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Robert Puymireau, dépouillé de ses lacets, cravate, ceinture, bijoux et objets contondants ou tranchants, a été conduit au sous-sol du commissariat central pour y être placé en garde à vue dans l'une des seize cellules vitrées encerclant la loge du gardien.
Maître Jacques Chambon, avocat de la BGD, arrivé dès que possible, s'est assuré que les droits de son client avaient été respectés et a essayé de le consoler de son désarroi de se voir éventuellement contraint à passer une nuit dans des conditions d'un inconfort inimaginable à ses yeux.
- C'est tout de même un monde ! Je suis une victime, et on me traite comme la lie de la terre !
Plus tard, Chambon et Michel Rey ont souri de la réflexion; chacun pensant qu'une nuit à la dure en compagnie de traîne-misère serait peut-être une saine expérience pour l'homme habitué à peser les destinées, dont la philanthropie n'est pas la vertu cardinale.
L'avocat, spécialiste du droit des affaires, s'est avoué peu compétent en matière pénale et a recommandé un de ses confrères, mieux à même d'appréhender le dossier à première vue complexe.
Michel Rey lui a relaté ses démarches auprès de Sud-Ouest, TV7 et M6, via le Club des Girondins que la banque sponsorise pour partie. Chaque interlocuteur décisionnaire s'est déclaré ravi d'être renseigné à bonne source, avant que la rumeur ne remodèle les événements à sa guise. Sous ses douces pressions exercées en termes voilés, tous, de cher ami à cher ami, ont promis d'assurer une couverture demeurant discrète jusqu'à plus ample information.
Aux uns comme aux autres, Michel Rey s'est bien gardé de révéler le piratage du réseau que, malgré ses efforts abondamment dispensés, Fabien Verdet n'est pas encore parvenu à contrecarrer... À tel point que le staff, privé de sa tête - passagèrement, chacun l'espère -, en est venu à envisager de reconstituer l'historique des comptes délabrés en demandant aux clients lésés de communiquer les photocopies de leurs relevés antérieurs... Une sorte d'extrême issue à n'utiliser qu'en désespoir de cause, l'ascendant local de la Geoffroy-Dornan risquant de s'en trouver irréparablement battu en brèche.
À 10 h 45, Roger Petit rend visite à René Cisnérol, septuagénaire rubicond et jovial qui a transformé son échoppe double de la rue Pelleport en musée de l'identification criminelle. Jadis technicien faisant autorité, resté passionné par son travail, il améliore l'ordinaire en rendant service aux membres de son clan grâce à une compétence intacte et à un matériel professionnel collectionné avec une ferveur confinant au fétichisme.
Le quadra poivre et sel à la mine plus malicieuse que jamais sort d'un attaché-case rigide les dix blisters contenant les authentiques pièces d'or de 20 dollars expertisées la veille au soir par Bertrand Ducos.
Cisnérol écarquille les yeux.
- J'en demande vraiment pas tant!
Petit éclate de rire.
Au Palais, grâce à la gentillesse des fonctionnaires du niveau 1 qui la reconnaissent, Valérie a pu franchir sans encombre le sas sécurisé. Elle a vainement cherché Hugo dans son lumineux bureau donnant sur le cours d'Albret. Cette extension audacieuse de l'ancien tribunal néoclassique, imaginée à la fin du xxe siècle par Richard Rogers, s'articule autour de l'idée de transparence d'une justice rendue au vu et au su des citoyens. Le concept, pour ainsi dire révolutionnaire, faisant appel à une profusion de vitrage, a suscité bien des polémiques. Comment parvenir à préserver la confidentialité d'une instruction dans des bureaux transparents? La question tenant de la gageure n'avait pas soulevé de controverses particulières au stade de l'étude. En tout cas, pas une qui mérite d'être prise en considération. En conséquence, bien vite, à l'usage, affiches et feuilles de papier kraft ont fleuri sur les parois de verre, complétées bientôt par des stores filtrant le soleil cuisant, chaque fois qu'un collaborateur bombardé d'UV le jugeait nécessaire. Le procédé aurait pu pousser l'architecte au désespoir, mais il était trop occupé à faire remplacer, par des poutres en inox gris, les raidisseurs originaux en verre trempé qui, implosant un à un, mettaient en grand péril la façade cristalline tournée vers le cœur historique de la ville.
Croisée dans le couloir d'où s'entend en permanence, ici ou là, une sonnerie de téléphone - le parquet est sollicité à longueur de journée -, une greffière a appris à Valérie que le substitut Fargeat-Touret était en salle d'audience I. Par une passerelle métallique jaune - en ce lieu, les abondants ponceaux et escaliers sont tous de métal jaune vif-, elle a donc franchi l'atrium séparant la partie réservée aux professionnels de celle accessible à tous publics. Chaque fois qu'elle passe cette espèce de fosse qui lui donne un peu le vertige, elle pense aux douves d'un château fort et se demande toujours ce que signifie l'inscription qu'elle peut lire sur l'énorme cloche de bronze doré de la fonderie Paccard qui y repose.
JOUR
VERT
FLOTTANT
SEUL LE BOND SE CONNAÎT
Son concepteur, Pascal Convert, artiste plasticien biarrot au prestige croissant, affirme qu'il s'agit là d'une « manière de haïku propice à la méditation sur le moment vécu en ce lieu ».
Et, effectivement, l'œuvre fait bel et bien méditer Valérie.
Elle y pense encore quand elle rejoint la lumineuse salle des pas perdus. Réflexe professionnel, au passage, elle prend sur la console du kiosque d'accueil un exemplaire des Échos judiciaires girondins mis gracieusement à la disposition des participants aux ventes après saisie ou par licitation. Ce bihebdomadaire lui est familier. Il tient la banque instruite des créations et avanies de l'univers du business local, ainsi que des enchères prévues ou conclues. Je suis idiote! J'ai autre chose à faire que de le dépiauter! Elle le fourre dans son sac.
Elle vient d'arriver sur la dalle au long et haut mur de vitre où se dressent sept coques coniques. Couvertes d'un bardage de bois disposé en épi amorçant une spirale rompue, perchées sur leurs minces pattes tubulaires de béton assemblées en V, elles s'élancent vers les ondes amples du toit de cuivre que leurs sommets transpercent. Elles sont les répliques modernes de leurs voisines médiévales : les trois tours, vestiges du fort du Hâ édifié sur ordre du roi Charles VII pour punir les Bordelais de leur fidélité passée à l'occupant anglais. Certains esprits chagrins disent ici que ces salles d'audience suspendues et chapeautées ressemblent à des gousses d'ail, d'autres parlent de bouteilles ou encore de capsules aérospatiales; les médisants évoquent des suppositoires tronqués.
Quoi qu'il en soit, en allant de salle en salle, on découvre l'une des plus belles perspectives de la ville : la tour Pey-Berland dominée par sa Vierge récemment redorée; la cathédrale Saint-André et ses pans ravalés en fonction des budgets alloués; l'École de la magistrature au modernisme si décrié; l'esplanade des Droits de l'Homme et son bassin alimenté par une cascade assurant la climatisation naturelle des bâtiments; les survivances du fort moyenâgeux.
Chaque fois qu'elle parcourt cette grande serre à conflits équipée de sièges métalliques noirs en forme de grils pour barbecue, deux sujets contrarient Valérie. Il s'agit de deux vues qui la mettent mal à l'aise. La première donne, presque de plain-pied, sur le restaurant administratif où, bien qu'elle rejette cette idée, les convives du déjeuner lui rappellent les poissons de l'aquarium de La Rochelle. La deuxième plonge sur la cour intérieure où, à l'aplomb du restaurant, stationnent les voitures et fourgons cellulaires - occupés par des gens menottés - entourés de policiers, gendarmes ou CRS attendant la sortie des condamnés en se dégourdissant les jambes, discutant, plaisantant, riant... Le train-train quotidien. Comment ça ne coupe pas l'appétit de ceux et celles qui mangent?
Par deux volées de marches, elle arrive à la salle I alors que tombe le jugement concernant les époux ayant exercé une atteinte sexuelle sur leur fils et beau-fils, au prétexte de parfaire son éducation. Quand il s'entend condamner à huit ans de prison ferme, le père secoue la tête et exhibe tous les stigmates de l'incompréhension; sa femme, qui écope de cinq ans, ne bronche pas, regard perdu dans le vide.
Les condamnés sont emmenés, le tribunal se retire, une avocate volubile abreuve de commentaires un long jeune homme blême aux yeux humides, vraisemblablement le plaignant.
Voyant Hugo s'apprêter à partir par la sortie qui, derrière l'estrade du tribunal, ouvre sur un escalier métallique donnant un accès direct au bâtiment administratif, Valérie se précipite, à contre-courant de la maigre assistance. Immédiatement un garde en uniforme vient vers elle.
- Vous n'avez pas le droit d'aller plus loin, madame! Vous devez sortir avec le public.
- Je ne veux pas sortir. Je dois parler à M. le substitut.
Hugo n'a pas relevé l'incident; il a quitté l'enceinte. Le garde s'est carrément interposé.
- L'accès à cette zone est réservé. Faites demi-tour, madame.
- Mais c'est insensé, il est là, il me connaît, je suis...
- N'insistez pas, je vous prie.
Je suis quoi, au juste? Hugo ne peut pas ne pas m'avoir entendue.
Intéressés par l'imprévu, des spectateurs retardataires se retournent vers les antagonistes. Un policier galonné vient d'entrer. Il plante sur la contestataire un regard inquisiteur qui lui glace le cœur. Il cherche à me reconnaître! L'homme s'avance, le pas ferme. Si ça se trouve, il fait partie de la bande à Collin et Moran. Valérie lui tourne le dos et rejoint les partants. Ils savent pour Hugo et moi! Il est chargé de m'intercepter! Elle sent le gradé approcher plus vite qu'elle ne s'éloigne. Je suis idiote! Venir ici, c'était me jeter dans la gueule du loup! Elle court presque, et malmène trois traînards échangeant leurs impressions. C'est pour ça qu'Hugo a fait semblant de ne pas m'entendre, il ne voulait pas révéler ma présence.
- Mademoiselle!
Je ne peux pas tenter de m'échapper, il a tous les moyens de me faire arrêter. L'affronter. Contester. Nier. Ameuter la foule... Quelle foule? Tu divagues! Peut-être qu'Hugo ne cherchait qu'à ne pas se compromettre.
- Mademoiselle!
Des témoins s'étonnent de la fermeté de l'apostrophe. Parvenue au seuil de la salle, Valérie fait face. Être décontractée. Sourire.
- C'est moi que vous appelez?
- Oui. J'espère ne pas vous avoir fait peur... Vous cherchez M. le substitut?
- Il triche? Euh... oui.
- Redescendez au niveau 2, passez par l'accueil, une hôtesse lui téléphonera, elle vous indiquera comment accéder à son cabinet.
- Très bien, je... Je suis de plus en plus parano. Je vous remercie.
- Mais c'est un plaisir.
- Il est craquant quand il sourit! Vous êtes très aimable. Je deviens marteau. Au revoir.
- Au revoir.
Faut que je sorte d'ici, je suis trop vulnérable entre ces murs.