CHAPITRE DIX-NEUF

 

 

Brashieel, ex-serviteur des tonnerres, était blotti dans sa cellule de nichée et réfléchissait. Il n’avait jamais songé à l’éventualité d’une capture. Ni d’ailleurs personne d’autre parmi ses semblables, pour autant qu’il sache. Les Protecteurs n’emprisonnaient pas les destructeurs de nid, ils les exterminaient. Jusqu’à ce jour, il avait toujours pensé que l’ennemi cultivait la même coutume. C’était faux.

Il avait tenté de combattre jusqu’à la mort, en vain. Et, chose curieuse, il ne ressentait plus l’envie de mourir. Personne ne lui avait jamais dit que le trépas était obligatoire. Mais, tout comme lui, les autres s’étaient peut-être avérés incapables d’envisager l’hypothèse de sa survie. En tout cas, il éprouvait un vague sentiment. Le sentiment qu’un individu soucieux de l’honneur aurait réussi à terrasser un dernier adversaire.

Seulement voilà, Brashieel désirait vivre. Il lui fallait absolument réfléchir à ce dont il était la proie et à ce qui se produisait autour de lui. Ces étranges bipèdes avaient pulvérisé l’armada du seigneur Chirdan avec à peine cinq douzaines de vaisseaux. Des vaisseaux gigantesques, certes, mais en si petite quantité ! Ils avaient surgi alors qu’il ne manquait plus que quelques douzièmes de journée pour parachever la destruction de ce monde. La puissance de ces destructeurs de nid était inouïe ! Ils avaient le pouvoir d’effacer les Aku’Ultan de l’univers, et il frémit de terreur à cette idée.

Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? Il savait désormais à quoi ressemblaient les êtres de cette planète, or ils appartenaient à la même espèce que ceux qui manoeuvraient ces formidables bâtiments. Il ignorait si c’étaient eux aussi qui avaient construit les fameuses batteries de senseurs. C’était probable, mais, le cas échéant, les plateformes spatiales avaient dû les prévenir depuis longtemps que la Grande Croisade allait bientôt frapper à leur porte. Pour quelle raison avaient-ils gardé leur arme secrète pour la fin, laissant leur monde souffrir le martyre jusqu’au bout ? Et pourquoi ne l’avaient-ils pas exécuté, lui ? Parce qu’ils voulaient en tirer des informations ? Possible, mais une telle stratégie n’aurait jamais germé dans l’esprit d’un Protecteur. Encore une preuve possible de leur supériorité, admit-il a contrecoeur. Mais le plus étrange de tout résidait dans le fait qu’ils ne le maltraitaient pas. Ils étaient extrêmement costauds pour leur petite taille. Dans un premier temps, il avait cru que c’était seulement l’armure énergétique de son adversaire qui lui avait donné un tel avantage… jusqu’à ce qu’il voie cet individu à longue chevelure et au corps mince redresser un de ces bans de sommeil surélevés et l’emporter pour faire de la place dans sa cellule. Bref, s’ils avaient voulu, ils l’auraient réduit en miettes.

Mais au contraire ils avaient soigné ses blessures, lui avaient donné à manger ce qu’ils avaient trouvé dans l’épave du Défenseur et fourni un air agréable à respirer – plus épais que le leur. Alors qu’ils auraient dû l’abattre. Ne représentait-il pas un destructeur aux yeux de leurs protecteurs ? La communauté du Nid n’était-elle pas passée à deux doigts d’atomiser leur chère planète ? Étaient-ils stupides au point d’ignorer que lui et les siens incarnaient – et incarneraient toujours, quoi qu’il advienne – leurs ennemis jurés ?

Ou peut-être ne le craignaient-ils tout simplement pas. À côté de leurs bâtiments titanesques, les plus grands vaisseaux aku’ultan ressemblaient à des oisillons jouant avec un arc en bois de mowap. Étaient-ils si forts, si sûrs d’eux-mêmes qu’ils ne redoutaient pas des bourreaux venus d’ailleurs ?

Une pensée des plus terrifiantes, qui allait à l’encontre des croyances du peuple de Brashieel, car il devait toujours y avoir une place pour la peur, la Grande Peur que seules la bravoure et la Voie pouvaient apaiser. Mais si ces êtres singuliers ne l’entendaient pas ainsi, si l’effroi ne naissait pas naturellement chez eux, alors, après tout, il ne s’agissait peut-être pas de saccageurs de nid…

Il était blotti dans sa cellule de nichée, les yeux fermés, et geignait dans son sommeil, se demandant quel était le plus atroce cauchemar : trembler devant l’ennemi ou l’imaginer dénué de toute crainte.

 

Colin et Jiltanith se levèrent pour accueillir les officiers les plus gradés de la Terre ainsi que leurs quatorze nouveaux capitaines de vaisseau stellaire. Un chiffre bien maigre. En mettant à contribution tout le personnel entraîné et bioaugmenté que la défense terrienne était prête à sacrifier, ils auraient pu fournir des équipages restreints à dix-sept unités de la garde impériale. Mais ils avaient préféré s’en tenir à quinze : quatorze Asgerd et un Vespa.

L’Empire avait donné la priorité à des modèles plus spécialisés que ceux de l’Empirium. Du point de vue de la conception, les Asgerd étaient ceux qui se rapprochaient le plus de Dahak, très complets et équipés pour combattre à n’importe quelle portée. Les Trosan, avec un armement puissant de rayons, étaient optimisés pour le combat rapproché. Les Vespa, enfin, convenaient pour des assauts planétaires. Le conseil s’était limité à quinze bâtiments pour une raison bien simple : le reste des effectifs manoeuvreraient les trois transporteurs de type Enchanach – aussi vastes que Dahak – dans le cadre de l’opération Dunkerque.

En vitesse supraluminique, le trajet jusqu’à Bia ne prendrait que six mois, et chacun de ces mastodontes pouvait accueillir plus de dix millions de personnes – à condition de maximiser la place disponible. Avec un peu de chance, la flotte aurait le temps de revenir pour un deuxième chargement même si la flotte impériale échouait à repousser l’ennemi. On pourrait évacuer plus de soixante millions d’êtres humains pour les mettre à l’abri derrière les barricades presque imprenables de la capitale impériale, dans le confort des abris que les robots de Mère avaient déjà commencé à bâtir. Le général Jiang se chargeait à présent de sélectionner les réfugiés, qui constituaient en quelque sorte la police d’assurance de Colin.

A vitesse maximale, et même dans l’hyperespace, les Achuultani ne dépassaient pas cinquante fois la vitesse de la lumière. Il leur faudrait au moins dix-sept ans pour atteindre Bia. Largement le temps, pour Mère et Qian Daoling, d’activer les systèmes défensifs, de rassembler et de construire de nouveaux vaisseaux ainsi que de mettre sur pied leurs équipages. Si l’ennemi parvenait à destination, une surprise de taille l’attendrait.

Colin dévisagea Daoling en bout de table. Le maréchal était plus impassible que jamais, mais MacIntyre se souvenait de la peine dissimulée dans son regard quand il avait perdu à pile ou face contre Hatcher. D’une certaine façon, l’empereur se réjouissait que ce soit l’officier chinois qui doive partir. Il n’avait n’avait pas eu le temps de faire plus ample connaissance avec lui, mais il appréciait ce qu’il en savait. Qian était un homme de fer, et Colin lui témoignait une confiance aveugle. Comment aurait-il pu en être autrement alors que ses enfants étaient du voyage ?

’Tanni ne les accompagnerait pas. Elle était le commandant de Dahak II, le vaisseau amiral de réserve, et refusait de s’éloigner davantage de son mari. Parce qu’elle l’aimait, bien entendu, mais aussi parce qu’il allait affronter les Achuultani et que le tueur qui sommeillait en elle ne résistait pas à l’appel du combat.

Si leurs rôles avaient été inversés, il aurait peut-être laissé de côté son sens du devoir, mais ’Tanni s’y refusait. Il aurait pu lui ordonner de s’en aller avec les autres… mais il la comprenait et tenait à elle.

Le dernier officier – dame Adrienne Robbins, capitaine de vaisseau de la Flotte de guerre impériale, baronne Nergal, membre des Compagnons de la nova d’or et commandant du planétoïde Empereur Herdan – prit place. Colin balaya la salle de conférence du regard, satisfait de se trouver en présence des meilleurs éléments que la Terre avait à offrir pour assurer son ultime défense. Il se leva et frappa doucement sur la table, puis les conversations à voix basse cessèrent.

« Mesdames et messieurs, Dahak a pénétré la base de données des Achuultani. Nous savons enfin à qui nous avons affaire, et le tableau n’est pas rose. En fait, l’opération Dunkerque est une nécessité, non pas une simple police d’assurance.

Horus dévisageait son gendre tandis que celui-ci parlait. Le nouveau « sire » arborait un air sombre mais non défait – loin s’en fallait. Il se rappela le Colin MacIntyre des premiers jours : un jeune homme aux cheveux roux pâle et à l’allure banale, mêlé malgré lui à une guerre qui remontait à des millénaires, déterminé à faire ce qu’il devait, mais terrifié à l’idée de ne pas être à la hauteur.

Ce jeune homme n’existait plus. Par chance ou par destin, il avait trouvé sa voie. Aussi absurde que cela puisse paraître, le hasard avait fait de lui un roi : Colin Ier, empereur et maître de guerre de l’humanité, champion de son espèce en cette heure funeste. S’ils survivaient, songea le vice-gouverneur, Herdan le Magnifique aurait trouvé son rival au titre de plus grand souverain de l’histoire.

« … n’allons pas rester au tapis pour autant, déclarait Colin, et Horus revint à la réalité. Jamais service de renseignement n’a été aussi bien informé sur les modalités d’une incursion achuultani, et j’ai bien l’intention d’en tirer profit. Mais avant de vous communiquer mes projets, il est tout à fait normal que je vous en dise plus sur ce qui nous attend. ’Tanni ? » Il fit un geste à l’adresse de sa femme et s’assit.

« Messires et gentes dames, commença-t-elle d’une voix douce, cest ennemi qu’en ce jour affrontons dépasse toute antérieure menace. Pariseroit qu’Aku’Ultan nomment nostre bras de galaxie “secteur du démon” pour cause es souffrances encourues lors d’austres voyages jusqu’icy entrepris. Ceste raison fit qu’ils rassemblèrent puissance deux foys plus meurtrière que jamais, ores devons combattre ycelle avecques quatre vingtaines de navires à peine.

» Nostre Dahak a flairé leur nombre. Comme bien savez, les calculations de cestes créatures s’effectuent en base douze, et oicy : arriveront armés d’une multi-douzaine au cube de bâtiments, c’est-à-dire près de trois millions en nostres termes. »

L’assistance réagit de façon audible. Pas un hoquet de surprise, non, plutôt une longue inspiration. La plupart des visages se contractèrent, mais tout le monde se tut.

« Et n’ai encor’ dict que partie, poursuivit Jiltanith. Les éclaireurs qui bataillèrent contre Terra ces derniers mois ne forment qu’unités légères. Yceux qui viennent derrière sont davantage énormes, au moins deux foys plus que leurs prédécesseurs. Quand bien mesme nostres missiles ne manqueraient jamais leur cible, ne pourrions en voir le bout. Et doncques, pour clair’ parler, ne devrions poinct tous les desfier en bataille ouverte. »

Les officiers échangèrent des regards perplexes. Colin ne leur jetait pas la pierre : sa réputation d’homme de sang-froid aurait été sérieusement entamée si l’on avait eu connaissance de sa première réaction face à cette dure réalité.

« Toutesfois ne conseille poinct de désespérer ! » La voix de Jiltanith détendit l’atmosphère. « Nenni, chers amis, car nostre seigneur de la guerre a façonné une entreprinse des plus sagaces, qui pourroit d’éventualité réduire nostres adversaires en poussière. Laisseroi présentement la parolle au général MacMahan pour mieux décrire la force adverse. »

Elle s’assit à son tour, et Horus applaudit en silence. Il incombait aux lieutenants de Colin de s’exprimer, pas à Dahak. Tout le monde savait à quel point la vieille IA était irremplaçable, mais entendre discourir un semblable apportait à chacun une sorte d’énergie subtile. Nul ne doutait de Dahak – le contraire eût été étonnant : c’était à sa fidélité que les humains devaient leur survie –, mais on ressentait le besoin d’entendre une voix humaine, une voix pleine d’assurance, un simple mortel à même de comprendre ce qu’il exigeait de ses pareils.

« Pendant des jours, commença Hector, le capitaine Ninhursag et moi-même nous sommes penchés sur les données disponibles avec l’aide de Dahak. Ma collègue a également passé du temps en compagnie de notre prisonnier et, avec Dahak pour interprète, a réussi à communiquer avec lui tant bien que mal. Étonnamment, du moins de notre point de vue, il n’a pas tenté de mentir ni de nous induire en erreur. Sans pour autant nous divulguer des informations.

» Nous en avons beaucoup appris, et bien que nos connaissances soient encore très lacunaires, permettez-moi de vous en faire le résumé. Ne vous inquiétez pas si je m’éloigne un peu du sujet : vous comprendrez par la suite.

» Les Achuultani, ou le Peuple du Nid d’Aku’Ultan, sont une espèce guerrière – sans aucune exception individuelle, pour autant que nous sachions. À en juger d’après les questions posées par Brashieel, ils ignorent tout des autres espèces intelligentes. Ils ont passé des millions d’années à les chasser et à les détruire, mais n’ont rien appris sur elles. Absolument rien. Comme s’ils craignaient qu’une quelconque interaction n’entame leur grande mission : la défense du Nid d’Aku’Ultan. »

Quelques sourcils se levèrent, et Hector secoua la tête.

« Au début, j’ai aussi eu de la peine à y croire, mais c’est la vérité. À un moment donné de leur histoire, ils ont été confrontés à une autre espèce – que leurs annales désignent sous le nom de “Grands Destructeurs de nid”. Comment le contact a eu lieu, où et pourquoi la guerre a éclaté, quelles étaient les armes ? Nous l’ignorons. Ce que nous savons par contre, c’est qu’il existait jadis une grande quantité de “nids”. On pourrait considérer ces nids comme des clans ou des tribus, mais ils abritaient des millions, voire des milliards d’individus. De toutes ces peuplades, seuls les Aku’Ultan ont survécu, et uniquement parce qu’ils se sont enfuis. À partir des informations récoltées, nous déduisons qu’ils sont partis s’abriter dans une lointaine galaxie – la nôtre.

» Une fois arrivés, ils ont organisé leur défense – au cas où l’ennemi les aurait poursuivis –, tout comme l’Empirium bien des millénaires plus tard. De la même façon que nous envoyions des sondes pour repérer l’envahisseur, ils cherchaient la piste de leurs bourreaux originels. Et, à l’instar de nos ancêtres, ils sont restés bredouilles. En revanche, ils ont rencontré d’autres formes de vie intelligentes et, puisqu’ils considéraient toute espèce étrangère comme une menace, ils ont commencé à les exterminer.

Il s’interrompit. Un silence profond régnait dans la salle.

« Voilà à qui nous avons affaire : des créatures impitoyables parce qu’elles savent que personne ne leur fera de cadeau. Je ne dis pas qu’il soit impossible de changer cette situation, mais probablement pas à temps pour sauver notre peau.

» Passons maintenant aux caractéristiques de l’ennemi que nous n’avons toujours pas réussi à expliquer.

» En premier lieu, il n’existe pas de femelles achuultani. » Des regards d’incrédulité se posèrent sur MacMahan, et il haussa les épaules. « Cela peut paraître bizarre, mais à notre connaissance leur langage ne comprend même pas de genre féminin. Ces faits sont d’autant plus déconcertants que notre prisonnier est un mâle parfaitement fonctionnel. Pas un hermaphrodite, un mâle ! Le lieutenant Cohanna suggère une méthode de reproduction artificielle, ce qui expliquerait la faible variation parmi les sujets observés, voire peut-être aussi l’absence apparente de processus évolutif. Mais pourquoi une espèce – surtout lorsqu’elle est aussi portée sur la survie que celle-ci – prendrait-elle la curieuse décision d’abandonner toute possibilité de procréation naturelle ? Nous avons interrogé Brashieel à ce sujet, mais il nous a regardés d’un air perplexe, ne comprenant tout simplement pas la question. Il ne lui était même pas venu à l’idée que nous puissions avoir deux sexes, et il ignore ce qu’une telle singularité entraîne comme conséquences sur notre psychologie et notre civilisation.

» En second lieu, leur société est basée sur un système de castes et présente une rigidité absolue. Elle est dominée par les “grands seigneurs du Nid”, et en particulier par le “Seigneur du Nid”, la plus grande autorité, le souverain suprême. De là à savoir comment ces souverains sont choisis… Notre détenu se désintéresse complètement du sujet. Il semble dénué de curiosité à cet égard. Pour lui, la réalité est ainsi, point à la ligne.

» Troisièmement, nos adversaires habitent une quantité de mondes relativement restreinte. La plupart d’entre eux voyagent en permanence à bord des vaisseaux des “Grandes Croisades” ; ils parcourent la Galaxie à la recherche de forces hostiles et les anéantissent. Les quelques planètes peuplées se situent bien au-delà des estimations de l’Empirium. Voilà sans doute pourquoi on ne les a jamais débusquées. En outre, ils sont nomades : ils occupent un système stellaire pendant un certain temps, le purgent de ses ressources pour construire des bâtiments de guerre puis l’abandonnent. Nous ne savons pas avec exactitude où ils se trouvent : les ordinateurs du Défenseur ne renfermaient pas cette information – peut-être a-telle été effacée avant notre intervention. Nous estimons néanmoins qu’ils se déplacent en direction de l’est galactique, auquel cas ils s’éloignent de nous en permanence, ce qui expliquerait la fréquence irrégulière de leurs raids dans notre secteur.

» En dernier lieu, le comportement social et militaire du Nid suit un schéma inaltéré depuis l’aube des temps – de mémoire achuultani. C’est la découverte la plus encourageante que nous ayons effectuée à ce jour. Nous connaissons désormais le mode opératoire de leurs expéditions et savons comment enrayer le processus à long terme.

— Ah bon ? » Gerald Hatcher se gratta le nez d’un air pensif. « Que devons-nous faire ?

— Il nous suffit de contrer cette incursion-ci », lâcha MacMahan. Il y eut des rires gênés, mais il les accueillit avec un début de sourire. « Je suis très sérieux. Ils ne possèdent aucun moyen d’hypercommunication interstellaire en dehors des vaisseaux coursiers. Je conçois mal qu’une civilisation aussi ancienne n’ait pas encore développé de technologie plus avancée, mais les faits sont là : lorsqu’une “Grande Croisade” prend le départ, les individus qui restent derrière ne s’attendent a recevoir aucune nouvelle jusqu’au retour de leurs camarades.

— Nous avons donc de quoi nous réjouir, opina Hatcher.

— Absolument. Surtout si l’on y ajoute les autres limitations dont souffrent nos adversaires. Leur vitesse maximale en espace normal est de vingt-huit pour cent de celle de la lumière, et ils n’emploient que les hyperfréquences les plus basses et les plus lentes – là encore, pour des raisons inconnues, mais ne nous plaignons pas –, ce qui limite leur vélocité supraluminique à quarante-huit c. Un rendement qui représente sept pour cent de celui de Dahak et six pour cent de celui de la garde impériale en régime Enchanach – deux pour cent en hyperpropulsion. Comme vous le voyez, chaque campagne d’extermination prend un temps considérable. Bien entendu, le régime hyper entraîne un effet de dilatation temporelle, et plus la bande fréquentielle est limitée, plus cette dilatation est importante. C’est pourquoi, sur le plan subjectif, leurs trajets s’avèrent beaucoup moins longs. Il n’en reste pas moins que le vaisseau de Brashieel avait déjà parcouru l’équivalent de quatorze mille années-lumière avant d’atteindre Sol. Si demain un coursier était envoyé vers le système mère, il lui faudrait près de trois siècles pour y parvenir. En d’autres termes, mesdames et messieurs, si nous réussissons à contrer la prochaine offensive, nous disposerons de presque six cents ans avant de recevoir une nouvelle “visite”. Et nous saurons où aller chercher l’ennemi dans l’intervalle. »

Un léger grondement se fit entendre dans les rangs des officiers, qui imaginaient déjà ce qui pourrait être accompli en l’espace de cinq ou six siècles.

« Je suis heureux de l’entendre, Hector, déclara Hatcher, mais il reste à résoudre le petit problème des quelque trois millions de vaisseaux qui se dirigent actuellement vers nous.

— C’est vrai, intervint Colin, puis il fit signe à MacMahan de se rasseoir. Cependant, nous connaissons mieux la stratégie des Achuultani désormais. Pas autant que nous le voudrions, mais assez tout de même.

» Tout d’abord, nous avons un peu plus de temps que prévu. Leur armada se divise en trois grands groupes : deux formations principales et un bataillon de sous-unités d’éclaireurs chargés d’accomplir la majeure partie du travail. Le gros des troupes est avant tout destiné à soutenir les éclaireurs, dont chaque ramification opère sur un axe de pénétration différent. Nous avons déjà affronté une de ces patrouilles ; quant aux autres, leur plan de trajectoire ne devrait les mener qu’à des planètes mortes. Elles ne constituent pas un danger majeur : une demi-douzaine d’Asgerd suffiront à leur tenir tête le moment venu. Si nous parvenons à repousser la phalange centrale, nous aurons tout loisir de les retrouver puis de les abattre.

» Le vrai problème, ce sont les deux énormes formations qui viennent derrière. La première – que j’appellerai l’“avant-garde” – se compose d’environ un million deux cent cinquante mille bâtiments. Cette méga-flotte progresse assez lentement d’un rendez-vous à l’autre en espace normal pour permettre aux éclaireurs de lui envoyer des coursiers et de la tenir informée du déroulement de l’expédition. Il est possible qu’un de ces messagers ait déjà quitté notre système, mais il ne pourra pas mettre son rapport avant que l’avant-garde sorte de l’hyperespace pour le prochain rendez-vous, prévu à trente-six années-lumière achuultani de Sol. Étant donné la différence entre leur division du temps et la nôtre, cela représente près de quarante-virgule huit de nos années-lumière. En d’autres termes, le bataillon n’atteindra pas le point de contact avant trois mois. Nous pouvons nous y rendre en trois semaines et demie avec Dahak, voire beaucoup moins avec la garde impériale en hyper.

— Et après ? Comment faire face à un million de vaisseaux ? demanda Hatcher.

— A priori, nous n’avons aucune chance, mais j’ai prévu un piège qui devrait venir à bout de l’adversaire. Malheureusement, il n’est destiné à fonctionner qu’une fois, et c’est là que le bat blesse : même si nous balayons la première vague, il restera encore à affronter le “bloc principal”, formé de presque autant d’unités, doté de cylindres titanesques et commandé par le grand seigneur Tharno.

» L’avant-garde et le bloc principal modifient régulièrement leur position relative – ils jouent en quelque sorte à saute-mouton – et leurs rendez-vous sont beaucoup moins espacés que ceux des éclaireurs. Là encore, c’est une mesure destinée à faciliter la communication. Les détachements de reconnaissance ne peuvent pas échanger de messages latéraux ; lorsqu’ils rencontrent une difficulté – et seulement dans ce cas –, ils acheminent une dépêche au point de rencontre le plus proche, toujours situé derrière eux. La formation principale de tête, en revanche, profite de chaque arrêt pour envoyer des nouvelles à celle qui la suit. Si ces dernières sont vraiment mauvaises, elle lui demande de la rejoindre, mais seulement après s’être assurée qu’elle a vraiment besoin d’assistance – afin d’éviter toute perte de temps inutile. Quoi qu’il arrive, au moins un messager est toujours envoyé vers l’arrière et il faut compter un intervalle minimum de cinq mois avant l’arrivée des renforts. Vous me suivez jusqu’ici ? »

Des têtes acquiescèrent, et MacIntyre sourit tristement.

« Voilà notre meilleur avantage stratégique : leur coordination laisse à désirer. Étant donné qu’ils utilisent des moteurs à hyperpropulsion, leurs vaisseaux doivent impérativement rester dans l’hyperespace une fois qu’ils y ont pénétré, jusqu’à ce qu’ils aient atteint leur destination. En outre, comme la portée maximale de leur com via torsion spatiale est d’à peine une année-lumière, l’arrière-garde doit s’en tenir aux coordonnées de destination préétablies, c’est-à-dire le point de départ du dernier message. Même en cas d’urgence, le deuxième groupe doit respecter cette clause s’il tient à rejoindre l’avant-garde ; faute de quoi, leur système de com étant ce qu’il est, les deux blocs courent le risque de se perdre définitivement de vue.

— Ce qui signifie, formula le maréchal Qian d’un air méditatif, que nos unités pourront leur tendre une embuscade au moment où ils sortiront de l’hyperespace.

— Exactement. Nous espérons piéger l’avant-garde et la réduire en miettes, ce qui devrait être possible. En revanche, nous ignorons les coordonnées du rendez-vous antérieur à celui-ci. Il nous est donc impossible d’empêcher les coursiers du bloc frontal de passer l’information au seigneur Tharno, qui sera dès lors au courant de notre guet-apens et se préparera en conséquence.

» Aussi, il nous faudra sans doute combattre sa formation. Une belle bataille en perspective : soixante-dix-huit bâtiments impériaux contre un million deux cent mille croiseurs achuultani. Du quinze mille contre un, en gros. »

Quelqu’un déglutit bruyamment, et le visage de Colin s’assombrit à nouveau.

— Je pense que c’est jouable. Nous perdrons peut-être beaucoup d’unités mais, s’ils émergent à l’endroit estimé, nous devrions nous en sortir. »

Un long silence suivit, puis Quian prit finalement la parole. « Si je puis me permettre, je ne vois pas comment.

— Rien n’est certain, maréchal, avoua Colin. Je sais seulement que nous avons une chance. Une chance de détruire la moitié voire les deux tiers de leurs forces. Si nous y parvenons, nous n’aurons peut-être pas arraché la Terre à son destin funeste, mais au moins nous aurons sauvé Birhat et les réfugiés vont s’y installer. Voilà pourquoi, maréchal Qian (il rencontrait le regard du géant), je suis si soulagé de savoir que nous envoyons un de nos meilleurs éléments pour assurer la défense de Bia.

— Je suis honoré de votre confiance, Votre Majesté, mais je crains que vous ne vous soyez fixé un objectif impossible. Vous ne disposez que de quinze vaisseaux – seize avec Dahak – pourvus d’équipages, et ceux-ci ne sont même pas complets.

— Mais Dahak représente justement notre meilleur atout contrairement à nous-mêmes, il est capable de diriger l’ensemble de nos bâtiments sans équipage avec la plus grande efficacité tant qu’il se trouve à portée de com via distorsion spatiale.

— Et s’il lui arrive un malheur ? demanda Qian d’un ton posé.

— Le cas échéant, j’espère de tout coeur que votre système de défense sera à son maximum opérationnel lorsque l’ennemi débarquera à Bia. »