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La réaction de Jean-Denis Moran stupéfie Dubreuil qui en remonte sa mèche noire à deux reprises : le promoteur vient d'éclater de rire !
- Tes accusations ne sont que des bavardages, Laurent. Tu ne devrais pas écouter les potins, tu n'as plus l'âge, tu es un grand garçon, maintenant.
- Des potins ? ! Attendez, je les ai chiffrées, vos ventes au black!
L'artisan tire un feuillet de sa veste et cite la quinzaine de données mémorisées lors du grand déballage de Valérie Lataste et notées après coup : noms d'acheteurs; immeubles concernés; prix de ventes déclarés et prix réels; montant estimé de la fraude sur quinze ans...
- Sept millions d'euros! Vous imaginez? Sept millions!
- Divagation pure et simple. Où est-ce qu'il a pêché ces chiffres? Calomnie.
- Tu te marres plus, là, hein! Pourquoi vous ne riez plus? Le beau Jean-Denis a porté ses yeux perpétuellement malicieux vers le port que l'on entrevoit derrière l'ample baie panoramique du bureau, par la trouée dans le front XVIIIe siècle où s'enclave la Cité mondiale.
Il se retourne vers son hôte, prend sa tasse à café - une ravissante porcelaine de Limoges signée Haviland - et soupire.
- Parce que tu me fais du chagrin, Laurent.
Tour de force, les lèvres et les yeux rieurs parviennent réellement à s'attrister.
- Du chagrin! Vous? Tricheur!
Le peintre ricane, en prenant une truffe en chocolat.
- Là, c'est moi qui me marre !
Réjoui, il la happe. Moran le dévisage.
Il bouffe ça comme si c'était du pop corn! Une confiserie a 120 euros le kilo! Ça me fait toujours quelque chose quand j'ai affaire à un ingrat.
— Moi ?
- Toi... Je ne l'aurais jamais cru.
- Vous ne manquez pas d'air!
- Si tu t'es mis à ton compte, c'est grâce à moi, et voilà comment tu me remercies.
- Vous m'avez ruiné, monsieur Moran !
Le mis en cause pointe un index à l'ongle poli.
- TU t'es ruiné. TU n'as pas su gérer; TOI; personne d'autre... Y a tout un tas de jeunes dans ton genre que j'ai aidés à démarrer, ils ont pignon sur rue, à présent. Toi, tu es dans la dèche...
- Grâce à vous !
- Non... Tu as confondu recettes et bénéfices. Si tu avais besoin de conseils à ce sujet, tu n'avais qu'à m'en demander, j'ai toujours laissé ma porte ouverte. Regarde, hier, tu téléphones, tu veux un rendez-vous, aujourd'hui, tu es là...
- Oui. Vous êtes un bienfaiteur, un père de l'humanité... Moran reverse du café dans les tasses.
- Oh non, mais je n'ai pas les mains plus sales qu'un autre. Et je vais te dire, là, tu es en train de diffamer de braves gens. Y en a pas un de ceux que tu as cités qui ont acheté en payant un dessous-de-table. Pas un... Tu veux que je te dise pourquoi j'en suis si sûr... Parce que je n'admets pas ce genre de procédé; et que je ne l'ai jamais pratiqué.
- Comment vous expliquez les différences entre les prix affichés à la vente et ceux signés chez le notaire? Je connais ta réponse.
- Ces clients se sont gardés une bonne partie de travaux qu'ils ont terminés eux-mêmes. Ce sont des travailleurs acharnés; ils ont trimé dur. Ils ont passé leurs week-ends, leurs vacances à faire de leurs logis ce qu'ils sont devenus. Un juge peut les interroger : y a pas eu de black. Ils n'ont jamais rien dissimulé au fisc... Avec quel argent occulte auraient-ils payé?
- Évidemment, ils seront mal placés pour avouer le contraire.
Avant-bras appuyés sur les accoudoirs, Moran, épanoui, se carre au fond du magnifique fauteuil de cuir anglais rouge sang.
- Alors, explique-moi sur qui tu comptes pour défendre ta théorie?
- Sur la justice.
L'incriminé rit.
- Tu es sérieux?
- Ça vous amuse peut-être mais, s'il y avait une enquête à ce sujet, vos complices devraient prouver leurs achats de matériaux... Quand on se réserve 40 % de finitions, ça nécessite un gros budget... Ils ne pourraient rien justifier ; un juge finirait par les coincer. Vous seriez mal, là. Moi, je peux mettre la justice en marche, il suffira que j'aille au cadastre et aux hypothèques.
- Pour m'aligner la documentation que tu m'as sortie, il faut que tu y sois déjà allé, mon grand.
- Non! Merde! je risque de trahir Mlle Lataste... Enfin, si.
En se courbant vers sa tasse, Moran lorgne l'artisan qui, yeux baissés, cherche à saisir d'une patte lourdaude l'anse délicate de la sienne.
- Méfie-toi, mon petit Laurent... Tu n'es pas assez malin pour jouer le jeu que tu joues.
- Oh, je sais bien que vous me prenez pour un con...
- Qui te renseigne?
L'inquisiteur porte son odorant arabica colombien aux lèvres.
Dubreuil remonte sa mèche.
- J'ai foiré mon coup, il va plus me lâcher avec ça. Personne. Je suis assez grand pour...
- Tu ne sais pas mentir... Une fille de la banque Geof froy-Dornan ?
- N... n... Comment il sait ? ! Non.
Il boit maladroitement.
- Sa main tremble. Ton bafouillage est éloquent. Qui c'est, cette garce? De toute évidence, cher ami, tu l'ignores, mais je ne te veux que du bien.
- Alors, rendez-moi l'argent que vous m'avez volé !
- Laurent... comment t'as le culot de m'accuser de... Dubreuil repose sa tasse qui cliquette en heurtant la sous-tasse.
- Ne dites pas le contraire! Ça, je peux le prouver! Je peux même le crier sur les toits ! Moi aussi, j'ai de quoi alerter Sud-Ouest, mes relevés bancaires démontreront que je dis vrai. Je n'ai plus rien à perdre. Si vous ne me sortez pas de la merde, je vous y enfonce. Je suis persuadé que les journalistes seront ravis de m'entendre.
Sûr! Sans se départir de son sourire chronique, Moran paraît examiner les diaprures auréolant sa tasse vide. Tu viens de signer ton arrêt de mort. Il les fait miroiter un instant.
- Tu vas me fâcher, Laurent... Les ristournes que tu m'accordais l'étaient sur des factures que tu gonflais, TOI...
- Pour les deux premières, d'accord ! Mais tout le reste était à prix normal, pendant un temps; puis à prix tirés, après. Et même vachement tirés, à la fin!
- Alors là, je suis désolé, mon vieux... C'estTOI qui présentais les devis pour emporter les marchés; TOI et personne d'autre. Quand je te dis que tu es un manche question gestion, j'ai raison.
Son interlocuteur, nerveux, recoiffe sa mèche de la main gauche.
- Mais sans ces tarifs-là, vous ne m'auriez pas confié le boulot! Et grâce à votre pont d'or du départ, votre miroir aux alouettes, je me suis trouvé avec dix salariés sur les bras ! Fallait bien les faire croûter !
Rieur, maître de soi, Moran se débarrasse de la tasse sur sa sous-tasse, sans le plus infime bruit.
- Gestion. GES-TION ! Je doute même que tu saches ce que ce mot veut dire... Les salariés, ça se gère... C'est du matériel... Comme tes pinceaux, tes rouleaux, tes échelles, tes salopettes... Si j'avais su que tu mènerais si mal ta barque, je ne t'aurais jamais confié un chantier. Tu n'es pas fait pour être un patron, Laurent; t'es fait pour rester un larbin, toute ta chienne de vie... Tu me déçois énormément.
- Triple salaud! Je vous préviens, monsieur Moran, si je n'obtiens rien de vous, en sortant, je fonce chez Sud-Ouest.
Il le fera... Sa femme doit le savoir ici... Impossible de le neutraliser tout de suite. L'hôte ressert du café en plaisantant.
- Comment elle s'appelle, celle qui t'a foutu le feu à la cervelle? Elle est jolie?
- C'est pas une femme, c'est Barrois, le chef du contentieux de chez Geoffroy-Dornan.
Le geste en suspens, Moran est ébahi.
- Vrai?
- Oui. Il croit que c'est mon informateur!!!
- Nooon...
Il repose la cafetière.
- ... Ça ne peut pas être lui qui t'a fourni les informations que tu m'as balancées sur les ventes. Je connais ce type, ce n'est pas du tout le genre à frayer avec toi... On m'a averti qu'il y a chez eux une nana qui me veut du mal, elle doit être arrosée par des concurrents; mon succès fait beaucoup de jaloux... Comment elle s'appelle?
- J'ignore de qui vous parlez.
Pétillant de malice, Moran a un petit rire.
- Tes yeux me disent le contraire.
Sourire en coin, il prend sa tasse.
- Préviens-la, cette charmante dame ou demoiselle, que... ça ne porte pas chance de vouloir nuire à son prochain...
Il mouille ses lèvres.
- Penses-y. Ça te concerne... Ce que tu as fait n'est pas bien.
Il boit une gorgée.
- J'y crois pas! Vous me menacez?
- Oui... Nooon... Je te mets en garde.
La tasse en l'air, il semble méditer à voix haute.
- Je pourrais être ton père, tu sais... Les choses de la vie, je les connais... Bien des gens m'ont voulu du mal... Je suis toujours là, en pleine forme... et bon nombre d'entre eux ont eu de terribles ennuis... Le destin est parfois cruel... Ceci me laisse penser qu'il existe une espèce de justice immanente qui veille sur moi.
- Il se prend pour un élu de Dieu! Vous ne me faites pas peur. Maman. Moi aussi, Dieu veille sur moi. Pourquoi je le provoque?
Je suis sûr que tu te souviendras de cette fanfaronnade quand tu mourras. Le beau Jean-Denis caresse mollement sa chevelure blonde, une fois, deux fois... en considérant son adversaire avec une infinie tendresse; le morphopsychologue le plus chevronné serait prêt à le jurer. Un adversaire qui vacille sur ses bases, bien fragiles, même s'il affecte l'intonation rogue d'une sommation.
- Alors, vous vous décidez? Vous choisissez quoi? Le remboursement de 74 000 euros ou le scandale?
L'harmonieux visage savamment lifté du septuagénaire souriant se couvre d'une douceur amusée. Sale petit maître chanteur; ça mangeait dans ma main et ça joue les fiers-à-bras.
- Je vais te prouver que je ne te veux que du bien, Laurent... Ta petite étoile vient d'être avalée par un trou noir... Même si je traverse une crise, moi aussi... t'as dû lire le journal ou voir la télé...
- Oui.
- Mme Sanchez est une vieille folle qui ne sait pas qu'une technologie moderne requiert un temps d'adaptation, des aménagements; elle a convaincu ses voisins, des moutons de Panurge, d'aller plus vite que les violons... Ils vont le voir, tiens, quand le tramway va se mettre en route ! L'alimentation électrique par le sol, en réseau urbain sur une telle longueur, est une première mondiale! Ils n'ont pas fini d'en baver des ronds de chapeau ! T'es d'accord avec moi, si aucun entrepreneur, aucun volontaire comme nous, ne prenait le risque d'innover, nous en serions encore à vivre dans des cavernes.
- Il me balade! Vous ne me voulez « que du bien »... Ça veut dire quoi?
- J'ai mal au ventre de voir dans quel état tu es.
Tu t'en fous royalement.
- Je veux bien envisager de solder ton passif chez la BGD, remettre le compteur à zéro.
Je lui ai foutu la trouille! Il a la trouille!!! Laurent réajuste sa mèche, la mine soupçonneuse.
- Mais?...
- Mais quoi?
- Vous ne donnez jamais rien sans rien.
Moran rit.
- C'est fou comme tu me juges ! T'es moins con que t'en as l'air!Tu m'estimes incapable de générosité.
Bonhomme, il se lève, marquant la fin de l'entretien.
Dubreuil l'imite. Je pige pas! Il se fiche de moi ou il est sérieux?
- Décontracte-toi. Crois en la bonté. Laisse parler ton coeur. Je laisse parler le mien...
Il truque, il me baratine!
- Je te le dis, tu pourrais être mon fils; j'éprouve de l'amitié pour toi... Je n'ai pas eu de fils, toutes mes femmes n'ont été fichues de me faire que des filles... Je le regrette beaucoup.
Il a l'air sérieux.
- Si j'avais un fils aussi con que toi, je l'aurais noyé. Je vais interroger mon comptable, qu'il voie comment ça peut s'arranger... Il trouvera un moyen... C'est un expert.
Le philanthrope se dirige vers la sortie. Au passage, il caresse du bout des doigts le rayonnage d'acajou d'une bibliothèque aux reliures rares.
- Quand est-ce que vous me donnerez une réponse définitive ?
- Ne sois pas plus pressé que la musique, toi aussi!
- J'avais quinze jours pour renflouer. J'ai reçu le recommandé jeudi de la semaine dernière; il me reste six jours.
- Tu aurais dû venir me voir avant! T'es chez toi, ici!
Il est sérieux! Je lui ai vraiment foutu les jetons!
- Je vais faire au plus vite. Au besoin, j'appellerai Puymireau, le patron de la BGD, il tient à ma clientèle, il patientera.
Il a ouvert la large porte splendidement laquée de mauve.
- Je... je suis... je vous remercie... excusez-moi de...
- Oublions ça.
- Quand est-ce que je pourrai avoir l'argent?
- Voyons, on est vendredi... Samedi, dimanche, il ne se passe pas grand-chose... Je t'appelle lundi... T'as toujours le même numéro de portable?
- Oui... Vers quelle heure?
- Fin de matinée.
Il lui tend la main; cinq doigts soignés, à la poignée ferme, franche, solide. En la serrant, Laurent Dubreuil, les paumes humides, est partagé entre l'exaltation et le doute.
- Lundi, fin de matinée... Très bien. J'ai eu raison de ne pas écouter Anita!
Le vaste sourire de son sauveur lui donnerait presque des remords. Il sourit trop, il est en train de me baiser... Oh! j'en sais rien! Quand la porte se referme, il n'est que chaos. Faut que j'y croie. Maman et ses prières. Elle y croira. C'est peut-être ça, après tout.
Moran se hâte jusqu'au bureau.
Il saisit son portable, consulte le répertoire et se met en ligne.
Soucieux, il s'abandonne dans le fauteuil de direction qu'il incline en s'étirant.
Un temps. Son visage s'éclaire.
- Bonjour, tu vas bien, monsieur le ministre?... Ça pourrait aller mieux; il faut qu'on se voie de toute urgence, ça sent le brûlé... Un sale connard au bord du pétage de plombs... Demain? Tu seras à Carignan, demain?... Ah, moi, ça me va, je ne bouge pas pour le week-end... Puisque tu me donnes le choix, je préférerais 14 heures... Parfait... Cécily se porte comme une fleur, elle, et Louise-Marie?... OK, je te laisse à ton symposium; quel sujet?... Ah! ça te va comme un gant, « l'éthique en politique » !
Il éclate de rire.
- À demain. Je t'embrasse.
La porte du secrétariat s'ouvre. Magali Miller apparaît.
- Qu'est-ce qu'il te voulait, Dubreuil?
- Pleurnicher, demander l'aumône.
- Tu lui as donné quelque chose? Non.
- Des conseils.
Avec tout ce que tu lui as extorqué! Elle sourit en s'asseyant à demi sur le bord du bureau.
- Quelle bonté ! Salaud!
Il rit.
- C'est précieux, les conseils. Allume-moi un petit corona.
- S'il pouvait t'asphyxier. Tu as quelque chose à fêter?
- Oui... Une décision d'homme.
Quelle crasse il va faire à ce pauvre type? Elle soulève le couvercle d'admirable marqueterie de nacre et puise un cigare dans la cave à hygrométrie constante. À qui il a téléphoné? Tandis qu'elle l'allume avec des soins expérimentés, il lui pose une main sur la cuisse.
- C'est à moi, ça.
Pour ce que t'en fais! Impuissant! Elle sourit dans une brume blafarde et lui met le havane dans le bec. Il le tète goulûment, l'œil égrillard. Ça m'a donné envie de baiser, cette escarmouche.
Comme promis, à peine sorti de la Cité mondiale, Laurent Dubreuil a téléphoné à Valérie. Elle a bien voulu partager son espérance - il était alors dans une phase positive ou feignait de l'être - mais, en conscience, elle a douté de la bonne foi de Moran. Une capitulation trop rapide. Il va l'arnaquer. Lundi, il n'y aura pas de miracle.
Et, un peu plus tard, la nouvelle tombée de l'état-major acheva de la persuader qu'une ligue « anti-Dubreuil » se constituait : Barrois mandatait un expert pour évaluer le patrimoine du peintre et celui de son père.
Marc Léglise eut tort de venir la narguer à ce sujet, en affirmant que l'intérêt qu'elle portait « à cette andouille » n'ayant rien d'intellectuel, ne pouvait être que sexuel. Sophie Cazenave osa défendre sa copine et se trouva illico gratifiée, par allusions, de tendances lesbiennes. On frôla le pugilat.
Maintenant qu'un calme apparent règne sur l'étagère, l'algarade a eu pour effet de décupler la hargne de Valérie qui, cœur battant, copie sur disquette les éléments du fichier « Cas Dubreuil » de Patouche. Ils sont une bombe pour détruire Moran. Pourquoi fait-elle cela? Elle aurait peine à le dire. Par frustration de ne pouvoir arracher les yeux de Léglise? Possible. Elle est convaincue de transgresser un interdit. Hugo la désapprouverait, Michel Rey, Robert Puymireau, Alexis Barrois également... Toute la profession la condamnerait. Je m'en fous ! Je m'en contrefous ! Je vais balancer ça dans la boîte à lettres de Dubreuil! Si Moran le rembourse pas, ça va faire un mégascandale! Ils vont tous sauter! Et pas de joie!
Elle éjecte la disquette, la glisse sous enveloppe kraft et la dissimule au fond de son sac. Coup d'oeil panoramique... horizontal... vertical...
Personne ne l'a vue.
Nez baissé, très affairée, Sophie Cazenave s'ingénie à faire comme si de rien n'était. Qu'est-ce qu'elle magouille? Elle devient barge avec son Dubreuil.
Au tribunal de grande instance, l'audience ne fait pas recette : un maigre public écoute Hugo requérir la condamnation pour vol d'un jeune couple ayant rétabli, en shuntant le compteur de l'EDF, le courant coupé pour défaut de paiement des factures.
- Votre tribunal, madame la présidente, ne saurait retenir l'état de nécessité qu'invoque les prévenus, au prétexte que la grossesse de l'épouse aurait exigé lumière et chauffage. Nous savons que ces jeunes gens n'ont jamais daigné informer le fournisseur de leur situation. À les écouter, leur vol devrait être considéré comme une aide sanitaire ou sociale, autogérée en quelque sorte, palliant leur négligence.
Enfoiré! T'es gras comme un cochon! Qu'est-ce que tu sais de la misère? Les yeux fiévreux de l'accusé qui étreint la main de sa compagne terrorisée, hurlent une haine exterminatrice.
À cent cinquante mètres, Nicolas Sarkozy, venu débattre avec les élèves de l'École nationale de la magistrature, est accueilli par un groupe de protestataires - magistrats, avocats, membres de la Ligue des droits de l'homme - dénonçant un « grave empiétement de l'exécutif sur le judiciaire ». Tenus à l'écart derrière des barrières de sécurité, les manifestants crient : « Police partout, justice nulle part. »
Les Renseignements généraux, omniprésents, multiplient les photos. La plus remarquée des contestataires est une superbe Antillaise radieuse, venue en costume d'audience solennelle - robe noire à grandes manches, simarre de soie noire, épitoge bordée d'hermine, rabat blanc plissé, toque de laine noire à galon d'argent : la juge d'instruction Sonia Dambo, militante du Syndicat de la magistrature qui hurle à s'en époumoner.
- Non à la justice au rendement ! Non à la justice au rendement !
En effet, un projet de décret du ministère de la Justice envisage, dès janvier 2004, d'attribuer au magistrat une prime modulable en fonction de sa « contribution au bon fonctionnement de l'institution judiciaire ». Sonia Dambo et bon nombre d'autres - volontiers plus discrets - ont vu là le risque de transformer le juge en gestionnaire de stocks, payé au nombre de décisions rendues. Un cauchemar pour le justiciable... et le magistrat consciencieux.
Au journal du soir, outre le chahut dont a été victime le ministre de l'Intérieur, France 3 Aquitaine relate la fin de la grève des bus bordelais, votée cet après-midi. Suspension tactique, puisque CGT, FO et CGC ont déposé un nouveau préavis pour les 19, 20 et 21 décembre... Si une hausse de 3 % des salaires et une augmentation de l'indice professionnel ne sont pas accordées, les syndicalistes envisagent de neutraliser les rames du tramway le dimanche de son inauguration par le président Chirac. Le maire ne saurait admettre un tel camouflet, aussi les frondeurs ont-ils bon moral... Néanmoins, à quoi bon risquer de se faire honnir par les détenteurs de billets gratuits qui se réjouissent déjà de l'événement? Les méchantes langues murmurent que les essais à vide du céleste véhicule révèlent tant d'inquiétantes lacunes qu'escompter le voir tomber en panne le fameux jour J, sans l'aide du moindre gréviste, ne paraît pas outrancier. Patience.