CHAPITRE SEIZE

 

 

Brashieel s’accroupit sur son nouveau socle de service au contrôle de tir principal. Il se demandait comment le Défenseur avait tenu si longtemps, mais apparemment, le petit seigneur Hantorg insistait pour lui attribuer le mérite de cet exploit. Il lui était reconnaissant de sa confiance, d’autant plus que cette nouvelle promotion le faisait bénéficier d’un fabuleux équipement.

Il se pencha sur le disque de visionnement et perçut l’énorme masse rocheuse qui avançait aux côtés du vaisseau. Le Nid recourait rarement à des armes d’un tel volume, mais il était grand temps d’en finir avec ces maudits démons et de passer à la prochaine étape.

 

Gerald Hatcher se sentit vieux d’un million d’années en posant les pieds sur la table basse du bureau d’Horus. Malgré les prouesses de la biotechnologie, un homme ne pouvait pas tenir bien longtemps à coups de journées de travail de vingt-deux heures. Or sa limite était dépassée depuis belle lurette.

Ils avaient résisté sept longs mois – un sacré exploit ! -, mais la fin approchait à grands pas. Son personnel exténué le savait. Et la population civile devait s’en douter. Le feu des batailles avait entaché les cieux, et trop de défenseurs avaient péri au combat… ainsi que leurs enfants. À quatorze reprises les missiles achuultani avaient traversé le bouclier planétaire. La plupart étaient tombés dans l’océan. Les côtes avaient été dévastées par les tsunamis, des vents radioactifs et des typhons toxiques s’étaient abattus aux quatre coins du globe. Quatre avaient percuté des régions continentales. Par la grâce de Dieu, l’un avait terminé sa course en plein milieu du désert africain, mais plus de quatre cents millions d’êtres humains avaient subi le même sort que les habitants de Brisbane. Et les miracles accomplis par les hommes de Hatcher n’avaient fait que retarder l’inévitable.

Que Vassili parvienne à préserver son hyperextracteur dépassait l’entendement du général. Mais envers et contre tout le Russe maintenait la stabilité de la machine à la sueur de son front. L’énergie coulait encore dans les veines de la gigantesque installation, et Geb et ses ouvriers zombifiés assuraient le fonctionnement continu des générateurs de bouclier. Néanmoins, lorsque ces appareils réclamaient une révision, il leur était impossible d’en désactiver plus de quelques-uns à la fois. C’est pourquoi, tout comme Tchernikov, le vieil impérial se tuait à la tâche pour trouver des solutions.

Oui, songea Hatcher, la Terre avait son lot de magiciens… mais à quel prix ?

« Comment… (il marqua une pause pour s’éclaircir la gorge) comment va Isaiah ?

— Aucun changement », annonça Horus d’une voix triste, et son subordonné ferma les yeux pour contenir sa douleur.

Le massacre de ses équipages avait affaibli le pauvre homme, mais la catastrophe de Brisbane l’avait achevé. Il restait assis dans son bureau exigu à contempler les photos de sa femme et de ses enfants.

Ses amis savaient avec quel brio il avait combattu, regroupant ses vaisseaux meurtris assaut après assaut. Lui n’était certain que d’un fait : il avait failli. Il avait laissé les Achuultani décimer sa famille, et la majeure partie des soldats qui avaient bataillé sous ses ordres avec tant de bravoure avaient également succombé. Telle était la vérité. Beaucoup de survivants se sentaient comme Isaiah : effondrés, morts à l’intérieur, pleins de haine pour eux-mêmes parce qu’ils n’étaient pas des dieux alors que leur monde traversait une terrible épreuve.

Mais il y avait les autres, se souvint Hatcher. Ceux qui, à l’instar d’Horus, avaient pris le relais d’Isaiah quand il s’était écroulé. La liste était longue : Adrienne Robbins, la plus gradée des capitaines de parasite à avoir survécu aux hostilités, qui avait refusé l’ordre direct de retirer son vaisseau endommagé de la bataille ; Vassili et Geb, qui s’étaient transcendés pour accomplir des tâches impossibles ; le personnel harassé des CDO et des CDP, qui continuait de se battre sans relâche contre tout espoir ; les pilotes de chasseur, dont les appareils décollaient en grand nombre mais revenaient rarement…

Et, bien sûr, les gens comme Qian Daoling, cette rare catégorie d’individus à la résistance nerveuse illimitée. Tant mieux pour eux, d’ailleurs.

Parmi les chefs d’état-major, Singhman et Ki avaient été tués… ainsi que Hawter, songea Gerald avec amertume. Tama Hideoshi dirigeait ce qui restait de l’escadre de chasseurs. Vassili était bloqué en Antarctique. Frederick Amesbury travaillait d’arrache-pied aux batteries de détection – avariées suite aux assauts achuultani – pour ne pas perdre de vue la périphérie du système. Quant à Jiang Jiansu, il était monopolisé par l’accablante responsabilité de la défense civile. Voilà pourquoi, bien qu’Horus ait repris le commandement des quelques vaisseaux et CDO rescapés, Hatcher avait été contraint de céder à Qian l’organisation de l’ensemble du réseau de défense planétaire. Il se consacrait désormais à trouver un moyen de préserver la Terre d’une destruction totale.

Mais il était général, pas sorcier.

« C’est la fin, Horus. » Il dévisagea le vieil impérial, qui ne flancha pas. « Nous ne faisons que nous débattre sur le chemin de la potence. Le “bébé” de Vassili ne tiendra sans doute pas plus de deux semaines.

— Devrions-nous cesser de nous débattre, alors ? » Horus formula la question avec un sourire imperceptible aux lèvres, et le général lui retourna la politesse.

« Certainement pas ! J’avais juste besoin de partager mon sentiment avec quelqu’un avant de retourner au charbon. Même s’ils nous anéantissent, ils seront moins nombreux pour attaquer le prochain monde sur leur liste.

— Tout à fait d’accord. » Horus se pinça l’arête du nez d’un air las. « Faut-il informer la population civile ?

— Il ne vaudrait mieux pas. Je ne crains pas un mouvement de panique, mais à quoi bon les effrayer plus qu’ils ne le sont déjà ?

— En effet. »

Le vice-gouverneur se leva puis se dirigea lentement vers la baie vitrée de son bureau. La nuit tendait son voile sur le Colorado. Des éclairs géants déchiraient le ciel tandis que l’atmosphère outrée renvoyait une partie des violences subies. Un interminable coup de tonnerre fit vaciller les carreaux. La foudre et la neige, songeat-il. L’orage et le blizzard. L’eau des océans s’évaporait en trop grande quantité – des kilomètres cubes de vapeur s’élevaient dans les airs au quotidien. L’albédo terrestre s’était modifié : la surface planétaire réfléchissait davantage de lumière solaire et la température moyenne avait chuté. Combien de temps ce monde résisterait-il encore ? Par la miséricorde du Créateur, le général Jiang avait stocké des vivres en abondance, car il n’y avait plus de récoltes. Au moins, cette tempête annonçait de la pluie. De la pluie glaciale, mais de la pluie tout de même.

Et ils étaient encore vivants, se dit-il tandis que Hatcher s’apprêtait à prendre congé. Vivants. Un état qui changerait bientôt. Gerald avait raison. Ils étaient en train de perdre la guerre, et une voix intérieure lui soufflait de se rouler en boule et de baisser les bras. Mais il ne pouvait pas se le permettre. « Gerald. » Le général s’arrêta sur le pas de la porte, et Horus détourna son attention de la tourmente pour affronter son regard. « Au cas où je ne vous reverrais plus, merci. »

 

Les sabots de Tarhish grattaient le vide. Pas même les Aku’Ultan n’étaient capables de faire accélérer un bloc de cette masse en un claquement de doigts, mais sa vitesse avait augmenté. Une poignée de douzaines de tiao par segment, pour commencer. Puis quelques-unes de plus. Et ainsi de suite !

Le Défenseur avançait sur le flanc du puissant projectile, entouré d’une solide phalange de vaisseaux protecteurs.

La formation serait bientôt repérée, mais sa défense était robuste, et les destructeurs de nid ne pourraient même pas ajuster leur tir sans balayer au préalable la demi-douzaine de multi-douzaines d’éclaireurs qui restaient. Lui et ses frères défendraient le bolide jusqu’à la mort et se fraieraient un chemin à travers le barrage précaire de l’ennemi. Car ils étaient les Protecteurs.

 

« Oh, mon Dieu ! »

Les équipes de détection de Sir Frederick Amesbury tentaient désespérément d’analyser la manoeuvre des Achuultani. Pourquoi diable étaient-ils agglutinés de la sorte ? Une voix venait de se percher au-dessus du brouhaha frénétique, et le général se tourna vers le major Osgood, son officier de quart en chef.

« Qu’y a-t-il, Joanna ? » Le visage acajou de la jeune femme était paralysé. Il lui toucha l’épaule. « Jo ? »

Elle se secoua. « J’ai trouvé la réponse, mon général : Japet. »

Le calme absolu de son accent caraïbe effraya Amesbury, car il savait reconnaître cette intonation. Une voix au-delà de toute peur. En effet, lorsque tout espoir avait disparu, il n’y avait plus rien à craindre.

« Expliquez-vous, major, ordonna-t-il d’un ton calme.

— J’ai finalement réussi à hyperpropulser une batterie de senseurs dans le système extérieur afin de jeter un coup d’oeil à Saturne. » Elle croisa le regard de son supérieur sans perdre contenance. « Sa lune a disparu. »

 

« C’est vrai, Gerald. » La mine lasse de Frederick transparaissait à travers l’écran de com de Hatcher. « Notre sonde a mis du temps à se rapprocher puis à passer outre les émissions électroniques des bâtiments de combat, mais elle a fini par confirmer nos craintes : Japet – le huitième satellite de Saturne – se trouve en plein milieu de leur formation.

— Je vois. » Il aurait voulu maudire tous les diables, injurier Dieu pour avoir laissé un tel malheur se produire, mais cela ne servait à rien et sa voix resta douce. « Avons-nous une chance ?

— Pas la moindre, sauf si nous parvenons à stopper ce monstre. Il ne s’agit pas d’un astéroïde, Gerald, mais d’une lune ! Six fois la masse de Cérès.

— À quelle vitesse se déplace-t-elle ?

— Assez vite pour nous pulvériser. Ils auraient pu se contenter de la lâcher dans le puits de gravité du Soleil puis de la faire “dévaler” jusqu’à nous, mais cela nous aurait laissé trop de temps pour réagir. Ils l’ont entourée de boucliers. Toutefois, si nous réussissons à faire passer quelques hypermissiles à travers leur barrage, nous avons une chance de détruire cette saloperie avant qu’elle nous atteigne. Voilà pourquoi ils l’escortent : ils veulent lui éviter nos tirs aussi longtemps que possible.

» Leurs moteurs sont bien plus lents que les nôtres, mais ce fichu puits de gravité joue en leur faveur. J’ignore comment ils ont procédé – en fait, même s’ils ne s’étaient pas amusés à détruire nos batteries de capteurs, le phénomène nous aurait échappé : notre attention était tournée vers les astéroïdes, pas vers les lunes de la périphérie du système –, mais j’imagine qu’ils ont commencé par une infime accélération. Quoi qu’il en soit, ils ne sont partis que de Saturne, Gerald ! Peu importe quand ils ont entamé le trajet ; nous étions récemment en opposition, c’est-à-dire à plus d’un milliard et demi de kilomètres sur une ligne droite – mais leur trajectoire n’est pas une ligne droite –, et ils ne cessent de prendre de la vitesse.

» Ils se dirigent vers nous à plus de cinq cents kilomètres par seconde – sept fois plus vite qu’un météorite “rapide”. Je n’ai pas pris la peine de calculer le nombre de billions de mégatonnes à quoi cela correspond, parce que c’est inutile. Cette lune percera notre bouclier comme une balle traverserait une plaque de beurre. Elle atteindra notre atmosphère dans environ six jours. Voilà le temps qu’il nous reste pour l’arrêter.

— C’est impossible, soupira Hatcher. Totalement impossible.

— J’en suis conscient, mais nous devons quand même essayer !

— Absolument. » Gerald contracta les épaules. « Laissez-moi m’en occuper, Frederick. Je ferai de mon mieux.

— Je sais. Que Dieu vous bénisse. »

 

Les visages blêmissaient à mesure que la nouvelle se propageait au sein de l’armée. C’était la fin. Lorsque le prodigieux marteau frapperait, la Terre se briserait comme une vulgaire noix.

Ceux qui avaient trop donné, trop tiré sur la corde, finirent par craquer. La plupart démissionnèrent de la réalité, en toute simplicité. Et une poignée de soldats devinrent fous. Leurs camarades en remercièrent d’ailleurs le Ciel, parce qu’en essayant de maîtriser la démence d’autrui ils s’écartaient de leur propre terreur.

Mais en définitive seule une minorité flancha. Pour le gros des troupes, la survie et même l’espoir ne figuraient plus au rang des priorités. Ils travaillaient aux postes de combat sans hystérie, avec froideur et détermination. Ils mûrissaient leur détresse.

 

Brashieel remarqua le changement dans les signatures énergétiques. Voilà. Les destructeurs de nid savaient, et ils lutteraient pour détourner le Sabot de son chemin, pour le démolir. Les forteresses orbitales s’activaient déjà, tâchaient de verrouiller leur cible, mais de nombreux mini-sabots s’apprêtaient à mitrailler l’égide planétaire. Le but de l’opération ? Faire reculer l’écran de protection afin d’exposer les stations au tonnerre des Protecteurs, qui pourraient dès lors aplanir le chemin devant le bolide. Rien ne les arrêterait. Si les démons voulaient placer le satellite dans leur ligne de mire, il leur faudrait d’abord foudroyer le Défenseur et ses frères, mais alors il serait trop tard.

Il détaillait ses magnifiques instruments lorsque le seigneur de l’ordre Chirdan reconfigura leur formation. Le mur qui séparait la lune meurtrière du monde bleu et blanc s’épaissit. Et le Défenseur se plaça à une des extrémités de la phalange.

 

Le lieutenant Andrew Samson se sentait étrangement calme. Le vice-gouverneur Horus avait délocalisé les quelques forts restants pour appuyer la Garce, mais les Achuultani avaient prévu la manoeuvre : des jours durant, les projectiles ennemis avaient martelé le bouclier en vue de le faire rétrograder, jusqu’à ce que les CDO se retrouvent à découvert. Les extraterrestres avaient alors lâché leurs escadrons sur les installations démunies puis, au prix de nombreuses pertes, étaient venus à bout de ces dernières sentinelles. Parmi les six qui protégeaient le pôle Sud initialement, seule la Garce avait survécu, mais sa défense lui avait coûté une trop grande quantité de munitions. Il devenait difficile de se maintenir à flot sans l’industrie orbitale de la Terre… et les véhicules de ravitaillement prenaient d’énormes risques en s’aventurant dans la zone située entre le champ de force et les stations.

Depuis longtemps déjà, Samson ne se faisait guère d’illusions quant à sa survie, mais il avait gardé l’espoir que son monde s’en tirerait. Désormais, il savait que la probabilité d’une telle issue était faible, ce qui effaçait toute trace de crainte de son esprit. Seul subsistait en lui un étrange sentiment de regret. Un sentiment doux-amer.

Les unités rescapées de la flotte se préparaient à l’ultime assaut. On les avait gardées pour la fin, lorsque les Achuultani se trouveraient à bout portant. Elles avaient encore moins de chances que le lieutenant de rester en vie durant les prochaines heures, mais les CDO feraient leur possible pour les couvrir. Samson contrôla le stock d’hypermissiles : trente-sept, et un peu moins de quatre cents dans les autres magasins de la Garce. Une quantité insuffisante.

 

Le commodore Adrienne Robbins vérifia sa formation. Les quinze derniers bâtiments de ligne de la flotte terrienne – à peine plus d’une escadrille – étaient disposés autour du Nergal. La moitié des plateformes de lancement du vaisseau avaient été détruites suite à une frappe de justesse qui avait traversé la cuirasse et fait quatre-vingts victimes sur un équipage total de trois cents personnes. Mais Adrienne disposait encore de sa propulsion… et de ses armes à énergie.

Les restes élimés des croiseurs et des destroyers – soixante-quatorze unités en tout – dissimulaient la pathétique armada de vaisseaux de ligne. Quatre-vingt-neuf appareils : voilà de quoi se composait l’unique et dernière force d’intervention de la Terre.

« Nous sommes prêts, gouverneur.

— Lancez l’offensive, commanda Horus à travers l’écran de com. Que le Créateur soit avec vous, commodore.

— Bonne chance à vous aussi, gouverneur », répondit-elle avant de reporter son attention sur le réseau de commandement. Puis, d’une voix claire et paisible, elle ordonna : « En avant. »

 

Malgré lui, Brashieel observa la progression de l’ennemi avec une certaine admiration. Ils étaient si peu nombreux. Et il leur restait à peine une douzaine de grands vaisseaux. Leurs équipages devaient se douter qu’ils finiraient dans la Fournaise, et pourtant ils avançaient. Il ne put s’empêcher de saluer leur courage. En cet instant, ils n’étaient plus des destructeurs de nid mais des Protecteurs. Au même titre que lui.

Mais de telles pensées ne l’empêcheraient pas d’agir. Le Nid avait survécu pendant d’innombrables multi-douzaines d’années par une seule politique : massacrer ses ennemis tant qu’ils étaient encore faibles. Les Aku’Ultan avaient appris la leçon dans un passé lointain, lorsque les Grands Saccageurs de nid les avaient chassés de leur domaine.

Ce malheur ne se reproduirait plus jamais.

 

Gerald Hatcher eut un haut-le-coeur tandis qu’Adrienne conduisait ses troupes à l’abattoir. Japet ne se trouvait même pas dans la ligne de mire des postes d’artillerie des forteresses orbitales et planétaires. Pour y remédier, il fallait tailler une ouverture dans la formation compacte de l’adversaire, et les malheureux vaisseaux de Robbins représentaient le seul espoir de réussite.

« Détection : si vous repérez la moindre brèche, verrouillez immédiatement la cible.

— Compris, répondit Sir Frederick Amesbury.

— Demande autorisation de lancer l’offensive », lâcha Tama Hideoshi à travers l’écran, et Hatcher aperçut sa combinaison de vol. L’escadron comptait plus de chasseurs que d’équipages désormais, mais, malgré ce manque de personnel, l’officier japonais n’était pas censé voler aujourd’hui. Toutefois, comme il n’y aurait peut-être pas de lendemain, Hatcher décida de fermer les yeux.

« Pas encore. Restez derrière le bouclier tant que nos vaisseaux n’auront pas attaqué.

— À vos ordres. » La voix de Tama exprimait la contrariété, mais il comprenait. Il attendrait jusqu’à ce que les Achuultani soient trop occupés à torpiller les bâtiments de Robbins pour sacrifier son fragile appareil.

« Nos forces d’intervention ont ouvert le feu », annonça quelqu’un. Puis, d’une voix douce et fervente, et avec une totale spontanéité, quelqu’un d’autre ajouta :

« Allez-y, mes belles, mettez-nous-en plein la vue ! »

 

Adrienne Robbins avait discuté le plan avec Horus. Bien qu’il n’y eût pas grand-chose à discuter. Une seule tactique était envisageable : leur sauter à la gorge à coups de missiles jusqu’à épuisement des stocks. Peut-être – et seulement peut-être – ses unités pourraient-elles submerger la défense puis foncer dans le tas afin d’utiliser les armes à énergie. Personne ne survivrait à un combat si rapproché, mais avec un peu de chance on ouvrirait une faille dans les remparts ennemis avant de succomber.

Une pluie de missiles hyperpropulsés et subluminiques s’abattit sur l’armada extraterrestre. Les plateformes de lancement impériales marchaient à plein régime et crachaient leurs fusées autodirectrices sans même se soucier de verrouiller les cibles. Puis les premiers tirs en provenance de la Terre vinrent se mêler à cette nuée funeste.

 

Le seigneur de l’ordre Chirdan balançait la tête d’un air angoissé tandis que ses combattants tombaient comme des mouches. Il s’était attendu à un assaut foudroyant de la part de ces démons, mais même le Cerveau de guerre n’avait pas prévu un tel carnage !

Le maelstrom de missiles fouettait leur carapace en plein coeur. Les bûchers antimatière et les têtes gravitoniques dévastaient ses vaisseaux. Ses paupières internes se contractèrent. Ils cherchaient à creuser une lucarne pour s’y engouffrer avec leurs armes à énergie infernales ! Ils y laisseraient la vie mais parviendraient peut-être à exposer le Sabot à la colère de leurs forces terrestres.

Il ne le permettrait pas. Ses ordres retentirent dans chaque compartiment du vaisseau. Les arêtes de la phalange se resserrèrent et convergèrent au centre de la formation de façon à repousser l’offensive. Chirdan contre-attaqua avec une salve de ses propres missiles à plus courte portée.

 

Toute notion de temps avait disparu. Seule comptait l’éternité grinçante des bâtiments mourants et l’éclat qui embrasait les cieux nocturnes de la Terre tels un millier de soleils. Adrienne Robbins sentit l’enfer s’approcher, perçut les destroyers et les croiseurs légers qui flambaient comme du charbon dans une forge. Elle ajusta légèrement sa trajectoire.

Le noyau dur de son ridicule commando d’intervention se dirigeait vers le centre du vortex meurtrier. Les magasins d’armes étaient presque vides.

 

« Allez-y ! » ordonna Hideoshi. Les derniers appareils intercepteurs de l’humanité partirent à la rencontre de leur destin. Installé dans sa couchette, son officier tactique assis à ses côtés, Tama souriait de plus belle. Il avait cinquante-neuf ans et, sans l’aide de ses bioimplants, il n’aurait jamais pu accomplir de tels exploits. Trois années plus tôt, il pensait ne plus jamais participer à un conflit armé en tant que pilote. Et pourtant il était là. Si sa planète devait mourir, il savourerait au moins un dernier honneur : périr au combat comme tout samouraï qui se respecte.

 

Par le Grand Nid ! Les sulq attaquaient aussi ! Brashieel n’aurait jamais pensé qu’il en restait autant. Ils emboîtaient le pas à leurs grands frères, qui les couvraient tant bien que mal avant de tirer leur révérence.

 

Certaines rampes de lancement de la Garce renfermaient encore des hypermissiles, mais Andrew Samson leur préférait pour l’instant les armes subluminiques. Ces salopards étaient encore loin, et ils disposaient donc d’un délai considérable pour les abattre, mais chaque ogive qui touchait sa cible affaiblissait davantage leur défense. Il les lançait à intervalles de quatre secondes.

 

Le seigneur Chirdan lâcha un juron. Les destructeurs de nid mouraient en grand nombre, mais ils avaient gravement entamé sa formation. Six douzaines de ses vaisseaux avaient déjà explosé, et la terrible moisson des rayons diaboliques débutait à peine.

L’escadron ennemi se confondait avec le sien, privant son département des missiles périphériques de toute cible. Il décida de viser les forteresses orbitales.

 

Gerald Hatcher resta de marbre lorsque le premier CDO partit en fumée. Les missiles pilonnaient également le champ de force planétaire, mais il les accueillait presque avec bonne humeur. Même s’ils forçaient le barrage et tuaient des millions de civils, il les bénirait, car chaque missile propulsé sur la Terre représentait une menace de moins pour ses batteries orbitales.

Il bascula sur son dossier, envahi par un sentiment d’inutilité absolue. Les troupes de réserve étaient épuisées. Il avait tout donné, et il ne lui restait plus qu’à contempler en silence l’extermination de ses gens.

 

Les détonations formaient comme une couronne lumineuse autour de la Garce de fer, qui ripostait encore et toujours.

Andrew Samson était une machine, il fusionnait avec sa console. Le stock de munitions était descendu à dix pour cent et diminuait à toute vitesse. Mais le lieutenant ne songeait plus à réduire la cadence. À quoi bon ? Il frappait sans relâche, l’esprit inondé des flots destructeurs qui déferlaient sur les Achuultani.

Un hypermissile transperça la cuirasse de la station, mais il ne le vit pas arriver. Il trépassa la tête emplie de rage guerrière.

 

L’escadrille de Tama fondit comme une bombe sur l’ennemi, accompagnée d’un feu d’artifice nucléaire. Les bâtiments achuultani détonaient par dizaines, mais leur formation se resserrait tout de même. Les unités du commodore Robbins disparaissaient dans le vortex tandis que les chasseurs s’estompaient comme des étincelles.

Une fois les missiles épuisés, l’escadron impérial activa les armes à énergie.

 

Adrienne Robbins se trouvait au beau milieu de l’armada extraterrestre, mais elle n’avait plus aucun croiseur ni destroyer en soutien. Au fond de son cerveau brûlait l’image du Londres. Son capitaine s’était précipité à plein régime sur l’un des monstres achuultani. À coups de rayons énergétiques, il avait achevé la carapace affaiblie de l’appareil ennemi et l’avait entraîné dans la mort avec lui. Mais ce n’était pas suffisant. Elle était seule avec ses vaisseaux de ligne. Ils constituaient la dernière force capable de résister à cette furie, mais ne tiendraient pas longtemps. Le Nergal venait d’encaisser un tir proche, et des écheveaux d’atmosphère tourbillonnaient dans son sillage comme une traînée de sang.

Un nouveau bâtiment achuultani disparut sous des rafales d’énergie, mais un autre apparut derrière lui, puis un autre encore. Décidément, elle ne percerait pas le barrage.

Flanqué de ses huit unités jumelles survivantes, le Nergal éclopé continuait d’avancer.

 

Qian Daoling comprit à ses scanners que le commodore Robbins ne survivrait pas. Mais d’une certaine manière… elle ne raterait peut-être pas entièrement son coup. Il ferma les yeux, concentré sur ses neurorécepteurs, son esprit clair et froid protégé de la panique. Oui. Adrienne avait rassemblé presque toute la défense autour du Nergal, et si le centre de la formation avait gagné en épaisseur, son pourtour s’était démuni. Avec un peu de chance…

La pluie de missiles en provenance des CDP s’arrêta net lorsque le maréchal modifia l’ordre de feu via ses implants. Il sentit l’étonnement de Hatcher au travers des neurorécepteurs qui le liaient au Shepherd Center, mais il n’avait pas le temps de lui fournir des explications.

Les plateformes de lancement reprogrammèrent la cible puis dardèrent une masse compacte de missiles en direction d’une sphère d’espace située à peine trois cents kilomètres plus loin. Deux mille ogives gravitoniques fendirent l’espace.

 

L’énorme vaisseau de vingt kilomètres trembla d’une extrémité à l’autre sous l’effet de l’impact. Brashieel s’accrocha à son socle de service. Le sang coula de ses narines tandis que l’univers s’écroulait tout autour de lui. La colère de Qian Daoling recracha le Défenseur comme un pépin de raisin.

 

« Contact ! » hurla Sir Frederick Amesbury, que son flegme britannique venait enfin de quitter. Qian avait percé une mince brèche dans le barrage achuultani, et les ordinateurs du général anglais se verrouillèrent sur Japet. Les données furent transmises aux CDP et aux CDO survivants, qui reconfigurèrent une nouvelle fois leur objectif.

 

Le seigneur Chirdan tempêta puis abattit son poing à deux pouces sur la cloison. Non ! C’était impossible ! Le Sabot avait encore trop de chemin à parcourir !

Il se força à rester calme tandis que l’ennemi torpillait le bolide géant et que ses équipages meurtris tentaient à tout prix de se repositionner. Les boucliers du satellite vacillaient et flamboyaient. Un des quadrants avait déjà cédé. Un missile s’engouffra dans la lucarne et son ogive d’antimatière incinéra les générateurs d’un autre quadrant.

Mais il était trop tard. Sans un angle d’attaque direct, pas même ces fils de démon ne pourraient abattre le Sabot avant la collision. Or ses éclaireurs s’étaient à nouveau reformés de façon à dissimuler les quadrants défaillants. Chirdan gronda de satisfaction, puis ramena son attention sur les cinq derniers bâtiments ennemis. Il les détruirait sans pitié, et leurs morts viendraient attiser le brasier qui allait bientôt consumer leur monde maudit.

 

L’exaltation de Hatcher retomba aussi vite qu’elle était apparue. La magnifique tentative de Qian avait échoué, et il se laissa aller à un chagrin étrangement paisible. Il éprouvait de la peine pour sa planète condamnée, mais à la fois une fierté profonde et durable à l’égard de son peuple.

Serein, il regarda le mur de vaisseaux extraterrestres – de moins en moins nombreux – s’approcher inexorablement. Il ne restait que trois à quatre cents appareils, mais c’était suffisant.

« Général Hatcher ! » Le cri en provenance de la détection lui fit relever la tête d’un coup sec. La voix lui parut singulière, mais il ne sut dire en quoi. Puis soudain il comprit. De l’espoir. Il y avait de l’espoir dans cette exclamation !

 

Seul demeurait le Nergal, dernière unité de l’escadron terrestre.

Adrienne Robbins se demandait pourquoi son vaisseau n’avait pas encore été détruit, mais elle évita de s’attarder sur la question. Son esprit flambait davantage que les ogives s’écrasant sur son bouclier. Envers et contre tout, elle avançait. Une manoeuvre démente : un seul et unique bâtiment, qui plus est à court de missiles, n’avait aucune chance d’arrêter Japet. Mais qui se souciait de logique en cette heure ? Elle avait entrepris le voyage pour attaquer cette lune, et c’est ce qu’elle ferait.

La phalange achuultani devenait de plus en plus fine ; elle percevait le satellite à travers les scanners. Elle dévia légèrement de sa trajectoire puis chargea tête baissée.

Et soudain ils avaient disparu, désintégrés sous une impressionnante furie gravitonique qui ballotta le Nergal comme un vulgaire bouchon de liège.

 

Le seigneur Chirdan en demeura bouche bée. Trois douzaines d’appareils… quatre douzaines… cinq douzaines ! Des appareils défiant toute raison, plus gigantesques encore que le Sabot !

Surgis de nulle part à une vitesse impossible, ils s’étaient mis à mitrailler ses unités.

Des missiles qui ne rataient jamais leur cible. Des rayons qui enflammaient les vaisseaux comme de l’amadou. Des boucliers qui se gaussaient des tonnerres les plus puissants. Le cauchemar ultime des Aku’Ultan matérialisé sous la forme de pavois et d’acier de combat.

Le vaisseau amiral du seigneur de l’ordre se volatilisa, suivi de ses éclaireurs. En fin de compte, les Protecteurs ne faisaient pas le poids face à ces démons nocturnes. Un groupe pathétique de bâtiments achuultani rompit la formation pour prendre la fuite, mais ils se trouvaient trop immergés dans le puits de gravité pour passer en hyperespace, et ils périrent l’un après l’autre.

Mais, avant la fin, Chirdan vit une machine gigantesque fondre sur le Sabot. Des missiles subluminiques se posèrent avec précision sur le satellite puis détonèrent aussitôt. Une vague de fureur gravitonique balaya l’espace. Une explosion dont le simple contrecoup aurait secoué la Terre jusqu’en son noyau, déclenché des séismes et réveillé des volcans.

Et cela ne représentait qu’un avant-goût de leur puissance. Seize ogives gravitoniques – des centaines de fois plus destructrices qu’aucune arme terrienne – réduisirent Japet à néant.

 

Gerald Hatcher se détendit, incrédule et encore trop choqué pour éprouver de la joie. Le silence absolu de son poste de commande lui faisait écho.

Puis un des écrans de sa console de com s’alluma, et un visage familier y apparut.

« Désolé du retard », lâcha Colin MacIntyre avec douceur. Ce fut seulement alors que l’ensemble du personnel donna libre cours à sa liesse.