Alors qu'au Palais Hugo dressait un réquisitoire
inexorable contre un couple initiateur sexuel du fils mineur de
l'époux, à peine arrivée à Beau Site, Valérie a installé le CD «
Cas Dubreuil et annexes » sur son PC et a tiré du fichier «
Victimes » les coordonnées privées des trois patrons ayant perdu
leurs entreprises après les avoir mises au service de Moran.
Embrasée par la volonté d'abattre la gent
magouilleuse fière de ses exploits, elle a pris contact, sans
s'accorder le temps de changer d'avis.
S'étant présentée trois fois comme « analyste
financière » sans autres précisions, sa question a été la
même.
- Une étude que je mène me conduit à estimer que
votre liquidation judiciaire est la conséquence directe des
agissements d'un professionnel de l'immobilier indélicat. Je
souhaiterais que nous en parlions de vive voix. Avez-vous une
demi-heure à m'accorder demain?
Son premier interlocuteur l'a rabrouée.
- La page a été tournée, je ne souhaite pas
évoquer ce mauvais souvenir.
Il lui a raccroché au nez avant qu'elle ait eu le
loisir d'ergoter.
Le deuxième appel a sonné dans le vide.
Le troisième la dirige sur la messagerie de France
Telecom où, après une brève hésitation, elle dépose sa requête et
laisse son numéro de portable.
La vingtaine de feuillets apportés par Dubreuil
lue avec une extrême attention, le beau Jean-Denis s'est
rembruni... Il sourit toujours, certes, mais tristement, sans
colère visible, presque sans souffle vital. Si ce topo tombe entre
les pattes de la presse, je m'en remets pas... J'aurais jamais cru que ça faisait autant de
fric.
Très tendu, le peintre épie sa réaction.
Il reste lisse comme du marbre,
pourtant je suis sûr qu'il bout à
l'intérieur.
- Tu sais, Laurent, il y a grand danger à jouer le
jeu que tu joues.
- Je suis à vingt centimètres du gouffre, je vous
tiens par la main pour vous amener au bord... Regardez, c'est
vachement profond... Je vais tout perdre, mais vous aussi.
- Il te reste la vie... C'est précieux, la
vie.
Laurent remonte sa tignasse.
- Je me fous de vos intimidations, Moran, elles ne
m'impressionnent plus. De deux choses l'une : ou je sors d'ici avec
un chèque ou je fonce direct chez Sud-Ouest; j'ai un double de mon topo dans la
voiture.
- Il va le faire. Je
conçois mal ce ton agressif...
Laurent se lève.
- Ça suffit, j'ai compris !
Il se précipite vers la porte. Moran se rue à ses
trousses.
- Attends! Qu'est-ce que tu as compris ? Tu te
trompes sur toute la ligne, mon vieux. J'ai vu mon comptable. On
peut trouver un biais...
Dubreuil fait face. Il a les
jetons!
- Mais il est d'accord avec moi... Ce que tu me
dis, ce que tu me montres, témoigne de l'existence d'un
informateur.
- Pourquoi? Vous me croyez trop con pour établir
ce rapport?
- Oui.
- Merci!
- Parlons sans langue de bois, Laurent!
- Je peux rire, là?
- Les prix de vente prévisionnels de mes
différents programmes, que tu répertories un à un...
— C'est du bon boulot, hein !
- Pour les connaître, il faut posséder des
archives sur quinze ans; tu ne les as pas.
- Ça se trouve.
- Je sais que ces documents t'ont été fournis par
une fille qui travaille chez Geoffroy-Dornan. Je connais son
nom.
- Ah oui? Dites, pour voir. Pourquoi j'ai pas nié? Merde!
- Valérie Lataste.
Oh non! comment il a
fait? Dubreuil s'est vidé de son sang. Moran recouvre son
vrai sourire chronique.
- Tu vois, mon grand, on ne peut rien me cacher...
Je te remercie de ne pas démentir.
- C'est, c'est tellement idiot que... je vois pas
ce que je peux dire...
- Ne me déçois pas, tu mens très mal.
- Contrairement à vous !
Le beau Jean-Denis éclate de rire, il est superbe.
Sa main droite se pose sur l'épaule de son vis-à-vis qu'il serre
dans un étau.
- J'ai un dogme : «Tous les hommes, toutes les
femmes ont un prix. » Je veux rencontrer Valérie Lataste, acheter
son silence et obtenir d'elle la destruction des fichiers me
concernant. Après quoi, je finance ta remise à flot... Si j'ai bien
calculé, il te reste trois jours pour la convaincre. Sans ça, rien,
pas un sou. J'en fais un préalable impératif... Tu la contactes ce
soir, tu me donnes sa réponse demain matin... Tu peux l'appeler
tout de suite d'ici, si tu veux.
Dubreuil est désarçonné, étourdi, la tête
bourdonnante. Il faut que je démente. Il va
pas me croire. Je dois pas mouiller cette pauvre fille. C'est déjà
fait.
- Vous êtes complètement dans l'erreur. Valérie
Lataste m'a ouvert mon compte mais, depuis, je ne l'ai quasiment
jamais revue.
Moran sourit tendrement.
- Tu es un bon garçon, Laurent... Réfléchis. Ma
proposition tient jusqu'à demain midi.
- Et après?
Le promoteur se fait méditatif; sa main a desserré
son étreinte, elle flatte le dos de sa victime qu'il raccompagne
vers la sortie.
- Oui... C'est la question que tout le monde se
pose... « Qu'y a-t-il, après ? »... Sois raisonnable, convaincs ta
copine...
- Ce n'est pas ma copine !
- Tu perds ton temps à nier... Le fait que je
t'aie cité son nom devrait te persuader que j'ai à son sujet des
renseignements incontestables...
Ils s'immobilisent près du seuil.
- Je t'en prie, exhorte-la à accepter mon offre...
C'est le meilleur moyen pour vous deux de retarder le moment où
l'heure sera venue d'avoir réponse à cette fichue interrogation : «
Qu'y a-t-il, après? »
Il ouvre la porte et secoue la tête, en faisant
passer son visiteur sur le palier.
- Quoique... s'il n'y a que du néant, la réponse,
on ne l'aura jamais... Ne sois pas pressé de savoir, ne me fais pas
de peine. Pense à tes gosses.
- Vous êtes une ordure.
Moran accentue son sourire.
- Les mots dépassent ta pensée... Téléphone-moi
dès que tu l'as décidée à se vendre. Rappelle-toi : tout le monde a
un prix.
Et il referme, laissant Dubreuil l'âme ravagée.
J'ai été nul, j'aurais dû nier dès qu'il a dit
que j'avais une source! Comment il sait pour Mlle Lataste? Ce mec
est le diable! La descente en ascenseur le plonge dans un
tohu-bohu dévastateur. Il est prêt à nous
tuer, il me l'a dit clairement! Sud-Ouest, c'est le seul moyen de protéger nos vies. Je fais ce que
j'ai dit : j'y fonce... Si je rends l'affaire publique, Mlle
Lataste va se faire virer... Et ça ne résoudra absolument pas mon
problème; dans trois jours, j'aurai pas les 14 000 euros et la
curée commencera... Y a que lui qui puisse les aligner... Mlle
Lataste n'acceptera jamais son marché... Faut que je la
convainque... D'ici qu'il me mente sur toute la ligne... Non, il
sait qu'elle m'a aidé... Comment il a su?
Faut que je tienne Mlle
Lataste informée. Que j'essaie ou non de la convaincre d'accepter
l'offre de Moran ne change rien, je dois l'avertir qu'il est au
courant. En voyant Laurent rentrer dans un état d'extrême
agitation, la chemise plastifiée rouge contenant le double du
dossier brûlant à la main, Anita est submergée par une bouffée
d'anxiété.
- Qu'est-ce qui se passe? Tu as du nouveau? Tu as
vu Moran?
- Oui.
- Il a payé ? Non.
— Il propose un arrangement.
— Encore une magouille? Il ne
paiera jamais.
— On en parlera plus tard. Fais dîner les enfants.
J'ai un coup de fil à donner, je vais au bureau.
Il a traversé la cuisine en direction du garage.
Noémie le suit d'un regard triste.
— Il m'a même pas vue.
Il est drôle, papa, depuis un moment. Il a des problèmes?
- C'est pour son travail, il a des soucis. Tu veux
m'aider à préparer le repas?
Nicolas entre.
- C'était papa?
- Il est à son bureau, il va revenir.
- Qu'est-ce qu'on mange, ce soir?
Ce pauvre Nico ne pense qu'à
manger!
Laurent a déposé la chemise rouge à côté du
moniteur de son PC. Le combiné du téléphone fixe collé à l'oreille,
il écoute Valérie Lataste déverser sa colère, mêlée
d'angoisse.
- Vous avez forcément commis une erreur! Il ne
pouvait pas savoir que j'étais votre informatrice sans un minimum
d'enquête !
À cent mètres à vol d'oiseau de la landaise, sur
le parking du château de Lestrille devenu annexe de la mairie
d'Artigues, stationne un fourgon de chantier d'EDF-GDF, Master
Renault blanc à bandes rouges. À l'intérieur, entouré d'un matériel
d'écoute et de surveillance radiophonique, casque audio chevauchant
son crâne poivre et sel de quadra trapu bientôt quinqua, Roger
Petit, la bobine roublarde, content de soi, enregistre la
communication de Laurent et Valérie retransmise par un récepteur
UHF 2 canaux.
« Qu'est-ce que vous êtes allé lui
raconter?!
- Je vous promets que je n'ai jamais prononcé
votre nom, mademoiselle Lataste. »
Petit a un rictus.
« Si j'avais fait la gaffe, je vous le
dirais.
- Quoi qu'il en soit, il est au courant, inutile
d'épiloguer pendant des heures... Je savais qu'en m'exposant, tôt
ou tard, on aboutirait à cette situation. A
priori, son intention n'est pas d'aviser mes patrons, sans
ça, il l'aurait déjà fait, et une sanction serait tombée... Pour la
même raison, on peut conclure que ce ne sont pas mes patrons qui
lui ont donné mon nom. »
Laurent remonte sa mèche.
- Je ne crois pas qu'il vous cherchera des ennuis
du côté de votre emploi... C'est plus grave... Il a carrément
menacé de nous tuer, vous et moi.
Silence. Un temps. Je l'ai
fichue dans une situation pas possible.
- Il propose de vous rencontrer.
- Pour quoi faire?
- Acheter vos fichiers.
- Il est malade! Il n'en est pas question! Je ne
fraterniserai jamais avec ce type !
- Il dit que si vous êtes d'accord, il me
renfloue.
Roger Petit s'amuse franchement.
« Mais, vous vous rendez compte de ce que vous me
demandez ? ! Ce mec est un truand !
- Il agira comme un truand, il nous fera
tuer!
- Appelez Sud-Ouest,
demandez le rédacteur en chef, ils sont en train de boucler
l'édition de demain, balancez-lui tout, c'est votre assurance
contre la mort. S'il veut que j'intervienne, appelez-moi, j'arrive.
Je préfère perdre mon job que ma vie. »
Silence.
L'espion s'est fait très vigilant. Il va refuser, c'est une lopette.
Laurent remonte trois fois sa mèche.
- Vous m'avez entendue?
- Oui, oui... Si je fais ça, rien ne dit qu'il ne
nous fera pas la peau pour se venger...
- Ce sera trop risqué pour lui !
- Et je serai ruiné, et mes parents aussi.
- Mais quand vous serez mort, c'est une question
que ni vous ni eux ne se poseront!
- Si vous acceptiez le marché de Moran, y aurait
plus de problème...
- Jamais. Vous m'entendez, Dubreuil? Jamais! J'ai
de la dignité, j'ai de l'honneur, moi! Remuez votre carcasse, bon
sang!
- Mais c'est vous qui m'avez mis en danger! Si
vous n'aviez pas fourré le nez dans mes comptes, on n'en serait pas
là !
Valérie a raccroché.
Je suis nul. C'est moi qui
suis allé pleurnicher dans son bureau. Je suis une merde. Je suis à
tuer.
- Maman demande si tu viens dîner.
Noémie regarde son père défait de ses grands yeux
noisette à l'air mélancolique.
— Je suis une honte pour mes
mômes. Je me dégoûte. Dis-lui que papa arrive.
Roger Petit compose un numéro sur son portable.
Elle est foutue de courir chez Sud-Ouest à sa
place, cette grande conne. Jeannot va pas aimer ça.