Dès qu'il a vu la disquette entre les mains d'Anita, Laurent a rajeuni de dix ans. Sans la moindre hésitation, il a pensé à un envoi de Valérie Lataste. Surexcité, il s'est rué, pour en lire le contenu, dans le garage double qui au fond du terrain sert à la fois d'entrepôt et de bureau.

Évidemment, la petite famille a suivi.

Le quatuor est hypnotisé par l'écran.

- Regarde ! Un travail hyper fignolé ! Elle m'a tout répertorié, immeuble par immeuble! Acheteur par acheteur! Les vrais prix; les prix bidons... Depuis quinze ans! Regarde ça... Y en a trop, Moran pourra jamais prétendre que tous ces gens-là ont achevé eux-mêmes leur chantier... Regarde ce total de dessous-de-table...

- Ça fait tant que ça?

- Je te l'avais dit!... Et regarde! Dans ce fichier, y a mes retraits de bakchich, date par date, mis en parallèle avec les paiements de factures virés par Cécily Moran... T'imagines tout ce qu'il m'a piqué... Elle est formidable, cette fille ! Elle me sauve la vie! Avec ce dossier, je tiens Moran par les c... à la... à la gorge.

La présence de Nicolas et Noémie a censuré l'expression de son enthousiasme mais, enluminés d'un immense sourire, le frère et la sœur partagent la joie du père.

Seule Anita ne communie pas. Y a une semaine, il n'aurait jamais cru qu'un banquier volerait au secours d'un débiteur. Moi, je ne le crois toujours pas. Qu'est-ce qu'elle cherche? Elle veut se donner des sensations ? Se la jouer Zorro femelle ? Je suis sûre qu'il n'est qu'un pion dans son jeu.

- Je le tiens, ma poule! Regarde! Regarde toutes ces infos ! C'est de la dynamite pour la presse ! Je le tiens ! Il ne peut que capituler!

Elle soupire.

- J'aimerais en être aussi convaincue que toi. Interloqué, il remonte sa mèche, puis éclate de rire en l'embrassant.

- Demain soir, je fonce à la Cité mondiale et je reviens avec un chèque! Sûr! Ce dossier, c'est la fin de mon cauchemar ! Je l'imprime.

Pour le dîner, Hugo a invité Valérie au Petit Colombier, une bonne table intimiste du cœur de ville où le souriant patron les chouchoute.

Mais le « petit ami à temps partiel » a du mal à avaler ses cagouilles en cassolette : Valérie vient de lui avouer sa trahison du secret bancaire qu'elle qualifie elle-même de « grosse bêtise ».

Et pourtant ! Elle ne lui a fourni qu'une version édulcorée de ses agissements en taisant notamment sa compromission avec les révoltés de l'EldoGaronne, de même qu'elle a tu la complexité du contexte où s'entremêlent les fraudeurs fiscaux - complices hier, antagonistes aujourd'hui - dont aucun n'a intérêt à voir le scandale devenir public.

- Qui c'est ce promoteur?

- Je... Je ne peux pas te le dire.

- Tu te moques de moi?... Avec ton peintre, tu déballes tout, et pour moi, c'est secret défense?

- Les enjeux ne sont pas les mêmes, Hugo. Tu m'as plusieurs fois expliqué que pour certaines affaires, quand des faits délictueux te sont révélés, tu peux te saisir toi-même et engager des poursuites... Je ne tiens pas à être le détonateur d'une procédure qui me cassera en mille morceaux.

- Que tu le veuilles ou non, Valou, tu y es engagée jusqu'au cou! Je ne comprends pas cette espèce d'empathie pathologique qui te fiche dans une situation impossible.

— Je me laisse trop guider par mon cœur, pas assez par ma raison.

Abasourdi, Hugo la dévisage. Elle fournit à un client les moyens d'exercer un chantage sur un autre client dont le premier prétend être la victime... Elle dispose des moyens de pression qu'elle divulgue, uniquement parce que des renseignements sont parvenus à sa connaissance dans l'exercice de sa profession astreinte à en préserver le caractère confidentiel. Elle tente un pâle sourire pour le tirer de sa méditation.

- Ton cas est un cas d'école, ma pauvre Valérie... En te portant au secours d'un canard boiteux, tu fous ta carrière en l'air... et tu risques des ennuis judiciaires.

Navrée, tête légèrement infléchie à droite, elle malmène l'ondulation de ses cheveux.

- Je suis désolée... Je ne peux pas laisser ce malheureux garçon crever à côté de moi, me dire que c'est son problème, pas le mien...

- Pourquoi tu ne me l'as pas envoyé? Il peut déposer plainte contre celui qui le rackette.

- Hugo... La banque lui laissait quinze jours pour se renflouer... Quinze jours... Une plainte n'arrêtera pas le rouleau compresseur... Il sera broyé... Ses parents également... Il n'y a que celui qui l'a volé qui peut restituer de quoi le tirer d'affaire, sous huitaine... Pas un juge... D'autant plus que si le promoteur fraudeur tombe entre les mains de la justice, le redressement fiscal et les amendes qu'il devra payer vont ruiner sa société... Les créanciers privilégiés vont tout rafler; il ne restera rien pour mon malheureux bonhomme qui, d'ailleurs, aura été laminé entre-temps.

- Autrement dit, tu te rends complice de ça aussi. Tu me caches le nom du promoteur véreux pour le protéger. Tu as connaissance d'un délit, et tu ne le dénonces pas. Ça tombe sous le coup de la loi.

—Tu as des pouvoirs de police; arrête-moi.

Il la dévisage. Elle le défie ; en souriant, certes, mais c'est bel et bien du défi. Le temps s'immobilise. Il secoue la tête et recommence à manger.

— Tu sais à quoi tu me fais penser, là, en ce moment? Elle boit.

— Non.

— À ton boss qui t'appelle mère Teresa... Il a raison.

— Arrête !

— Ne te trompe pas, ce n'est pas flatteur, pour moi. Je crois que, sous prétexte de venir en aide à autrui, les saints de cet acabit ont un ego surdéveloppé et satisfont, avant tout, un désir forcené de se rendre indispensable. Ils prennent leur pied à se glisser dans la peau du bon Samaritain... S'ils avaient du déplaisir à faire ce qu'ils font, ils ne le feraient pas.

- Moralité : ils n'ont aucun mérite?

- Moralité : ils n'agissent que mus par un égocentrisme exacerbé, persuadés que celui-ci leur vaudra le ciel.

- Je ne crois qu'au ciel de la météo.

- Alors, je te préviens, fais attention, le tien est en train de singulièrement se couvrir.

Estomaquée, elle cesse de manger son ballotin de lotte.

- Tu me menaces? C'est pas vrai!

Il émet un petit rire désapprobateur.

- Je ne suis pas ton ennemi, contrairement à celui à qui tu t'attaques. Je suis sûr que tu me caches pas mal d'indices mais, d'après ce que tu viens de me raconter, j'ai une petite idée sur ses capacités de nuisance.

Leurs regards se confrontent. Il en sait plus qu'il ne le dit! Béatrice Décombes m'a certifiée que Moran a les flics et les juges dans sa poche. Elle s'efforce de sourire.

- Précise... Fais-moi peur.

- Ne fanfaronne pas... C'est quelqu'un de très dangereux. Je suis sûr que dans son entourage ont eu lieu des disparitions opportunes et douteuses...

— Blanchard et Tudal ! Quelqu'un m'en a parlé. Il connaît Moran !

- Tu vois... Et pourtant, rien n'a permis de le mettre directement en cause... D'autant moins qu'il jouit de hautes protections...

— Tu sais qui c'est! Il est dans le coup! Ne me mens pas, tu le connais !

Il rit.

- Non!... Je te dresse un portrait-robot... Dénonce-le et je me charge de faire ouvrir une information.

- Est-ce qu'il bluffe ? Je sais si peu de choses de sa vie... Je ne peux pas... Ce serait me révéler...

- Tu comprends pourquoi moi et mes collègues, nous sommes bien démunis en moyens d'attaque vis-à-vis de ces malfrats... Parce que des gens comme toi refusent de coopérer.

- Je suis tenue par le secret professionnel !

Il éclate de rire.

- Après ta démarche en faveur de ton peintre, es-tu bien placée pour me l'opposer?

- La police a d'autres pouvoirs que les miens, si vous vouliez changer les choses, vous le pourriez. Regarde, ce matin, ils annonçaient l'interpellation de huit proches de Charles Pieri...

- Rien à voir. Pieri, en se mettant au-devant de la scène en sa qualité de leader nationaliste corse, a prêté le flanc à l'investigation... Ce n'est pas le cas du type auquel je pense; il reste dans l'ombre... Les complicités tacites, les ligues d'intérêts, l'inertie, la loi du silence élèvent des remparts, édifient des bastions... Seule une plainte venue de derrière les murs peut nous entrouvrir une porte, s'il n'y a pas un crime patent ou un délit flagrant... Et les criminels organisés à la manière de celui dont nous parlons s'entourent d'opacité, ils se gardent bien de se compromettre par des engagements publics sur des voies contestées.

Il lui prend la main.

- Je tiens à toi, Valou... Méfie-toi... Si ton adversaire est de cette trempe-là, c'est quelqu'un d'extrêmement dangereux... Tu ne seras pas de taille.

- Il est sincère. Je perds la boule! Si je donne toutes les infos en ma possession, est-ce que tu peux me garantir que tu éviteras la mise en liquidation de l'entreprise de mon client et la vente des biens familiaux?

Navré, Hugo secoue la tête.

- ... Non.

- ... Alors, je persiste à considérer que j'ai fait le bon choix.

Ils se mirent l'un dans l'autre, lui affligé, elle piètrement souriante.