Interviewé à Bruxelles par Albert Auriol pour
Le Figaro Magazine qui paraîtra le 27
décembre, Jacques Collin s'exprime - avec volubilité, à son
habitude - à propos des prochaines élections régionales de mars
2004.
- Je doute du succès de l'UMP, qui n'est que le
RPR dévitalisé par l'annexion de groupuscules sans projet. Les
Français ont besoin d'un capitaine qui montre la route. Ils ne
l'ont pas. Leur détresse s'exprimera par le bulletin de vote.
L'idée de l'UMP était une mauvaise idée; Alain Juppé est une
intelligence, il n'est pas un politique... Je ne comprends pas que
le président de la République s'obstine à vouloir en faire son
dauphin, mais ceci est une autre question... À l'inquiétude
suscitée par le chômage grandissant, les délocalisations, la perte
de pouvoir d'achat, conséquences directes du traité de Maastricht
et du Pacte de stabilité, est venu s'ajouter le danger du
terrorisme internationalisé. Tous les éléments sont réunis pour que
ce scrutin régional soit l'expression d'une peur et non d'une
espérance, et donc son résultat, funeste pour le parti au
pouvoir... Au sujet du terrorisme, permettez-moi d'ajouter que le
concept d'un « Monsieur Terrorisme » européen, très à la mode, est
un gadget. La lutte doit s'organiser au stade microcellulaire du
pays, de la région, de la commune, de l'entreprise, de la cité. La
France, comme ses alliés, est engagée dans une guerre mondiale sans
merci où la victoire ne pourra s'obtenir qu'à l'aide du
renseignement. Il faut à la Nation des hommes forts, solides dans
leur tête, leurs convictions politiques, leur patriotisme, aptes à
surveiller ce qui se dit, ce qui se fait, et disposés à agir avec
compétence et fermeté. Il y va des fondements de notre société
occidentale. C'est une question de vie ou de mort. Bien peu en ont
pris conscience.
Sous les spots high-tech de la réception flambant
neuve du commissariat central, Anita Dubreuil — que ses collègues
ont aidée à délaisser ses obligations une demi-heure avant la pause
- a relaté à une jeune adjointe de sécurité ce qui lui paraît
alarmant dans le silence de Laurent.
— Vous avez appelé l'hôpital?
— J'y travaille. Aucune trace. J'ai interrogé
aussi la morgue, Police Secours, les pompiers. Rien. Ce n'est pas
normal.
— Pourquoi?
Un brigadier grisonnant, un pinceau de poils sous
la lèvre inférieure, est venu rejoindre la fliquette aux yeux ronds
derrière le long bureau de bois clair. Son intrusion dans le
tête-à-tête déroute Anita.
— Pourquoi?... Ne pas parler
du voleur qui menace Noémie et Nico. Mais parce que ça ne
s'est jamais produit, monsieur. Même ses ouvriers n'ont jamais vu
ça.
— Vous vous êtes disputés, hier soir, ce
matin?
— Mais non ! nous nous entendons parfaitement.
Il était si
agité, hier soir, même Noémie
l'a trouvé drôle.
— Il a des soucis de travail, d'argent?
— Euh... Il ne me prend pas
au sérieux... Quelques-uns, oui.
— Il a dû avoir envie de se changer les idées,
vous vous inquiétez sûrement pour rien.
La demoiselle sourit.
— Vous êtes d'un tempérament à angoisser?
— Ils me croient
folle! Pas plus qu'une autre. Mais j'ai de bonnes raisons
de... Si je parle du vol, ils vont penser que
j'en rajoute pour me rendre intéressante. J'aurais dû commencer par
ça, sans dire que j'ai croisé le voleur. C'est trop tard d'en
parler maintenant. Et puis, je me fous du vol, c'est Laurent qui
compte...
- Madame? Vous ne vous sentez pas bien?
- Je fais tout à l'envers. Je
n'aurais pas dû venir. Si, si, je... Quand est-ce que vous
considérez qu'une femme peut légitimement se préoccuper de la
disparition de son mari?
Le brigadier réfrène mal un haussement
d'épaules.
- Madame! Est-il raisonnable de parler de
disparition pour un silence de quatre heures?
- Si j'en dis plus, je mets
les enfants en danger. Oui... Bien sûr.
Le désarroi d'Anita attendrit l'adjointe.
- Vous savez, 70 % des fugueurs reviennent dans
les quarante-huit heures.
Son chef pense la rassurer en jouant les
débonnaires.
- Il a un bon copain... une bonne copine?
- Aberrant! Votre
sourire ne me plaît pas, monsieur.
- Ne le prenez pas mal, je ne cherche qu'à vous
tranquilliser.
- Monsieur le brigadier a raison, ce serait bien
de voir de ce côté-là avant de vous prendre la tête.
- Tout juste s'ils ne me
disent pas que je suis cocue! Si... Si par hasard, vous
appreniez quelque chose, vous pourriez m'avertir?
- Naturellement. Mademoiselle va inscrire votre
passage sur la main courante.
- Je ne peux pas déposer plainte?
Il gonfle les joues.
- Pour porter plainte, faudrait que vous soyez
victime d'un crime ou d'un délit... Il est un peu tôt pour parler
de délaissement de mineur ou d'abandon de famille, vous croyez
pas?
Anita les dévisage, abêtie. S'ils connaissaient Laurent, s'ils savaient tout, ils ne
diraient pas autant d'âneries.
Les rares fois où il a osé venir voir Valérie à la
banque Geoffroy-Dornan, Joël Ardinaud a toujours eu les jambes un
peu molles et les mains moites... Aujourd'hui, bouleversé par
l'assassinat dont il a été l'involontaire et malencontreux témoin,
la cervelle bouillonnante, il monte le grand escalier de deux
marches en deux marches, sans que l'idée du trac ne l'effleure.
Je sais que ce sera dur pour elle, mais je
dois lui dire, je peux pas garder un poids pareil sur la patate,
c'est trop dur, faut que je partage. Je la consolerai de la perte
de son petit copain; elle, elle saura que je suis pas son
meurtrier, elle me connaît, je ferais
pas de mal à une mouche, je déteste les armes à feu. Arrivé
à l'entresol, il n'y transite que pour se lancer à l'assaut du
colimaçon exigu menant au premier. Elle ne me
trahira pas. Elle ne dira à personne que j'y étais, ce sera notre
grand secret, ça renforcera notre entente; partager un secret de
cette envergure, ça soude un couple pour la vie. Essoufflé,
à deux doigts de l'égarement, il surgit sur l'étagère... pour
remarquer aussitôt la jeune policière, modèle échalas en uniforme,
indolemment affalée dans le fauteuil d'ordinaire occupé par
l'obnubilant objet de ses pensées. Ho, ho,
qu'est-ce qu'elle fout là, cette poulette? Il se bloque net,
à hauteur du bureau de Marc Léglise. Ils
savent déjà pour la mort du peintre! En le reconnaissant,
Tyranneau de Bergerac bondit hors de sa cage.
- Bonjour monsieur. Vous savez où est passée Mlle
Lataste?
- Ben, non, euh... Ch'croyais qu'elle était
ici.
Sophie Cazenave s'approche. Il a l'air ivre.
La factionnaire pointe le nez, sourcils en alerte.
C'est quoi, ce client? Elle se lève et
s'avance.
Joël est sidéré. Ce que vient de lui récapituler à
plaisir Léglise de la tentative d'escroquerie, ainsi que des
soupçons dont il accable Valérie, le rend tout drôle, transpirant
et gelé à la fois.
- Ch'peux pas croir' que Valérie soit mêlée à une
affair' d'ce genre.
Sophie opine.
- Moi non plus, Joël, soyez rassuré. Je suis
convaincue qu'elle n'y est pour rien.
- Vous êtes qui, monsieur, par rapport à Mlle
Lataste?
Le trio se tourne vers celle que le commissaire
Bensoussan a désignée sous la dénomination « géranium »; le surnom
a fait le tour de l'établissement où on ne l'appelle plus
qu'ainsi.
- Ch'uis son fiancé.
Saisissement de Géranium.
- Il a bu! Il pue la
bière. C'est vous qui êtes substitut du procureur?
J'y crois pas!
Joël rit bêtement.
- Non, là, vous faites erreur. Vous vous trompez
de personne. Moi, ch'uis... j'étais chef d'atelier chez EPCOS, un'
filial' de Siemens.
- Votre nom, c'est quoi?
- Ardinaud... Joël Ardinaud.
Sophie veut apaiser la tension grimpante.
- Nous connaissons monsieur, il vient souvent voir
Valérie. Complice? Géranium se
renfrogne.
- Vous avez vos papiers?
Marc Léglise a un rictus en voyant le pitoyable
alcoolique extraire son portefeuille de sa veste d'agneau, les
mains agitées par un vent de force 5. La carte d'identité émerge
enfin.
La factionnaire prend des notes.
- Elle est périmée.
- Oui, oui, j'sais, faut que...
- C'est toujours votre adresse?
- Non. C'était celle de mes parents.
- Votre domicile actuel?
- Résidence Les Amures à Lormont, bâtiment
C.
Géranium enregistre.
- Quel étage?
- Quatorzième. T'es bien un
flic!
Elle restitue le rectangle de plastique.
- Pourquoi vous êtes là?
- Motus! J'vous ai
dit... Ch'uis le fiancé de...
Léglise regimbe.
- Excusez-moi ! Ce n'est pas pour vous blesser
mais... Mlle Lataste a changé son fusil d'épaule, si j'ose dire,
depuis des mois... Votre remplaçant est un magistrat dont il se
peut qu'à vous Mme Cazenave accepte de dire le nom...
Il est enchanté de sa vacherie. Sophie est
outrée.
- Le salaud! Lui balancer ça
comme ça! Je... J'ignore de quoi vous parlez!
- Il est temps que monsieur sache à quoi s'en
tenir, non? Il est adulte !
Sophie secoue rageusement la tête et détale vers
son bureau. Joël est abasourdi.
- C'est quoi, ce cinoche? C'est pas un peintre,
son copain?
Léglise ricane.
- Y a certainement des procureurs qui peignent,
peut-être que celui-là est aussi doué pour la peinture... Demandez
à Mme Cazenave, elle est certainement au courant.
Content de lui, il reflue vers sa coquille à
reculons, tel un bernard-l'ermite au corps visqueux, s'y infiltre
en souriant et clôt la porte avec délice.
Géranium compatit au désarroi de son suspect
potentiel.
- C'est dur d'apprendre ça, mais... vaut mieux
savoir, hein. On est moins... Vous vouliez lui parler de quoi, à
Mlle Lataste?
Joël la regarde, comme s'il la découvrait à
l'instant. Je cours après ce foutu con de
peintre qui trouve rien de mieux que de se faire flinguer sous mes
yeux ou quasiment, et c'est même pas lui mon successeur! C'est
quoi, cette putain d'histoire? Qu'est-ce qu'elle fout là-dedans,
Valérie? Et c'est qui, ce procureur de merde?
- Monsieur... Vous m'entendez, monsieur?
- Hein!
- Vous vouliez lui dire quoi, à Mlle
Lataste?
- Que j'l'aime! C'est interdit?
Il tourne le dos à la fonctionnaire et se
précipite vers Sophie qui s'est prise d'une passion forcenée pour
l'écran de son moniteur.
- I'ment pas, l'aut'rat, là ? Valérie sort avec un
proc? Faut m'le dir'. J'serai fort. J'ai l'droit d'savoir. Dit'-moi
qui c'est, c'mec.
Il empeste la bière, le
pauvre garçon. La meilleure copine se tord les mains.
C'est vrai qu'il ressemble à Perkins. Si je
lui donne le nom d'Hugo Fargeat-
Touret, Val ne me le pardonnera jamais.
- Je suis désolée, Joël... M. Léglise se trompe,
je ne sais rien.
Il scrute les yeux noisette cillant parmi les
taches de rousseur qui s'empourprent.
— Elle me ment... Elle me
ment! Elles mentent toutes!!! Putain, y en a pas un' pour
rattraper l'aut'!
Il fait volte-face - un virage sur l'aile qui
l'amène à tanguer dangereusement - et se rue vers l'escalier.
Géranium s'insurge.
- Attendez! J'ai deux ou trois questions à vous
poser!
- Vous avez mon nom, mon adresse, vous savez où me
trouver ! Je venais pour parler d'amour, pas pour cambrioler la
banque !
Son hurlement ébranlé d'un sanglot a redressé tous
les nez du hall. Les curieux en sont pour leurs frais : le furibond
a disparu.
En référer à l'autorité
supérieure pour prendre des ordres. Géranium dégaine son
portable.
L'appel de la gardienne de la paix va remonter
jusqu'à Bensoussan.
En fait, quand leur arrive son signalement d'un «
individu douteux cherchant à entrer en communication avec Valérie
Lataste », les enquêteurs du commissaire principal ont déjà
connaissance de l'existence de Joël Ardinaud, officialisée depuis
une heure grâce aux relevés téléphoniques du fixe et du mobile de
la « présumée innocente » fournis par France Telecom et SFR où le
capitaine Matthieu Fourrier se targue de posséder plusieurs
informateurs auxquels il assure un total anonymat. Ce sont les
mêmes bordereaux qui ont permis d'accrocher le patronyme «
Fargeat-Touret » au substitut dont fait mystère l'entourage
professionnel de celle que sa manie, à présent patente, de fuir la
confrontation rend de plus en plus suspecte.
Bensoussan ordonne à ses collaborateurs de
programmer un entretien serré avec l'amoureux transi, possiblement
alcoolo, qui pourrait éclairer leur lanterne sur les activités de
sa dulcinée que Fourrier s'emploie à charger activement.
- Vous allez être déçu, patron. J'ai essayé de
dépiauter le disque dur de son ordinateur perso, le fameux
Patouche...
Bensoussan se gratte la barbe.
— Essayé? Il est blindé de protections?
— Mieux que ça... Y a pas de disque dur. Patouche
est une boîte vide. Je l'ai vidangée en
beauté. Du travail propre, on pourrait croire qu'il n'en a
jamais eu. Je suis assez doué.
Les ongles de Bensoussan restent suspendus,
empêtrés dans un maquis de poils. Il brimbale son crâne roux un
moment...
— J'ai l'impression que quelqu'un se paie notre
gueule.
— Surtout la tienne, mon
pote. Vous croyez que Valérie Lataste a été prévenue qu'on
allait perquisitionner?
— Possible... Y a des évidences qui me gênent.
Tout est parti de cette 605 volée et garée en dépit du bon sens,
comme si on l'avait fait exprès... Idem
pour le calibre qui traînait sur la banquette... Sans lui, on
n'aurait pas fouillé et, sans la fouille, pas de présomption de
flag, donc pas de descente à la banque... Vous n'avez pas la
sensation qu'on nous mène en bateau?
Les doigts ont repris leur ratissage de la
brousse.
— Pourquoi il me demande ça à
moi? Faire gaffe. Peut-être que vous avez raison. J'avoue
que je ne me suis pas posé la question. Je
connais la réponse.
L'Esquimau Fourrier masse son col de bison,
monument de candeur à la recherche d'une inspiration qui ferait
jaillir la lumière. Son chef le reluque en biais, comme s'il
attendait une révélation.
— J'aime pas son regard de
traviole... S'ils se sont imaginé le flouer longtemps, le père
Bensoussan, ils se sont gourés... Faut
que je le recadre sur l'objectif... Juste une question,
patron... Si je suis indiscret, vous me direz; déformation
professionnelle... Pour que d'une simple patrouille constatant la
présence d'un gun dans une caisse le dossier passe aussi vite à la
financière, je me doute qu'y a dû y avoir une intervention haut
placée, non? Qui vous a branché? Il va pas me
le dire, mais ça lui remettra les yeux en face des
trous.
Bensoussan se tourne vers la baie vitrée. Au-delà
bat une bonne part du cœur administratif de la communauté urbaine,
du département et de la région... Juste en vis-à-vis du cimetière
établi sur le vaste domaine soustrait aux ci-devant chartreux,
après la Révolution de 1789. Une telle promiscuité des institutions
a, dès la construction des nouveaux locaux, suscité l'ironie du
commissaire. Les percepteurs, les flics, les
croque-morts, le tiercé qui fait froid dans le dos... J'aurais dû
me méfier, Vérane est un arriviste de première bourre aux
fréquentations redoutables... Son affaire sent le pourri. Il
m'utilise pour servir ses intérêts... Pourquoi je n'ai pas pensé à
ça aussitôt?... Je n'aurais pas pu lui refuser d'obtempérer...
Après qui il en a?... Après moi?... Pourquoi moi? Je ne lui ai
jamais fait d'ombrage... Si ses intentions sont honnêtes, je n'ai
aucune raison de cacher la provenance des ordres reçus; il se
couvrira de gloire à bon compte, en cas de succès. Et s'il cherche
à me foutre la tête sous l'eau, autant ne pas le
protéger.
Bensoussan revient à son subordonné qui commençait
à sécher sur pied.
- Thierry Vérane.
Matthieu Fourrier exprime une stupeur non
simulée.
- Le directeur adjoint de la DDPN?
- En personne.
- Putain, je pensais pas
rouler pour un ponte de la maison! Jeannot est un
cachottier. Paraît qu'il a beaucoup de relations.
- Oui. Notamment politiques. Il leur doit son ascension vertigineuse.
- Je suppose que Vérane n'a pas fait que vous
donner un tuyau, il y avait certainement des ordres qui allaient
avec.
- Nous les avons exécutés ce matin... Faut que je me dédouane. Si on s'est fait entuber,
c'est jusqu'au sommet de la hiérarchie.
- Là, tu te goures,
Siméon. Probable.
- Faut creuser. Parce que, de deux choses l'une,
ou on est tombés sur des escrocs très maladroits, ou on a affaire à
des malfaisants empressés de nuire... Mais, dans ce dernier cas, je
ne comprends ni qui ils sont, ni à qui ils en veulent... À nous, à
la banque Geoffroy-Dornan, à ses clients, à Robert Puymireau, à
Valérie Lataste?... Je veux savoir.
- Foutu flic, tu vas y paumer
ton slibard. Vous saurez. Je vais mettre toute l'équipe à la
traque de la banquière. Je pense qu'elle a pas mal de petits
secrets à déballer. Elle sera morte
avant.
- D'accord. Faites ça.