balayé du regard la fine fleur de ses
compagnons, Marie-Claire Sanchez conclut avec orgueil.
- Bon ! Pour les irréductibles, la lutte continue
! Suzy Vincenot secoue la tête en brèves saccades agressives.
- Qu'est-ce qu'elle a à proposer, notre banquière,
pour arranger nos affaires?
- Eh bien euh... Je ne suis
pas venue pour arranger tes affaires, mais celles du malheureux que
vos violations de la loi ont acculé au suicide. Ce que j'ai
entendu m'a permis de prendre conscience de l'étendue des
préjudices de chacun... Je vais me pencher sur le dossier,
solliciter notre directeur... Je raconte
n'importe quoi! Et voir avec lui quels moyens de pression...
Arrête! pourraient être mis en œuvre pour astreindre M. Moran à
s'exécuter. Et l'envoyer en taule, avec vous.
Tais-toi! Mais tais-toi, nom d'un chien!
Le boucher acquiesce.
- Les moyens de pression, c'est pas ce qui leur
manque, aux banques !
On l'approuve. Y compris l'historienne! Il se
rengorge et poursuit sur sa lancée.
- C'est bien que Geoffroy-Dornan se soit mis de
notre côté et pas du côté de l'autre zozo !
Emporté par l'inspiration, il applaudit. Huit à
dix supporters l'imitent. Édith, fière de sa recrue, tapote le dos
de Valérie, si émue que sa salive a du mal à passer. Qu'est-ce que je suis venue faire ici? Mais qu'est-ce que
je suis venue faire? T'es folle, ma pauvre fille!
Elle sent son portable vibrer; elle consulte
l'écran... Joël... Il va falloir que je change
de numéro. Elle l'expédie vers la messagerie.