Robert Puymireau, sexagénaire pansu à la
physionomie levantine, masse minutieusement ses mains
grassouillettes en les enveloppant l'une l'autre. Comme s'il les
savonnait avec solennité, avec onction. De
quoi est-ce qu'elle se mêle, cette dinde? Concentré, pensif,
sa face mafflue en pénitence, menton sur la poitrine, il semble
examiner méticuleusement le pied en onyx de sa superbe lampe de
bureau.
Valérie connaît ce maintien que l'on croirait
boudeur; il est proverbial dans l'establishment bordelais. Je
viens de te coller un drôle de bébé sur les bras, mon gros.
Qu'est-ce que tu choisis : la justice ou le business?
Après avoir réfléchi une minute qui s'est
éternisée, le banquier lève son paisible regard bovin,
infatigablement empli de bienveillance, sur sa collaboratrice au
sourire un peu crispé.
Les mains continuent à se laver.
- Vous ne l'ignorez pas, chère amie, Jean-Denis
Moran est un de nos plus importants clients...
Il choisit le
business.
- Je ne sais ce que signifient les constatations
que vous avez eu l'occasion de faire... Je ne
les comprends que trop.
- Je crains fort qu'elles ne témoignent de
pratiques malhonnêtes, monsieur.
- Elle me fatigue. Je
connais Cécily Moran pour l'avoir côtoyée lors de divers dîners,
c'est une jeune femme délicieuse, incapable de la moindre
malversation. Pas comme son mari. Si
vous voulez mon avis, elle est parfaitement incompétente pour se
mêler de ces affaires-là. Trop
crétine.
- Macho! Pour des
raisons différentes, je partage cet avis, monsieur, je pense
qu'elle n'est qu'une femme de paille.
Puymireau rit. Probable. Soubresautant avec mollesse sous la
chemise coupée sur mesure, la panse rebondie vient tambouriner
contre le bureau.
- « La femme de paille », ça me fait penser à une
pièce radiophonique que j'ai entendue, il y a quelques années...
Non, sérieusement...
Les pattes interrompent leur malaxage et se
posent, côte à côte, bien à plat sur le sous-main en cuir
lie-de-vin.
- Dubreuil doit une fière chandelle à Moran, pour
avoir pu venir jusqu'à nous... Nous l'avons aidé à se lancer, Moran
également. Quand il a dû voler de ses propres ailes, il s'est
planté. Classique! Les ponctions que vous me signalez doivent
correspondre à une fraude fiscale qu'il a crue plus futée qu'une
autre... Ou alors, il a une maîtresse, ou il joue, ou il fait
partie d'une secte... Ma fille a des amis mormons, ces gens-là
donnent à leur Église 10 % de tous leurs revenus... Vous voyez, ce
ne sont pas les hypothèses qui manquent.
Valérie est sidérée. Est-ce
qu'il croit ce qu'il dit?
- Je pense, monsieur, que je devrais interroger
Dubreuil à ce sujet.
L'homme rond se racle la gorge. Elle veut rien comprendre, cette idiote! Il se
réajuste dans l'imposant fauteuil en peau de buffle. Son regard se
perd vers la haute fenêtre d'où l'on entraperçoit, derrière le
voilage immaculé, les ramures dépouillées des marronniers de la
rue.
Ce vaste bureau, remarquablement exposé et pourvu
d'un confort raffiné, est le plus beau de toute la société. Son
possesseur se flatte d'être envié sur ce point par le président
Baudin, pourtant dispendieusement doté, à la Défense, d'un cabinet
high-tech au design futuriste. Ici, la succursale sent la
thésaurisation à l'ancienne; à Paris, le siège empeste
l'illusionnisme golden boy. Et, sur la place girondine, chacun le
sait, Robert Puymireau est un grand amateur d'authenticité.
- Voyez-vous, mademoiselle Lataste... dans cette
conjoncture, il est impératif de savoir raison garder...
- Je ne le perds pas de vue, monsieur.
Tu veux me bourrer le crâne.
Il cherche à capter son regard. Ça ne va pas être simple.
Valérie ne se dérobe pas; elle l'affronte et
argumente.
- Si Dubreuil avait réellement encaissé, pour son
usage personnel, la totalité des paiements reçus de la Sobotrapp,
il n'aurait pas rencontré les problèmes de trésorerie qu'il
connaît... Et M. Barrois n'envisagerait pas sa liquidation.
- Pensez à autre chose.
- Pardon? Il se fout de
moi!
- Jean-Denis Moran est un atout majeur de la
région, qui doit lutter, tranchée par tranchée...
Non. Il y croit.
- ... pour vaincre la concurrence sans merci des
géants nationaux de taille mondiale.
- Je le sais.
Puymireau sourit; un sourire d'une affabilité
redoutable.
- Je connais votre compétence, mademoiselle... Et
je l'apprécie.
- Vaseline !
Merci.
- Vous êtes à même de comprendre que... remuer ces
scories...
Ces scories!
- ... risquerait de le discréditer aux yeux du
marché. Ce serait mettre en danger une chance pour
l'Aquitaine...
Pour la France! Faux
jeton!
- Et maltraiter un des principaux clients de la
maison.. qui nous a apporté bon nombre de ses acheteurs, devenus
nos emprunteurs; des gens très solvables, à forte capacité
d'endettement... Je ne crois pas que nous ayons un seul
contentieux, je me trompe?
- Non, non, aucun.
- Vous voyez.
- Mais Laurent Dubreuil va le devenir !
- L'exception à la règle. Un incident.
- Pas pour lui !
Les traits de Puymireau se recouvrent du voile
sombre d'une extrême compassion. Il faut
t'aguerrir, ma fille.
Un toc toc l'arrache à la dépression qui le
guette. La porte s'ouvre, sans que le sauveur attende de
réponse.
C'est Michel Rey. Voyant Valérie, le directeur
adjoint rebrousse déjà chemin.
- Excuse-moi, t'es occupé...
- Non, non, entre, Michel. Mlle Lataste allait
partir. Nous en avons terminé.
Il est gonflé! Valérie
se lève, sans pouvoir cacher son étonnement.
- J'agis comment, pour M. Dubreuil? Je le
convoque?
Puymireau affiche un air angélique. Elle va finir par me taper sur les nerfs.
- Je croyais que nous nous étions compris, chère
amie.
- C'est-à-dire, euh... Je
déteste cet univers de faux culs!
- Laissez tomber.
- Ce pauvre type va en
crever! Bien.
Sa voix est quasiment inaudible. Elle prend la
direction de la sortie. Rey lui sourit. Elle n'a pas la force de
lui répondre.
La porte se referme.
- Qu'est-ce que tu lui as fait? Elle a l'air
consternée.
Puymireau rayonne.
- Je lui apprends le « langage du pouvoir ».
- Ménage-la. Elle est parfois encore un peu dans
les exaltations de l'adolescence, mais...
- Un peu beaucoup !
Puymireau rit lourdement. Rey s'en chagrine.
- Je t'assure, elle est bien, cette fille. Elle
m'a fait une étude remarquable sur Pharmalabo. C'est de ça que je
viens te parler.
- Je t'écoute. Je suis sûr qu'elle a fignolé ça au
quart de poil, elle adore sodomiser les mouches.
Son auriculaire boudiné expulse une poussière du
pied de la lampe.
La lune se lève sur la résidence Beau Site; juste
à l'aplomb du bâtiment d'en face.
Valérie n'a pas fermé les volets faits de lamelles
de PVC montées en accordéon, et Hugo, couché sur le flanc droit,
entrevoit l'astre frôler le milieu de l'arête supérieure de la
fenêtre.
Nus, cœurs déchaînés, soudés - Hugo dans le dos de
Valérie -, tous deux s'évertuent à reprendre haleine. Il lui pose
de minuscules baisers sur la nuque. Je suis
stupide. Il est adorable. Je ne peux pas le laisser dans
l'incertitude. Il faut que je m'engage. Elle se retourne.
Ils se sourient, radieux.
- Tu as aimé?
- Tu m'as comblée... Et toi?
- Étourdissant.
Ils se mirent l'un dans l'autre. Elle est ravissante. Si nous avions des enfants, ils
seraient superbes. Peu à peu, leur respiration s'apaise. Il
rit.
- Quand est-ce qu'on fait un enfant?
Elle perd sa lumière, son front se creuse d'une
ride. Je ne suis pas prête. Je ne veux pas
qu'un être connaisse une enfance comme la mienne. Donner la vie, ce
n'est pas faire un cadeau.
Il sourit, un rien attristé.
— Il n'y a pas urgence.
— Je ne suis pas prête... Je ne sais pas si je le
serai un jour.
Elle a parlé dans un souffle, un murmure, sur le
ton d'une présentation d'excuses.
Elle n'est jamais prête pour
les décisions importantes de son existence. Il lui plaque un
vigoureux baiser sur la joue et, en deux ou trois reptations, il
s'extrait du lit. Elle s'inquiète.
- Tu m'en veux?
Il s'attendrit dans la clarté lunaire.
- Je t'aime, Valérie. Tu ne t'en es peut-être pas
encore rendu compte, mais je suis quelqu'un de patient qui sait
transiger avec les conjonctures subtiles.
- Je le sais. Et je t'en remercie.
Il s'éloigne vers le couloir en riant.
- Décide-toi tout de même avant la ménopause
!
Elle s'assied sur le traversin.
- Je vais essayer! C'est pas
certain que j'y arrive.
Une lumière s'allume. Si! J'y
arriverai ! Je finirai bien par trouver mon équilibre. Elle
entend un jet d'urine ruisseler dans la cuvette.
- Qu'est-ce qu'on fait, Valou ? On dîne ici ou je
t'invite au resto ?
— Tu ne restes pas?
- Non. J'ai trois réquisitoires à peaufiner pour
demain, il faut que je rentre chez moi.
Elle est désappointée. Si je
ne nous imposais pas ce mode de vie, ma sexualité ne ressemblerait
pas à celle d'une call-girl. L'eau de la chasse déferle, et
se met à chuinter. T'as que ce que tu
mérites. Le siphon du bidet glougloute. Qu'est-ce que tu veux, au juste?... Qu'est-ce que
t'attends ?... Elle ressemble à quoi, ma vie? Qu'est-ce que j'ai
fait de bien, d'important, qui serve à quelqu'un ou à quelque
chose?
Le chant de l'eau s'interrompt.
Dînette ou resto ? J'ai pas
envie de ressortir.
Hugo réapparaît sur le seuil de la chambre,
s'essuyant le sexe dans une jolie serviette rose.
- Alors ? Tu te décides? On mange ici ou...
?
- Saumon fumé, salade, fromage, ça te dit?
- Mais, avec toi, tout me dit, mon amour... Et si
tu as une bonne bouteille pour arroser ça, ce sera parfait.
Il rit. Elle se chavire hors du lit.
- Je t'ai déjà expliqué. Prends pas cette
serviette. Celle-là, elle est pour le haut. Celle du bas, c'est la
verte.
- J'oublie à chaque fois. Excuse-moi. Mais tu
sais, pour moi, que ce soit le bas ou le haut, une fois que c'est
propre, c'est propre.
- Eh bien, pas pour moi.
Elle se dresse - une juvénilité émouvante, une
grâce botticellienne, La Naissance de
Vénus. Elle chausse ses mules et se
dirige vers la salle de bains.
En croisant Hugo, elle confisque la serviette
prohibée.
Il passe au salon. N'allume
pas, sinon, on va pouvoir te mater depuis les fenêtres d'en
face. Il ramasse les vêtements épars, les divisant en deux
lots : ceux de Valérie et les siens.
L'eau coule à nouveau dans la salle de
bains.
Il met son slip. Un procureur
qui donnerait dans l'exhibition, ça nuirait à l'image de la
justice, qui ne mérite pas ça. Les chaussettes suivent.
Perben a suffisamment à faire avec le juge
charentais qui s'est masturbé en pleine plaidoirie de la partie
civile. Il éclate de rire en enfilant son pantalon.
- Pourquoi tu ris ?
Sa bonne humeur a été communicative, la voix de
Valérie est rieuse. Il boutonne sa chemise.
- Je pense à ton appart'! On se croirait dans
Fenêtre sur cour ! Tous les voisins
peuvent s'y rincer l'œil !
- Ah ! J'ai pas un papa orthodontiste qui a les
moyens de m'offrir une échoppe rénovée au Bouscat, moi!
Il a saisi la télécommande et allume le
téléviseur.
- Mais tu viens y habiter quand tu veux, mon cœur.
Papa sera ravi, maman aussi, c'est elle qui a conçu la déco.
Il zappe. Elle rit.
- Patience ! Tout vient à point à qui sait
attendre !
Il s'esclaffe.
- Figure-toi que c'est une des premières notions
que l'on m'ait inculquées à l'École de la magistrature !
- À propos, Sarko, il s'y invite toujours? Il n'a
pas renoncé à leur faire la leçon?
L'eau s'arrête de couler.
- Ce n'est pas le genre à renoncer. Tout ce qui
peut faire parler de lui est bon à prendre. Il paraît que les
jeunes veulent lui réserver un comité d'accueil.
Il éclate de rire.
- Hé ! viens voir, ça !
L'écran montre la façade sur rue de l'EldoGaronne
couverte de ses banderoles accusatrices :
ELDO PIÈGE À
GOGOS
RÉSIDENCE AVEC VUE SUR
ARNAQUE
PROMOTEUR GROS
MENTEUR
MIRAGES À TOUS LES
ÉTAGES
HALTE AUX
MENSONGES
ELDOGARONNE LE NIVEAU DE LA
COLÈRE MONTE
En voix off, une
journaliste de TV7, chaîne locale patronnée par Sud-Ouest, commente :
« Quatorze copropriétaires sur les vingt que
compte l'immeuble sont en rébellion contre leur promoteur,
Jean-Denis Moran... »
- Le rançonneur de Dubreuil !
! Monte le son! J'arrive !
« Ils lui reprochent de ne pas leur avoir apporté
le standing promis lors de l'achat des appartements sur plans. Des
appartements payés entre 1500 et 1800 euros le mètre carré...
»
- C'est donné, pour cette catégorie de logements !
Valérie vient d'entrer, emmitouflée dans un Cacharel
moelleux.
- Tu ne trouves pas?
Hugo est hilare.
- Si...
- La BGD l'a financé, ce programme.
- Regarde la mamie ! Je la connais !
Pas un brin intimidée par la caméra, Marie-Claire
Sanchez porte haut et fort la parole des révoltés.
« Quand la résidence a été livrée, avec trois mois
de retard, mes amis et moi-même avons dénoncé de nombreux
dysfonctionnements ! Nous avons tenté maintes démarches auprès de
M. Moran qui sont restées sans effet! Nous en sommes venus à cette
manifestation de colère pour obliger la mairie à régler nos
problèmes. »
Hors cadre, la voix s'étonne.
« Mais, madame Sanchez, l'EldoGaronne est une
résidence privée... Est-il raisonnable d'imaginer que la
municipalité puisse intervenir?
- Tous les Bordelais savent que M. Juppé tient
beaucoup à la qualité de ce qui se transforme sur cette rive. Nous
le prions donc instamment d'ouvrir ce dossier... »
Tandis que divers plans exposent portes de
guingois, câbles en vrac, plinthes décollées, fissures et
délabrements, la plaignante poursuit, en off.
« Je signale qu'un adjoint à l'urbanisme m'a fait
téléphoner, en début d'après-midi, pour m'aviser qu'il s'offrait à
jouer les médiateurs et qu'il nous rendrait visite demain... Nous
l'attendons.
- Et Jean-Denis Moran? Comment réagit-il? »
Retour à l'image de la septuagénaire rebelle,
épanouie.
« Notre "déconstructeur-promenteur" ? Allez lui
demander ! Il se terre dans sa cave! »
Hugo explose de rire.
- Je la connais ! C'est Marie-Claire ! L'ancienne
patronne du café Gallien! Quand j'étais étudiant, j'y étais fourré
une ou deux fois par semaine. Avec elle, il va avoir du pain sur la
planche, le médiateur.
Une vue d'ensemble du bâtiment mutiné...
La voix de l'intervieweuse conclut :
« Malgré nos efforts, nous n'avons pas pu joindre
Jean-Denis Moran dont l'entourage rapporte qu'il est choqué par ce
qu'il considère être une abominable cabale. »
Le présentateur reprend l'antenne en mimant sa
surprise de découvrir de pareils agissements - il le fait pour la
troisième fois de la soirée et le fera toutes les heures jusqu'à
minuit; son journal tourne en boucle. Il poursuit par la
confirmation que « le corps repêché hier dans la Gironde est bien
celui d'Ali Ben Brahim. Fin octobre, le garçon de vingt et un ans
et son jumeau Mohamed, employés à la brigade antitags de la mairie
de Bordeaux, n'auraient pas supporté de voir que leur contrat
emploi jeune allait être transformé en contrat occasionnel. Ils
s'étaient jetés dans la Garonne, depuis le pont d'Aquitaine. Le
cadavre de Mohamed avait été retrouvé le 11 novembre. »
Valérie frissonne. Dubreuil
pourrait bien finir de la même façon. Moran est un sagouin. Quoi
qu'en pense Puymireau, je ne peux pas laisser tomber cette histoire
de rançon. Elle se pelotonne contre Hugo.
- Elle a l'air énergique, la petite dame. Comment
tu dis qu'elle s'appelle?
- Marie-Claire Sanchez. Une rapide. Elle va lui en
faire baver des ronds de chapeau, à Moran... Tu trembles? T'as
froid?
- Non, non ! Je dois
rencontrer cette femme. Tu veux bien fermer les volets et
allumer la lumière? Je vais m'habiller.
Qu'est-ce que je fais? J'en
parle à Hugo? Non. De toute façon, je ne peux prononcer aucun nom
sans trahir le secret bancaire.
Elle a quitté la pièce. Il commence à tirer les
contrevents.
- Je rentre le cyclamen?
- Oui! Mets-le près de la bibliothèque!
On a accordé des crédits à huit ou neuf des
acquéreurs ; il faut que je prenne contact.