Après avoir moissonné ses émetteurs dans la
landaise, Roger Petit est passé au garage-dépôt-bureau de Laurent
où il a récupéré la multiprise cachant un micro UHF qu'il a
remplacée par celle, d'aspect semblable, qu'il avait temporairement
soustraite.
Il a allumé l'ordinateur et a formaté les deux
disques durs; tous les fichiers ont été écrasés; ce qui l'a empli
d'une euphorie puérile.
Il subtilise la chemise rouge plastifiée contenant
le dossier accusant Moran et enfourne dans sa sacoche l'ensemble
des disquettes et des CD de sauvegarde soigneusement rangés dans
deux boîtiers.
- Qu'est-ce que vous faites là? Qui
êtes-vous?
Merde!
Courtaud mais robuste, le nuisible saisit son
butin et fonce sur Anita pétrifiée ; avant qu'elle n'ait eu le
temps de réagir, une main droite aux doigts puissants lui agrippe
la gorge.
- Vous n'avez rien vu, madame Dubreuil! Je
n'existe pas! Sans ça, je m'occupe de Noémie et Nicolas. Si j'avais
des ennuis, mes amis agiraient pour moi. Je suis clair?
Sous les sourcils poivre et sel froncés, les yeux
roux fulgurent d'une férocité de fauve. Tétanisée, Anita arrive à
peine à hocher sa tête incarcérée dans une poigne d'acier.
Et soudain, Roger Petit détale. Étant donné son
rapport taille/masse, il est stupéfiant de voir sa rapidité et son
agilité. Anita commence juste à oser bouger quand il grimpe dans le
Master. Relever son numéro! Elle court vers le portail. Le moteur
démarre. Le fourgon s'éloigne.
Il entame la première courbe à gauche lorsqu'elle
arrive sur la rue, l'ultime limite pour parvenir à déchiffrer sa
plaque minéralogique.
Les images du téléviseur hypnotisent Valérie
Lataste.
Sur l'enregistrement effectué six ans plus tôt, en
caméras cachées, dans le bureau qu'il possédait alors au parc de
Cadéra, non loin de l'aéroport de Mérignac - un essai réussi
d'esthétisme architectural pour locaux d'entreprises -, Rouben
Karakarian est robuste et ingambe.
Furibond, il grille cigarette sur cigarette face à
Jean-Denis Moran - autre vigoureux spécimen de mâle dominant - qui,
après vingt minutes d'invectives accumulant sur sa tête un monceau
de forfaits tels que fraudes, détournements, racket, débauche et
actes de barbarie, a fini par perdre son éternel sourire en
explosant.
- Tu me casses les couilles, Rouben! Ce que je
fais de ma bite, c'est mon affaire ! Mais je vais te donner bonne
conscience, tu ne t'es pas cassé le cul à fouiller dans les
poubelles en pure perte, tout ce que tu y as dégoté me concernant :
les putes, les soirées chaudes, le château à partouzes huppées et
perverses... c'est vrai. TOTALEMENT VRAI! Ce sont quelques-unes des
facettes si attachantes de ma riche personnalité.
- T'es un déchet, t'es... tu pues ! Tu me dégoûtes
!
Moran éclate de rire.
- Tu sais pourquoi tu me fais rire? Parce que moi,
j'ai osé vivre mes fantasmes, j'ai osé leur donner corps, et je
fais le bonheur de gens qui, grâce à moi, prennent leur pied dans
une réalité au lieu de se branler en matant un porno à la télé. Je
parraine ton entrée au club quand tu veux, mais je te préviens, le
ticket est très élevé, et pas déductible des impôts.
— Va chier !
- Je te plains. Tu vis pas une vie, tu vis un
quart, un cinquième, un dixième de vie. Tu veux savoir ce que tu
es, pour moi?
- Je sais, de la merde !
- Pire que ça, de la sous, sous, sous, sous-merde
de merde. Et je vais te faire chier encore plus... Tout ce que tu
soupçonnes à propos de mes combines immobilières, tout ce que tu
t'es acharné à découvrir, en farfouillant dans les ordures comme un
rat, ça aussi, c'est vrai... Et mieux, TOUS mes programmes sont
concernés. T'entends? TOUS! Ça t'emmerde, hein! J'en suis ravi. Des
crétins comme toi qui me paient des ristournes au black, des
acheteurs fraudeurs qui ont du pognon à cacher au fisc et me le
balancent en se marrant, y en a pas eu dix, y en a pas eu
cinquante, y en a pas eu cent... Depuis bientôt trente ans que
j'exerce, y en a eu des centaines; comme les conquêtes de Don Juan.
Parce que c'est de ça qu'il s'agit : les affaires, le commerce, la
politique, le sexe, c'est la même chose, il faut séduire. Et j'y
réussis à merveille. Ça t'emmerde, hein? Je suis comblé que ça te
rende fou de jalousie.
- T'y es pas du tout!
- Si t'es trop con pour obtenir le même succès
avec tes fournisseurs et tes clients, c'est ton problème, pas le
mien... Je vais t'avouer le plus inouï, Rouben, ça te fera un
ulcère de plus...
- J'ai pas d'ulcères.
- Tu ne tarderas pas à en avoir... Dans les
arrangements fiscaux, c'est comme pour le cul, j'ai une EXCELLENTE
renommée... On vient de partout me confier du black à recycler ; je
suis un Liechtenstein à moi tout seul; je suis connu comme le loup
blanc... Mais réfléchis une seconde... Tu penses bien qu'on ne peut
pas bâtir un paradis fiscal en Gironde, avec pignon sur rue, sans
que les autorités soient au courant...
- Je sais que t'es protégé, t'inquiète pas.
- Plus que protégé; sanctuarisé. Je suis une
montagne sainte, si on me touche, on meurt. Ça doit faire drôle
d'être mort. Tu veux essayer?
Après avoir brûlé la cervelle de Laurent Dubreuil,
Roland Rivière a expédié un SMS : OK POINT
12.
Dix secondes plus tard, la réponse s'affichait :
515.
Sa victime, que la ceinture de sécurité a
maintenue assise, gît tête chavirée, yeux grands ouverts. Dans
l'abondante chevelure noire, un cratère recouvre le pariétal gauche
d'où s'est écoulée une lave cramoisie maculant l'anorak râpé. À
droite, une béance plus restreinte a laissé échapper un réseau
d'affluents brunâtres sur la joue et le cou.
Rivière a enfilé des gants de cuir marron très
commun et s'est méticuleusement employé à conférer à son crime les
apparences d'un suicide.
En repérant avec précision la place où elle est
tombée, il a récupéré la douille éjectée de l'unique balle qu'il
sait vierge de toute trace et y applique le pouce et l'index de
Laurent.
Il la remet sur le tapis de sol à l'emplacement de
sa chute originelle.
Il efface ses empreintes sur le Beretta et y porte
celles du défunt.
Il dépose le pistolet à la place qu'il juge
pifométriquement cohérente.
Un clairon sonne la charge; l'exécuteur sursaute.
Putain! C'est quoi ce bordel?
Pressée de rallier le CHR où elle sait qu'elle
arrivera en retard, Anita a réprimé son envie jusque-là. Mais,
traversant la Garonne sur le pont Saint-Jean, ravagée, les nerfs
dévastés par l'agression de Roger Petit, elle ne résiste plus à la
tentation de téléphoner en conduisant. Son essai de joindre Laurent
sur son portable échoue. La messagerie l'exaspère. Il ne me fait jamais ça. Qu'est-ce qu'il fabrique ? D'ici
qu'il soit encore allé parlementer avec sa banquière!
- Il vient de se passer quelque chose de très
alarmant à la maison! Rappelle-moi ! Je suis complètement
paniquée!
Elle rejette le mobile sur le siège du mort.
Quand est-ce qu'il comprendra qu'il n'en
tirera rien, de cette nana? Elle a tout juste été bonne à lui
ficher le diable en tête et à se carapater. Pauvre Laurent, il est
trop naïf ; tous ses problèmes viennent de là.
Lorsque le clairon s'est tu, Roland Rivière a
sorti de sa canadienne safran un 9 mm, jumeau du premier. Il a
soulevé l'avant-bras droit du cadavre à hauteur de l'épaule. Il
pose la main inerte sur la sienne, gantée et tenant le pistolet. Il
tire une balle à blanc.
- Avec ça, mon coco, tu passeras ton test
paraffine les doigts dans le nez !
Il laisse retomber la dextre supposée homicide.
Elle choit à l'aplomb du Beretta. Bien
calculé, t'as l'œil ! Du boulot de pro. Il récupère la
douille éjectée et la fait disparaître avec la seconde arme qui
réintègre la poche du vêtement. Enfin, ses gants grossiers rendent
illisibles toutes traces en pétrissant la poignée de l'accoudoir
puis les boucles de la ceinture de sécurité, seuls accessoires
qu'il ait touchés à l'intérieur de la cabine où, durant le trajet,
il s'est astreint à ne rien manipuler d'autre.
Tous tarés, ces
chasseurs! Dans sa Ford, scotchée au sous-bois, Joël vit le
tourment des jaloux atrabilaires. Qu'est-ce
qu'il fout? Il veut me provoquer ou quoi? Pourquoi ils se sont
arrêtés là, tous les deux? J'y comprends rien... Ils sont pas en
train de se rouler des pelles !... Réjoui par l'image, il
rit, assèche une canette, la jette par la fenêtre et, sur le
plancher arrière, prend un pack neuf qu'il éventre. J'y vais! S'il me nargue, je peux pas laisser passer; il
me fait cocu et, en plus, il se fout de ma gueule. Je le cravate,
je le sors de son bahut et je... Rêve pas, il pèse trente kilos de
plus que toi, t'arrivera même pas à le bouger... Sans compter que
son collègue lui donnera un coup de main... De toute manière, ça
serait pareil sur son chantier... Je suis mal barré... Vaudrait
mieux que t'ailles lui faire sa fête chez lui, devant sa femme et
ses mômes. Sa femme serait de mon côté ; joli bal ! Je suis con!
pourquoi j'y ai pas pensé plus tôt ? Il s'esclaffe en
décapsulant sa énième canette du matin.
Sur le chemin défoncé, passe le Patrol aubergine
de Freddy Chartel.
S'inondant la bouche d'arômes de malt et de café
pour tenter d'apaiser sa soif perpétuelle, le presque sosie
d'Anthony Perkins a juste le temps d'entrevoir la face de brute aux
cheveux ultracourts de l'acolyte du tueur. Quelle sale gueule! En vue du Boxer, le 4 x 4
ralentit. Attends, c'est... c'est
le Patrol qui nous a dépassés comme un dingue
aux Pins-Francs quand le gonze en jaune a été récupéré par l'amant
de Valy.
Le tout-terrain dépasse le fourgon et
s'immobilise. Nonchalamment, Roland Rivière vient rejoindre son
convoyeur. J'y comprends rien à leur binz,
qu'est-ce qu'ils foutent?... Le Nissan repart sans se
presser. Pourquoi l'autre se barre et le
peintre reste là ?... En tout cas, maintenant, il est seul... Si tu
veux le coincer entre quatre yeux, c'est le moment où jamais...
Faudrait que tu saches ce que tu veux : rumba devant sa meuf ou
solo en forêt! Décide-toi! Un flux de mousse onctueuse à
l'amertume caramélisée ajoute à l'ouate où s'englue son
dilemme.
Dès son arrivée à la banque Geoffroy-Dornan,
exécutant les ordres de Robert Puymireau, Bertrand Ducos a pris
contact avec son homologue chef de caisse du Crédit régional du
Sud-Ouest pour s'informer de la validité des bons remis la veille
par Richard Ridouet, l'acheteur de la blanchisserie Gavelier... Le
confrère s'est étonné.
- Vous êtes certain des numéros que vous venez de
me donner?
- Ah! tout à fait. Pourquoi, y a un
problème?
- Il semblerait... Je suis désolé, ces bons sont
des faux; leurs numéros ne correspondent à aucune de nos
émissions.
Ducos est ébaubi; en trente-trois ans de maison,
il n'a jamais rien vu ou entendu de pareil.
Sur l'écran, le beau Jean-Denis, cambrant les
reins, menton levé, débite ses rodomontades.
- Je suis une idole, Rouben, j'ai mon fan-club et
mes sponsors. Avec une inversion des rôles : c'est moi qui arrose
les sponsors... Et je peux te dire que j'arrose plein pot. Si je ne
roulais que pour ma pomme, je serais à Gradignan depuis belle
lurette. Je sers des intérêts haut placés... TRÈS HAUT.
- C'est pour eux que tu truques tes effectifs
d'employés?
Surpris, Moran retrouve son sourire diplomatique.
Il prend un temps pendant lequel ses yeux cobalt se rivent sur ceux
de son vis-à-vis qui soutient l'épreuve sans faillir.
- ... Tu sais ça aussi?... Pourtant, y a des
nuances qui t'échappent, mais tu es à peu près dans le vrai...
Faudra que tu me dises comment tu t'y es pris, quand tu auras
retrouvé ton calme.
Karakarian sort posément une cigarette.
- Je suis très calme.
- T'as pas l'air; depuis qu'on cause, t'as grillé
un paquet, tu vas t'user la santé.
- Te bile pas, j'ai une santé de fer... Je sais
que tu déclares beaucoup plus de salariés que tu n'en
emploies...
- C'est presque ça...
- Ça te permet de soustraire des paquets de
charges fictives de ton chiffre d'affaires. Avec cette astuce, tu
te fais des millions.
- Tu es pas trop mal tuyauté... Je mets un
bémol... NOUS nous faisons des millions. N'oublie pas les
sponsors... Ces gens sont, comme moi, des jouisseurs, des
hédonistes qui se conçoivent mal en commanditaires d'un État
providence leur pompant impôt sur impôt pour entretenir des
cloportes. Alors nous résistons par tous les moyens, nous menons un
combat de partisans, nous sommes des, des...
- Des héros !
- T'as trouvé le mot ! les champions d'une race de
seigneurs qui refuse de s'éteindre, celle des libertins :
épicuriens, voluptueux, impies, imperméables à la religion
écolo-socialiste et fiers de l'être.
- T'es surtout un tricheur, Jean-Denis, un
faux-monnayeur. Tu te gargarises de beaux mots en croyant qu'ils
vont doper une prestance qui n'est que du clinquant. En fait, tu es
une vermine, un prédateur vicelard qui travaille uniquement à son
enrichissement personnel et à celui de ses complices, partenaires
de débauche. Y a pas d'héroïsme là-dedans, y a que de la crapulerie
mondaine.
Souriant, mais visiblement tendu, Moran se passe
la main dans les cheveux.
Valérie a remarqué qu'ils étaient alors moins
blonds qu'aujourd'hui.
- Bon... J'en ai marre de t'entendre... Je suppose
que tu ne m'as pas vomi toutes tes glaires sans avoir quelque obole
à mendier... Qu'est-ce que tu veux?
- Rien.
- Rien? ! Tu m'as fait ce cinéma pour rien?
!
- Je sais que tu as des amis capables de décimer
toute une famille...
- Très juste.
- Je n'ai pas envie que la mienne figure dans le
Quid, à la rubrique des crimes à
mystère...
- Sage décision.
- Nos relations professionnelles s'arrêteront
ici.
- C'est tout?
- C'est tout.
Un temps, où la stupéfaction s'affronte à la
morgue. Moran finit par admettre l'incongruité du choix de
l'imprécateur.
- Comme tu voudras... Tu sais que, sur la région,
j'obtiens le plus fort pourcentage de permis de construire...
- Je sais.
- En renonçant à travailler pour moi, tu te coupes
un bras et une jambe.
- Ils sont gangrenés.
Moran le dévisage. Autre temps.
- Je te regretterai.
- Moi, pas... Et au cas où tu aurais l'intention
de transformer tes prétendus regrets en regrets éternels dont je
serais l'objet, dis-toi que, compte tenu de l'excellente
technologie qu'il y a dans cette entreprise, la radio et la
télévision recevraient les images et les sons aptes à faire en
sorte que socialement tu ne survives pas à mon décès prématuré...
Je crois que tes amis n'ont pas besoin d'avoir connaissance de
notre échange de vues. Ce sera mieux pour toi, comme pour
moi.
- Je le crois aussi.
Rouben Karakarian éteint lecteur et téléviseur. Un
pli sarcastique lui tord la bouche.
- Intéressant, non?
Valérie mime l'ébahissement absolu.
- Époustouflant.
Quelques décilitres plus tard, Joël a décidé
d'aller en découdre.
Les amortisseurs fatigués de la Fiesta risquant de
ne pas survivre à l'épreuve, il a opté pour la marche à pied.
Il me voit forcément dans son rétro, là...
Faut pas que je finasse, je le cueille à froid... Comment on dit :
cueillir à froid ou à chaud? Oh et puis, je m'en
fous...
Les mains moites, arrivé à hauteur du challenger
présomptif, malgré les brumes alcoolisées, il réalise en un flash
qu'il n'y a plus à cueillir qu'un cadavre à la cervelle répandue
jusque sur la vitre et au regard morne fixant un improbable
horizon, sous une mèche en berne.
- Oh, nom de Dieu...
Son cœur bat la chamade. Meurtre. Type en jaune. Je devrais être à mille bornes
d'ici. J'y comprends rien. Si je m'en mêle, on va me faire porter
le chapeau; ce mec m'a piqué ma meuf, il en faut dix fois moins
pour avoir les pires emmerdes.
Précautionneux, il recule graduellement, comme si
un brusque départ pouvait provoquer une catastrophe qu'il pressent
imminente.
Soudain, le clairon cher à feu Laurent raille sa
retraite.
- Oh, putain!
Joël a fait un bond. Son corps vient de se couvrir
de sueur.
Au parking réservé du CHR, Anita s'énerve sur son
portable muet. Elle voudrait alerter Laurent. Elle étouffe de ne
pouvoir parler, partager sa peur, décider d'une attitude à tenir...
Et Laurent ne décroche pas. Mais qu'est-ce
qu'il fout? Ça me rend folle! Pourvu qu'il ne lui soit rien
arrivé.
Surgissant de son bureau, Marc Léglise fait
irruption sur l'étagère, la calvitie légèrement humectée de
sébum.
- Madame Cazenave...
- Oui, monsieur! S'il pouvait
crever d'une bonne grippe!
Sophie s'est dressée, actionnée par le ressort
d'une soumission innée.
- Vous avez fait quelque chose à
l'ordinateur?
- Le courrier, monsieur.
- Rien sur les comptes clients?
- Ah non ! non, non.
- Venez voir. Il y a une chiée de 9 000 dont les
historiques ont été effacés...
— Effacés ? !
— ... il ne reste que la dernière semaine, rien
d'autre !
À la BGD, les comptes dont le numéro racine
commence par 9 000 sont ceux des entreprises. Et, sur le moniteur
de son impérieux chef de service à l'œil grisâtre exaspéré, Sophie
ne peut que le constater : les 9 000 qui défilent sont devenus
amnésiques, les écritures dont ils gardent le souvenir remontent
tout au plus aux huit jours précédents.
- C'est pas croyable... Heureusement, on peut les
reconstituer.
- Comment?
- Nous avons une sauvegarde sur l'unité 2.
- Mais non! Vous êtes idiote! Vous pensez bien que
je suis allé voir.
Se laissant insulter sans y prêter attention, elle
est passée d'une unité à l'autre...
- Ah oui... C'est pas banal.
Sur la ligne intérieure, Léglise a composé le
numéro de Fabien Verdet, l'ingénieur informaticien gestionnaire du
réseau. Il n'apprend rien à son interlocuteur qui se creuse les
méninges depuis un quart d'heure.
- On se retrouve chez Puymireau !
Plus émeu affolé que jamais, Tyranneau de Bergerac
est déjà dehors.
Laurent Dubreuil. Je parie
qu'y a un rapport. Sophie pianote le numéro du compte de
l'artisan... Il fait partie des sinistrés. Dans quelle entourloupe elle s'est fourrée, ma Valérie ?
Valérie est persuadée que ce qu'elle vient de voir
sur le DVD de Karakarian aurait pu envoyer Moran derrière les
barreaux pour des années. Son hôte, exténué, le souffle court, a un
bref ricanement.
- Il aurait nié, il aurait dit qu'il bluffait,
que... que c'était de l'épate, de la fanfaronnade...
- Je suppose que pour l'accuser de la sorte, vous,
vous déteniez des preuves !
- Aucune... À l'époque, j'avais la santé, je...
j'étais pas un pervers, comme ce beau salaud mais... j'étais quand
même un peu... enfin, je ratais pas un bon coup, quoi... Il se
trouve que j'ai eu une liaison avec... une intime de Moran. Il n'en
a jamais rien su... elle et moi avons été discrets... Tout ce que
je lui ai balancé, je le savais par elle... Comme pas mal d'autres
choses qu'elle avait... glanées de-ci, de-là... Le passé de
barbouze de Moran à la fin de la guerre d'Algérie, par
exemple...
- Ah bon?
- Oui... Vous connaissez, cette période-là?
- Pas du tout.
- Et moi, très vaguement. J'avais douze ans... Je
sais que des... des dignitaires gaullistes ont créé des dispositifs
illégaux contre l'Organisation de l'armée secrète qui voulait
garder l'Algérie à la France... Les fameuses barbouzes...
- Les barbouzes, c'était l'OAS?
- Non! C'étaient les sbires chargés de l'éliminer,
au contraire... L'OAS était considérée par le pouvoir en place
comme un ennemi de l'intérieur... Meurtres, enlèvements,
plasticages, tortures, les barbouzes ont tout fait... Il y avait
des officiels, issus du rang, et... et des officieux,
opportunistes, venus de nulle part... Ceux-là se chargeaient des
basses besognes... Il leur était facile de mettre leurs crimes sur
le dos du FLN...
- Et Moran aurait été du nombre?
- Il paraît... Je vous le vends comme ma copine me
l'a vendu!
L'exclamation le fait affreusement tousser.
Valérie s'en alarme.
- Vous voulez qu'on arrête?
Il secoue la tête; il souhaite poursuivre. Elle le
laisse recouvrer sa respiration.
- D'après mon amie, ces... ces groupes recevaient
des fonds occultes... À la fin des hostilités, ils... ils se
seraient entretués pour se les piquer... Les officieux auraient eu
la peau des officiels.
La douleur lui tire une grimace.
- Ma copine disait que... ça n'engage qu'elle...
Moran aurait, avec deux ou trois potes... ramassé un joli pactole
qui... qui lui a permis de s'installer dans les affaires... et de
créer un réseau aussi solide que... que celui des fondateurs d'une
secte.
- Vous pouvez me dire le nom de cette intime très
intime?
- Bien sûr que non... Il y a fort longtemps que je
ne l'ai vue mais... je tiens au moins à avoir à son égard... cette
fidélité-là.
Il se lève pour aller au téléviseur. Valérie
sourit.
- Je comprends... Je n'insiste pas... De toute
façon, je n'ai pas grand-chose à faire du jeune Moran, celui qui
m'intéresse, c'est le vieux salaud d'aujourd'hui.
Karakarian éjecte le DVD. Sa visiteuse se porte
au-devant de lui.
- Après ce déballage de linge pourri, il ne vous a
pas cherché d'ennuis?
- Non. Il savait que... que je ne tenais pas à
mettre la vie des miens en danger.
- Les relations très haut placées dont il parle,
c'est essentiellement l'ex-ministre Jacques Collin?
- Ah! je vois que vous êtes bien renseignée... Mon
informatrice en était certaine : il était de la bande... Moran et
Collin ont été associés un temps... Et il est notoire que le
ministre est une fripouille... qui n'a jamais hésité à se salir les
mains dans la boue et le sang... Vous l'avez entendu, l'autre soir,
à la télé...
- En partie.
- L'insécurité... Il me fait rire... Le pire des
voyous, c'est lui... C'est un chef de gang, ce type... Quand vous
pensez qu'il a été ministre de la police... c'est Vidocq puissance
dix.
Il tend le disque à Valérie, étonnée.
- Vous me le donnez?
- Oui.
- Vous vous êtes gravé une copie ?
- Je n'en veux pas... Je l'avais quasiment oublié,
c'est votre... votre coup de fil qui me l'a fait rechercher...
Quand j'aurais pu en tirer parti, je me suis dégonflé et... et
aujourd'hui, je n'en ai plus la force... Par ailleurs, je ne tiens
toujours pas à... risquer la vie de mes proches... En plus, vous
savez... je crois bien que ça ne servira pas à grand-chose... Vous
vous rappelez la fameuse cassette du promoteur Jean-Claude Méry...
qui affirmait post mortem avoir remis 5 millions de francs en
espèces à Chirac... Pfut! Du vent! Une bulle de savon... Alors, je
n'ai guère d'illusion; Moran, lui aussi, est un intouchable... En
Inde, les intouchables sont des parias... chez nous, ce sont des
princes.
La température du bureau de Robert Puymireau est
montée de deux ou trois degrés : Bertrand Ducos, Marc Léglise,
Fabien Verdet ont été rejoints par Michel Rey et Alexis
Barrois.
Chacun y est allé de son commentaire sur le
piratage d'une cinquantaine de comptes d'entreprises et sur les
faux bons de caisse de Ridouet - victime ou faussaire?
L'avis de Puymireau est qu'il est impératif de se
taire.
- Il y va de la renommée de la maison - et
peut-être de son avenir - que rien ne filtre vers la
clientèle.
Rey, Ducos, Léglise et Barrois approuvent, mais
Verdet douche leur ingénuité.
- Pour les faux bons, si je peux dire, ça paraît
envisageable - bien que tout le personnel soit déjà au courant, les
rumeurs courent vite ici, vous savez -, mais pour le piratage, ne
vous faites aucune illusion. Les gens concernés, qui interrogeront
Internet, vont trouver bizarre que leur relevé ne remonte pas à
plus de huit jours. Ce sont ces personnes-là qui vont donner
l'alerte. Depuis quatre ans, je réclame un meilleur budget.
Robert Puymireau, avachi sur la peau de buffle de
son impressionnant fauteuil, écrasé par le poids du Destin, trouve
la force de geindre.
- Le moment n'est pas aux récriminations... Faites
des suggestions efficaces.
- Je n'en ai pas. Notre réseau est protégé par la
ligne Maginot. Voyez Mme Saint-Astier, elle a peut-être une idée
décorative qui fera l'affaire.
- Ne soyez pas acide.
- Je suis amer!
Ils en sont toujours à formuler des supputations
infécondes, sans que l'ombre d'une solution pointe le bout du nez,
quand un remue-ménage tonitruant ébranle l'immeuble, d'ordinaire
somnolent à cette heure encore matutinale pour un cadre bancaire.
Alexis Barrois s'énerve.
- Qu'est-ce qui se passe? C'est quoi ce
barouf?
La réponse va arriver sous la forme plantureuse de
Monique Ravaud, secrétaire plénipotentiaire et sexagénaire du
patron - de tout temps, elle a rejeté la notion d'assistanat pour
lui préférer celle de secret.
Grand style, elle fait une apparition
remarquée.
- Il y a des policiers plein l'immeuble, monsieur.
Leurs voitures ont barricadé la rue.
Puymireau dresse sa volumineuse panse et s'apprête
à gagner le hall quand débarque un barbu roux et massif, entre deux
âges, à l'air sévère, qui déplace la vestale en forçant le
passage.
- Vous êtes le directeur de l'établissement?
Le ton est martial.
- Euh, oui, euh, à votre service...
- Je suis le commissaire principal Siméon
Bensoussan, directeur de la brigade financière. Mes hommes et moi
allons procéder à une perquisition.
Manquait plus que ça !
Cauteleux, Puymireau entame un lent massage de ses mains.
- M'est-il permis de connaître la raison de cette
mesure?
- La nuit dernière, la fouille d'une 605 volée a
permis d'établir que votre succursale pourrait être la plaque
tournante d'un trafic de devises avec blanchiment de
capitaux.
- C'est une plaisanterie !
- Une opération serait en cours. J'agis dans le
cadre d'une procédure de flagrant délit.
Barrois s'insurge.
- Mais enfin, que contenait cette voiture?
- Je n'ai pas à vous le dire. Je prie chacun
d'entre vous de regagner son bureau personnel et de se tenir à la
disposition des fonctionnaires de police.
- Notre secret professionnel...
- Je prendrai les dispositions prévues par les
articles 56 et 57 du code de procédure pénale : les objets et
documents saisis vont faire l'objet de scellés provisoires jusqu'au
moment de leur inventaire et mise sous scellés définitifs en
présence des personnes qui vont assister à la perquisition...
D'autres questions?
Il n'y en a pas.
Et Puymireau, Barrois, Rey, Léglise ou Verdet
comprennent qu'ils n'ont pas intérêt à en poser.