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Au tribunal de grande instance, le plafond en chapeau conique fort élevé de la salle d'audience I procure au prévenu qui la découvre une sensation de domination subie, presque d'écrasement. La pièce circulaire de taille modeste est tapissée entièrement de tranches verticales de contreplaqué claires cintrées, disposées en quartiers d'orange, dont les milliers de perforations assurent l'acoustique et la ventilation naturelle du lieu qui ne reçoit d'autre lumière vraie que celle du puits de jour inaccessible ouvert tout là-haut, sur un ciel bien lointain. Hugo écoute la plaidoirie de l'avocat défendant, devant un fin micro noir, le couple incestueux aux motivations prétendument pédagogiques contre lequel il a requis dix ans d'emprisonnement pour atteinte sexuelle sur un mineur de quinze ans, commise par un ascendant légitime et une personne ayant autorité.
- ... Rappelons-nous la charnière des années 60-70, si souvent célébrées en chansons comme une époque d'éclosion, de renouveau, de délivrance... Mai 68 prônait la libération totale d'un épanouissement de la libido débarrassée de ses tabous et assimilée à un amour édénique devant apaiser et unir l'humanité entière sans distinctions de classes, d'ethnies, d'âges, de sexes... Rappelons-nous les livres, les magazines, les émissions culturelles, les conférences propageant ces idées... Maints psychiatres, maints sociologues venaient expliquer aux parents débutant dans la carrière - ceux de ma génération - qu'il était bon de se montrer nu devant ses enfants, que se cacher pour faire sa toilette était infiniment préjudiciable à leur construction psychologique, que se cacher, c'était avoir honte, et que les petits enfants éprouvaient beaucoup de gêne à assumer cette honte de leurs aînés... En 1967, Franco Zeffirelli osait enfin tourner un magnifique Roméo et Juliette où la bien-aimée déflorée par son juvénile amant avait enfin les quatorze ans attribués par son créateur, et non plus l'âge de sa mère ou de sa grand-mère, comme dans les versions antérieures... En 1971, un autre pas est franchi. Le Souffle au cœur, de Louis Malle, connaît un grand succès essentiellement basé sur sa scène racoleuse traitant, sobrement il est vrai, de l'inceste d'une mère avec son fils de quinze ans... En 1973, Emmanuelle, de Just Jaeckin, nous fait assister à la masturbation d'une jeune adolescente, en présence de l'héroïne avec laquelle elle échange des propos à ce sujet... Ces prises de risque artistiques, susceptibles d'attirer des poursuites judiciaires, ont alors suscité des récriminations de ligues de vertu, mais - du moins, en France - aucune prohibition, aucun procès, aucune condamnation... Aussi, dans la foulée, en 1975, est apparue l'autorisation de produire des spectacles exposant des actes sexuels non simulés au cinéma et au théâtre... la seule sanction étant une TVA majorée. Nous sommes loin des dix ans d'emprisonnement requis par le ministère public... Une telle mutation des mœurs, prônant une fête universelle de la chair déculpabilisée dans un paradis de tendresse, de volupté et d'amour absolu, ne pouvait pas ne pas marquer des esprits sensibles, induire une culture, peut-être même culpabiliser ceux et celles qui ne se sentaient pas naturellement attirés par le changement que réclamait la... la tendance, dirions-nous aujourd'hui... Des hommes et des femmes de bonne foi ont été convaincus que la vérité était là... « Faites l'amour, pas la guerre »... Qu'ils étaient des novateurs, les fondateurs d'un érotisme porteur de paix qui changerait la face du monde... Il n'y avait chez ces gens aucune intention perverse ou maligne; il n'y avait que l'envie d'accomplir un immense pas en avant et de partager leur joie à découvrir un univers nouveau... Ce fut le cas de celui et de celle que vous allez juger aujourd'hui... En 1968, Jacques avait seize ans et Marjolaine treize... Ils ne se connaissaient pas mais l'un comme l'autre rêvaient d'une sexualité qui n'aurait pas à se cacher et qu'ils seraient heureux de partager avec leurs enfants, s'ils avaient la chance d'en avoir un jour.
Captivé par son contradicteur, Hugo a vaguement senti vibrer huit fois le portable sur sa cuisse, à quinze ou vingt centimètres de son sexe; troublante sensation dans un tel contexte.
Jamais là quand j'ai besoin de lui! En représailles, Valérie, agacée, n'a pas informé la messagerie, et a repris sa route vers le cœur de la ville maintenant bien éveillée. Les nerfs en pelote, elle allume la radio; Alain Souchon célèbre la vie...
« ... Les garçons ont les yeux qui brillent
Pour un jeu de dupe :
Voir sous les jupes des filles... »
Au service de neurochirurgie du CHR, Anita s'adonne avec ardeur à ses occupations pour recouvrir d'une chape de labeur l'inquiétude qui la ronge.
Dix fois, elle a essayé de joindre Laurent, dix fois la messagerie a avivé son tourment. Farid Belkacem, appelé en désespoir de cause, n'a pu la réconforter. Lui aussi ne s'explique pas ce silence; il a tenté vainement de la rassurer en égrenant des hypothèses banales.
Lors d'une pause à la tisanerie, sans s'étendre sur les tenants et aboutissants, elle a raconté l'intrusion, le vol, l'agression et les menaces de Roger Petit; le chœur de ses collègues a vivement conseillé un dépôt de plainte.
- T'as le nouvel hôtel de police à cinq minutes.
- J'aimerais avoir l'avis de Laurent. Il ne fait jamais ça, je ne comprends pas qu'il ne prenne pas la ligne, il sait que c'est moi qui appelle, il a toujours son portable.
- Y a peut-être un rapport avec le vol; parles-en aux flics.
- J'irai à l'heure du déjeuner.
Le secret des faux bons et du piratage lui échappant, beau joueur, Robert Puymireau, minorant ces « incidents », a voulu faire asseoir Siméon Bensoussan près du vase qu'il lui a présenté, l'œil gourmand, comme « une pièce unique créée par René Lalique pour le paquebot Normandie ». Mais le policier indifférent a préféré converser debout.
Alors, les susnommés et Marc Léglise sont restés plantés au milieu du salon Art déco où, peu après, son détournement de saisie accompli, le capitaine Matthieu Fourrier est venu se joindre à eux.
Le banquier s'évertue à afficher ce qu'il estime être les attributs de la plus pure innocence. Dégoulinant de bienveillance, le regard paisible, la lippe charnue et souriante, il a écouté les questions de Bensoussan sur son emploi du temps de la veille avec dévotion et y a répondu révérencieusement en massant ses mains dodues dont la peau sèche produit un frottement sonore qui fait songer au chant d'un insecte.
- Et cela vous arrive souvent de recevoir des clients après l'heure de fermeture?
- Non, c'est extrêmement rare... Mais M. Ridouet ne pouvait pas se libérer plus tôt... Et Antoine Gavelier, notre client, cherchant à céder sa blanchisserie depuis longtemps, Mlle Lataste a cru judicieux de ne pas décevoir son insistance... Un choix que j'approuve.
- C'est à cause de l'heure tardive que vous n'avez pas pu vous assurer de l'authenticité des bons de caisse?
- Tout à fait... D'autre part, nous étions à cent lieues de penser... Nous avons jugé qu'il n'y avait pas urgence et que nous pourrions contacter le CRSO ce matin... Ce qui a été fait dès la première heure.
- M. Ridouet vous a-t-il remis autre chose que ces bons?
- Me taire. Or en fraude. Obligé de parler? Comprenez, monsieur le commissaire principal, que votre question me met mal à l'aise...
Les mains chantonnent à tours de poignets.
- Je le vois. Vous avez un trou de mémoire? S'il ne vous avait rien remis, vous n'hésiteriez pas à le dire. Si vous préférez vous taire, c'est qu'il vous a remis quelque chose d'indicible... Armes?
Puymireau a un haut-le-corps amusé.
- Nooon!
- Drogue ? Produits de vol, de racket, de proxénétisme?...
- Mais je... Peut-être bien, après tout!
- ... Devises trafiquées, métaux précieux? Bon, vous accouchez!
Estomaqué, Puymireau s'assied en crabe sur un accoudoir.
- Outre les bons de caisse, M. Ridouet envisage de garantir son emprunt en nous laissant en gage des pièces d'or.
Bensoussan ricane.
- Elles sont fausses, elles aussi?
- Ah, ça non... Nous avons un spécialiste dans la maison qui s'est assuré de leur authenticité.
- Je voudrais les voir.
Puymireau relève sa lourde panse et la transporte jusqu'au Karat MTD 35 C où, parmi les reliures admirables, la combinaison électronique entrouvre la caverne d'Ali Baba miniature. Le banquier s'apprête à extraire avec vénération les blisters aux dollars d'or quand le commissaire le devance et s'en empare sans ménagement.
- Ce coffre doit être perquisitionné comme le reste. Fourrier, allez me chercher une caisse.
- Mais, tout de même, cet or...
La voix de Puymireau émet un vibrato qui témoigne de son émotion. Matthieu Fourrier est sorti. Marc Léglise se fait un devoir de briller aux yeux du patron.
- Vous pourriez agir avec un peu plus de courtoisie ! Le gros va faire une attaque. M. Puymireau est un homme honorable et honoré dans notre profession, vous n'avez pas à le traiter en malfrat!
Le poussah adresse un regard reconnaissant à son sous-fifre. Lèche-cul.
Sans se soucier le moins du monde de la remarque de Léglise, Bensoussan n'a cessé de manipuler les blisters avec une extrême attention. Il redresse le menton, l'air soupçonneux.
- Vous avez le double du récépissé de dépôt?
- Euh, non... Ma secrétaire était absente hier soir, elle allait l'établir, juste quand vous êtes arrivés.
- Prends-moi pour un con. Votre expert juge que c'est de l'or?
Puymireau recouvre un sourire patelin.
- Absolument, et vous pouvez avoir confiance... Bertrand Ducos fait autorité en la matière depuis plus de trente ans.
- Alors, un conseil... Foutez-le à la retraite.
C'est pas possible! Puymireau, dans un état de trouble où Léglise ne l'a jamais vu, arrache les blisters à Bensoussan qui les lui abandonne sans résistance.
- Vos dollars sont aussi faux que vos bons de caisse, mon vieux!
Atterré, Puymireau examine les emballages un à un, et sa conviction ne tarde pas à être faite. Ce gougnafier de flic a raison!
Il tombe assis de tout son poids sur un des trois canapés qui gémit.