CHAPITRE QUINZE
L’immense planète annelée de ce maudit système flottait loin au-dessous de lui, mais le seigneur de l’ordre Chirdan n’en appréciait guère la beauté. Il surveillait plutôt ses ingénieurs, qui préparaient les derniers tests du système.
La projection d’astéroïdes d’essai sur la cuirasse planétaire des destructeurs de nid s’était avérée fort instructive. Désormais, le Cerveau de guerre connaissait les faits suivants : les projectiles trop menus ne pénétreraient pas le barrage ; les bolides plus volumineux seraient détruits par l’ennemi avant l’impact. Ils continueraient de bombarder l’astre bleu, mais dans le seul but de faire reculer le bouclier afin d’attaquer les forteresses avec d’autres foudres.
Mais ce bolide-là, songea Chirdan, c’était autre chose. Au début, il se déplacerait avec lenteur. Seulement au début. Il était assez massif pour abriter des écrans de protection capables de neutraliser jusqu’à l’arsenal des saccageurs de nid. Ses nichées le protégeraient au prix de leur vie, et l’obus colossal décimerait ces démons une bonne fois pour toutes. L’ordinateur le lui avait promis, or l’ordinateur ne mentait jamais.
« Je n’aime pas ça, lâcha Horus. Je voudrais qu’on me propose une alternative. Des idées ? »
Des visages tendus par la fatigue – ceux de ses chefs d’état-major – lui rendirent son regard à travers l’écran de com. Les tempes de Gerald Hatcher étaient presque entièrement blanches. Isaiah Hawter affichait une mine égarée, car en l’espace de quatre mois il avait vu disparaître soixante-dix pour cent de ses bâtiments de guerre.
Une personne manquait à l’appel. Le général Singhman se trouvait à bord du CDO sept lorsque l’ogive achuultani avait transpercé le bouclier.
La défense terrienne souffrait d’autres lacunes, et l’ennemi contrôlait la zone extérieure du système. Les Achuultani se montraient lents et maladroits dans l’espace normal, mais leur capacité à passer en hypervitesse sans avertissement compensait ce point faible. Du moins tant qu’ils se tenaient à vingt bonnes minutes-lumière de distance.
La Terre en avait assez appris ces derniers mois pour affirmer la supériorité de son niveau technologique. Mais les humains découvraient peu à peu que cet avantage se révélerait peut-être insuffisant, car l’adversaire avait plus d’un tour dans son sac.
Comme par exemple ces satanés moteurs à hyperpropulsion. Les vaisseaux achuultani « traînaient la patte » même dans l’hyperespace, mais leurs systèmes hyper accomplissaient des exploits qu’Horus n’aurait jamais crus possibles. Ils parvenaient à plonger deux fois plus profondément au coeur d’un puits de gravité stellaire que tout bâtiment impérial supraluminique. Leurs plateformes de lancement de missiles étaient stupéfiantes. Leurs missiles subluminiques, bien que rapides, ne présentaient pas un danger majeur – les Terriens possédaient de meilleurs ordinateurs, des contre-missiles plus performants et des générateurs de bouclier plus efficaces –, mais leurs hypermissiles… D’une façon ou d’une autre – Horus aurait donné un bras pour savoir comment –, les Achuultani généraient des champs hyperspatiaux externes autour d’eux. Les missiles impériaux, eux, s’encombraient d’un système interne d’hyperpropulsion.
Le rythme de tir de leurs batteries était moins soutenu, mais, vu leur taille réduite, ils pouvaient les regrouper en grand nombre. En outre, ces dispositifs émettaient souvent plusieurs salves d’un coup, dispersées sur toute la gamme des hyperfréquences. Les boucliers humains ne couvrant qu’une partie de celles-ci à la fois, il arrivait qu’un missile – avec un peu de malchance – passe entre les mailles du filet. Une ruse qui avait déjà coûté cher aux vaisseaux terriens.
Leurs armes à énergie, en revanche, reposaient sur des principes primaires et surannés liés à la technologie du laser. Ce qui constituait une faille dans leur défense. Pas très large, certes, mais si les troupes d’Horus parvenaient à s’y engouffrer, ils seraient trop proches de la ligne de front adverse pour subir des tirs de missiles vraiment précis, et largement hors de portée de leurs faisceaux meurtriers. Le tout était de parvenir jusqu’à cette position sans se faire tuer.
Une autre particularité de la flotte achuultani : elle adorait les armes cinétiques. À ce jour, elle avait bombardé l’écran planétaire de dizaines de projectiles, dont le plus gros dépassait le milliard de tonnes, et littéralement balayé l’industrie orbitale de la Terre. De plus, elle avait vaporisé deux CDO à coups de missiles alors que l’égide principale se repliait dans l’atmosphère sous la poussée d’un astéroïde.
Pour l’instant, Vassili avait réussi à faire obstacle à tous les bolides entrants, mais le grand Russe aux cheveux blonds s’assombrissait de jour en jour. Les synthétiseurs de rempart des CDP étaient censés fournir une puissance de réserve de cinquante pour cent, mais au moment de leur mise sur pied les concepteurs ne connaissaient pas encore les méfaits des hypermissiles achuultani. Protéger la planète contre ces attaques à large spectre mettait à contribution jusqu’au dernier des générateurs de Tchernikov, et le perpétuel état de surcharge du système épuisait les ressources.
Sans l’hyperextracteur, les installations planétaires n’auraient jamais tenu le coup.
C’était le sujet principal de la réunion.
— Il n’y a pas d’alternative, Horus, lâcha enfin Hatcher. Nous avons besoin de l’hyperextracteur. Si nous le débranchons et qu’ils frappent avant sa réactivation…
— Gerald, interrompit Tchernikov, cette machine n’est pas prévue pour supporter de telles charges pendant si longtemps. Les systèmes de contrôle vont bientôt céder. Par endroits, j’ai dû activer l’anneau secondaire de limiteurs de régime ; si celui-ci flanche, nous n’aurons plus que le réseau tertiaire.
— Mais quand bien même nous le mettrions hors tension, demanda le général, le danger serait-il écarté au moment de le réenclencher ?
— Non, concéda Tchernikov d’un air morose, pas sans réparations.
— Dans ce cas, intervint Qian à mi-voix, nous avons le choix entre une éventuelle perte de contrôle de la centrale ou la destruction probable de notre planète.
— C’est vrai. Mais si nous n’agissons pas tout de suite, nous risquons de perdre et l’Antarctique et l’hyperextracteur. À tout jamais.
— Je suis d’accord, conclut Horus, et tous les regards se tournèrent vers lui. Les pièces de remplacement sont-elles prêtes à l’installation, Vassili ?
— Oui. L’opération ne prendra que deux virgule six heures, mais je dois à tout prix opérer la désactivation.
— Très bien. » L’impérial sentit le poids de la responsabilité sur ses épaules. « Quand le premier limiteur sautera, nous couperons le courant le temps d’effectuer les changements nécessaires. »
Qian et Hatcher donnèrent l’impression de vouloir contester la décision, mais, bons soldats, ils savaient reconnaître un ordre.
Le vice-gouverneur s’adressa à l’amiral Hawter. « Et de votre côté, Isaiah, comment se présente la situation ?
— Plutôt mal, j’en ai peur. Le problème majeur réside dans la différence de technologie employée par nos boucliers respectifs. Nous générons une seule et unique bulle autour d’une unité ; ils produisent un ensemble de cuirasses en forme de disque dont chacune protège une partie de la cible – et il faut compter un chevauchement d’environ vingt pour cent au niveau des bords. Il en découle un rendement nettement plus faible que le nôtre, mais cette technique de superposition présente deux avantages : elle confère une plus grande solidité à leurs champs de force et permet d’activer ces derniers à une distance plus réduite de la coque. Voilà notre point faible.
Plusieurs visages acquiescèrent. Un hypermissile n’était pas une tête chercheuse ; il fonçait tout droit vers un objectif pré-programmé, et la distance entre les vaisseaux terriens et leur écran de protection faisait de ceux-ci des cibles plus volumineuses. Trop souvent, une hyperfusée située à une distance suffisamment réduite pour pénétrer un barrage impérial explosait à l’extérieur des égides achuultani. Si on y ajoutait l’expertise ennemie dans l’art de saturer les hyperfréquences, les bâtiments de Hawter accusaient un grave handicap.
« Nos missiles ont une plus grande portée et nous avons amélioré nos systèmes de visée de façon à déjouer leurs brouilleurs – qui, soit dit en passant, perdent du terrain par rapport aux nôtres. En contrepartie, si nous nous maintenons hors de leur zone d’efficacité, nos ogives ne peuvent pas les atteindre non plus. Des salves plus massives régleraient le problème, mais cela dépasse les compétences de la plupart de nos unités. En outre, tant qu’ils se tiennent à une distance assez importante pour effectuer des microbonds – cette technique qui leur confère un avantage décisif –, nous ne pouvons les affronter que sur leur propre terrain. La situation est grave.
— À quel point ? demanda le général Ki.
— Au début, nous comptions cent vingt bâtiments de ligne, deux fois plus de croiseurs et près de quatre cents destroyers. Il ne nous reste plus que trente et un vaisseaux de ligne, quatre-vingt-seize croiseurs et cent sept destroyers. Pour être plus précis, nous avons perdu cinq cent trente-six unités sur nos sept cent soixante-dix. En contrepartie, nous avons détruit près de neuf cents de leurs appareils (sept cent quatre-vingt-deux pertes confirmées, environ cent cinquante pertes probables). C’est énorme. Selon nos prévisions initiales, ce nombre aurait dû représenter l’ensemble de leur armada, mais dans les faits il approche seulement les cinquante pour cent de leurs effectifs.
» En résumé, ils nous ont écrasés. S’ils lancent une attaque en force, nous ne disposons plus d’assez d’unités mobiles pour les affronter dans l’espace lointain.
— Ce qui signifie, intervint Horus d’un ton posé, qu’ils ont pris le contrôle du système solaire au-delà de l’enveloppe des armes terrestres elles-mêmes.
— Exactement, gouverneur. Pour l’instant, nous tenons le coup, mais la situation risque de basculer à tout moment. Et je rappelle qu’il ne s’agit que des éclaireurs. »
Un silence maussade s’installa. Ils se regardaient encore dans le blanc des yeux lorsque les alarmes retentirent.
Les deux estomacs de Brashieel se nouèrent tandis que le Défenseur pénétrait à l’intérieur du système. Le secteur du démon portait bien son nom, par Tarhish ! Ils avaient perdu presque la moitié de leurs forces en combattant cette misérable petite planète. Bien sûr, les éclaireurs ne constituaient qu’une infime partie de la gigantesque flotte du grand seigneur Tharno, mais ce secteur comprenait de nombreux systèmes… notamment ceux qui abritaient les constructeurs probables des batteries de senseurs. Il ne pouvait s’agir de ces destructeurs de nid, car leurs vaisseaux n’étaient même pas aptes à l’hyperpropulsion. Mais justement, si ces destructeurs de nid-là possédaient des armes si redoutables, quelles surprises attendaient les protecteurs dans la suite de leur voyage ?
En tout cas, l’ennemi reculait. Le seigneur de la pensée Mosharg avait soigneusement compté le nombre d’adversaires renvoyés à Tarhish, et seule une faible quantité de ces puissants vaisseaux pouvait subsister.
Malgré tout, il lui semblait trop tôt pour mener un assaut au coeur du système. Leurs opposants étaient deux fois plus rapides que le Défenseur quand celui-ci ne pouvait se réfugier dans l’hyperespace. En cas d’embuscade, l’avant-garde de la Grande Croisade y laisserait peut-être une bonne partie de ses effectifs.
Mais Brashieel n’était pas seigneur. Le but consistait-il à évaluer la défense rapprochée des destructeurs de nid avant que les sabots de Tarhish finissent de les piétiner ? Voilà qui était plausible, même aux yeux d’un serviteur assistant comme lui, surtout à la lumière de l’ordre reçu : attaquer le pôle terrestre orienté vers le Soleil. Néanmoins, il fallait du courage pour risquer une demi-douzaine de douzaines d’éclaireurs de cette façon. C’était sans doute la raison pour laquelle Chirdan et Mosharg portaient le titre de seigneur alors que Brashieel ne remplissait que la fonction de serviteur assistant.
L’esprit tendu, il s’installa sur sa plateforme de commandes. Les vaisseaux émergèrent de l’hyperespace et mirent aussitôt le cap sur le monde bleu et blanc afin de l’annihiler. Et d’accomplir ainsi ce pour quoi ils avaient entrepris un si long voyage.
« Soixante-douze unités hostiles en approche, annonça le service de détection. Plus environ deux cent quarante appareils à huit minutes-lumière derrière la ligne de front. »
Isaiah Hawter grimaça. Plus de trois cents ! Il pourrait aller à leur rencontre et les balayer, mais une bonne partie de sa flotte y passerait. Ces salopards en seconde ligne, prêts à couvrir leurs partenaires à coups d’hypermissiles, faisaient toute la différence. Il sacrifierait la moitié de ses bâtiments avant même d’avoir pu recourir aux armes à énergie contre l’avant-garde.
Non, cette fois il lui faudrait les laisser entrer.
« À toutes les forces d’intervention : retirez-vous derrière le bouclier primaire. Donnez l’ordre aux chasseurs de se tenir prêts. Arsenaux de l’ensemble des CDO : à mon commandement. »
Adrienne Robbins maugréa en s’abritant derrière l’écran de protection. Elle savait qu’aller au-devant de cette puissance de feu aurait relevé du suicide pur et simple, mais le Nergal avait vingt-sept destructions de vaisseau à son actif – plus neuf à confirmer –, le meilleur score au sein des appareils survivants. L’idée de laisser cette vermine s’approcher sans se battre la rendait folle. Pire : cela la remplissait de crainte car, qu’on l’admette ou non, ce choix signifiait qu’on était en train de perdre.
Vassili Tchernikov effectua un ajustement rigoureux via ses neuroémetteurs. Il pouponnait l’hyperextracteur comme une vieille chatte l’aurait fait avec son unique chaton. Il avait eu raison d’insister pour qu’on le fabrique, mais à présent il n’éprouvait que haine à l’égard du démon qu’il avait enchaîné. Ce démon qui regagnait sa liberté, lentement mais sûrement, sous la pression d’un état de surcharge continu dans une atmosphère planétaire. Lorsque les soupapes lâcheraient, ce serait la fin.
Une crampe vrilla l’estomac du lieutenant Samson quand il prit connaissance du diagramme opérationnel de l’offensive. Ils arrivaient du sud, cette fois. Avaient-ils repéré l’hyperextracteur ? Avaient-ils compris à quel point il comptait pour la Terre ?
Mais quelle importance ? Le sort de Samson était probablement scellé. La « Garce de fer » se trouvait en plein sur le chemin des Achuultani, en compagnie de cinq autres CDO chargés de leur barrer la route. Quant au rempart planétaire, il était déployé… derrière eux.
« Alerte rouge ! Parés au décollage ! Parés au décollage ! Alerte rouge !
Les pilotes des chasseurs – qu’ils soient Terriens d’origine ou impériaux, seuls leurs noms les distinguaient désormais – grimpèrent dans leurs cockpits. Le général Ki Tran Thich s’installa dans la couchette de son appareil de commandement et donna le feu vert via ses implants. Les moteurs se mirent à ronronner. Les artilleurs réglèrent leurs systèmes de défense et leurs armes. Puis, dans un vacarme de tonnerre, les engins porteurs de mort quittèrent les hangars des CDP et passèrent aussitôt le mur du son.
Brashieel cligna à la fois ses paupières internes et externes tandis que des signaux de menace potentielle envahissaient soudain son écran. Par le Grand Nid ! Des missiles subluminiques à cette distance ?
Il reprit en partie son calme en parcourant les relevés de puissance : il ne s’agissait pas de missiles, mais d’un genre particulier de minuscules vaisseaux de guerre. Il n’en avait jamais vu de pareils. Mais, après tout, ne tombait-il pas des nues devant la plupart des inventions terrifiantes de ces démons ?
« Batteries de missiles, à mon signal », ordonna doucement Hatcher. La partie s’annonçait difficile. Daoling et lui s’étaient entraînés à coordonner les CDP de l’hémisphère sud, mais c’était la première fois que ces saligauds s’approchaient autant.
Il prit un instant pour remercier le Ciel que Sharon et ses filles se trouvent à l’abri dans le QG du Shepherd Center, en compagnie d’Horus. Cette fois, la Terre allait peut-être trembler.
Andrew Samson déglutit tandis que les intercepteurs traversaient le portail polaire du bouclier et que le panneau invisible se refermait aussitôt derrière eux. Une escadre d’appareils miniatures contre des monstres longs de plusieurs kilomètres ! L’issue du combat ne faisait aucun doute.
« Département des missiles : à mon signal. » La voix du capitaine M’wange était glaciale. « Générateurs de bouclier au maximum. Déployez la première salve hyper. »
Les missiles se détachèrent en douceur de leurs baies de lancement puis flottèrent dans l’espace, amarrés à la Garce par des chaînes de force invisibles. Les Achuultani s’approchaient.
« À tous les CDO : feu à volonté ! » lança Hawter.
Par le seigneur des couvées ! Cette fois, il s’agissait bien de missiles !
Le Tueur et le Sabot de guerre disparurent des scanners, et Brashieel tressaillit. Les destructeurs de nid n’utilisaient plus leur grand tonnerre. Depuis quelque temps, ils se servaient le plus souvent de ces terribles ogives qui n’explosaient pas… et contre lesquelles la nichée ne pouvait rien. Le Tueur s’était décomposé au moment où un missile crevait ses boucliers ; le Sabot de guerre s’était tout bonnement évanoui. Quant à l’ennemi, il était beaucoup trop éloigné pour les hypermissilles de Brashieel. Quel diable furieux leur avait donné l’idée de placer des moteurs à hyperpropulsion à l’intérieur des missiles ?
De nouveaux projectiles surgirent de l’hyperespace, et le Défenseur fit une embardée tandis que ses boucliers tremblaient sous un assaut manqué. Puis une deuxième explosion secoua l’énorme cylindre. Mais le petit seigneur Hantorg avait des nerfs d’acier : il maintint sa trajectoire. Les armes de Brashieel seraient bientôt à portée de tir.
Il détendit ses doigts et ses pouces à l’intérieur des gants de contrôle. Bientôt, se promit-il. Bientôt, mes frères !
Les mini-bâtiments approchaient à toute vitesse. Il se demanda quelle était leur intention.
Andrew Samson poussa un cri de victoire lorsque l’immense vaisseau se désintégra. C’était l’oeuvre d’un missile lancé par la Garce ! Peut-être l’avait-il lui-même activé !
« Escadron de chasseurs : exécutez “Bravo trois” ! » vociféra le général Ki, et les appareils d’interception de la Terre déferlèrent dans la formation achuultani. Ils descendirent en piqué de façon à les surprendre « par en dessous » au dernier moment. Ils se cabraient et serpentaient au milieu des remous des puissantes têtes gravitoniques envoyées par la Terre. Leurs systèmes de visée se mirent en acquisition.
Brashieel n’en revenait pas. Crispé, il observait les tournoiements de ces minuscules appareils pour éviter les défenses énergétiques rapprochées. Seuls quelques douzaines d’entre eux explosèrent ; les autres ouvrirent le feu à bout portant, et un ouragan de missiles cingla les unités aku’Ultan. Il manquait à ces appareils nains la puissance brute des armes lourdes ennemies, mais ils avaient l’avantage du nombre. Un très, très grand nombre.
Une demi-douzaine des frères du Défenseur succombèrent comme de féroces qwelloq aiguillonnés par une nuée de maigres sulq. Selon toute évidence, les seigneurs de la pensée de ces démons leur avaient dispensé un excellent entraînement. Ils se battaient par groupes, unifiant leurs frappes et concentrant leurs tirs sur des quadrants isolés. Et lorsque des pans de cuirasse fondaient sous une tornade de flammes, les vaisseaux qui se trouvaient à découvert partaient en fumée avec eux.
Désespéré, Brashieel arma ses plateformes de lancement sans en avoir reçu l’ordre. Un tel mépris de la procédure lui vaudrait peut-être une mort honteuse, mais il ne pouvait rester accroupi sur son socle de service sans rien faire ! Ses doigts frétillants déclenchèrent une rafale de missiles subluminiques de classe « grand tonnerre » qui convergèrent sur un quart de douzaine de sulq. Le petit groupe d’attaquants retourna à la Fournaise.
« Bien, Brashieel ! s’écria le petit seigneur Hantorg. Très bien ! »
Sa crête s’érigea de fierté quand le chef du Défenseur ordonna au reste du personnel d’artillerie de suivre son exemple.
Le général Ki Tran Thich regarda le titanesque bâtiment achuultani se désagréger sous son feu. Il avait tiré au sort avec Hideoshi le droit de conduire la première interception, et un sourire roublard fendait son visage tandis qu’il manoeuvrait son appareil. Toute la puissance du soixante et onzième groupe de chasseurs grondait dans son sillage tandis qu’il sélectionnait une nouvelle cible. Voilà. Celle-là ferait l’affaire.
Il n’eut même pas le temps d’apercevoir le missile de dix mille mégatonnes qui fonçait vers lui.
Missiles épuisés », déclara l’officier des opérations de Tama Hideoshi, et le général poussa un grognement. Ses neurorécepteurs lui avaient déjà annoncé la nouvelle. À travers eux, il sentait ses chasseurs mourir l’un après l’autre… tout comme Thich venait de mourir. Qui aurait pu deviner que les Achuultani utiliseraient des missiles lourds, capables de détruire des vaisseaux entiers, comme de simples missiles sol-air réglés sur courte portée ? Les armes à énergie de ses appareils intercepteurs ne feraient pas le poids face à la puissance de frappe des extraterrestres !
« À tous les chasseurs : retirez-vous pour réarmer. Escadron de secours : paré à l’attaque. Observez une triple distance entre les appareils. Attaquez seulement aux missiles – je répète : seulement aux missiles –, puis retirez-vous pour réarmer.
— À vos ordres ! »
Les chasseurs se replièrent. Plus de trois cents d’entre eux avaient été détruits, mais cela ne représentait qu’un dixième de leurs forces, et l’escadre de tête des Achuultani ne comptait plus que vingt-sept unités.
Les avions de chasse dépassèrent les CDO puis mirent le cap sur leurs bases respectives. À présent, c’était aux fortifications orbitales d’agir – à elles ainsi qu’aux CDP de l’hémisphère sud.
Brashieel regarda les sulq se disperser pour échapper à ses frappes. Les Protecteurs avaient trouvé le moyen de vaincre ces parasites. Et c’était lui – un humble serviteur assistant des tonnerres – qui leur avait montré le chemin !
Il sentait l’approbation de ses camarades mais ne parvenait pas à s’en réjouir. Les deux tiers des frères du Défenseur avaient été emportés, et les armes des destructeurs de nid faisaient encore des ravages dans les rangs des survivants. Pire : l’avant-garde de la Grande Croisade serait bientôt à portée des rafales d’énergie de ces sentinelles orbitales. Aucun des éclaireurs n’avait encore osé une telle manoeuvre ; jusqu’ici, ils n’avaient employé que des missiles, et toujours à longue distance. À présent, l’heure du grand test était venue. L’épreuve du feu. Ils allaient enfin savoir ce dont ces forteresses obstinées étaient capables.
Andrew Samson observa le repli de l’escadron réduit. De modestes chasseurs bombardés de missiles lourds ! Nous n’aurions jamais pu nous en tirer ! Nos subluminiques sont trop lents, trop faciles à éviter.
L’ensemble de l’arsenal achuultani s’orienta vers la Garce et ses soeurs. Le CDO frissonna comme sous l’effet de la peur lorsque les premières ogives vinrent heurter son champ de force. Les générateurs de rempart chauffaient dangereusement, car le capitaine M’wange les poussait au maximum. Ils couvraient une palette trop large d’hyperfréquences, songea Samson. Tôt ou tard, ils en rateraient une, ou une ogive antimatière engendrerait une surcharge. Et alors le petit garçon de Lucy Samson trouverait la mort.
Mais tant qu’il y a de la vie, songea-t-il en verrouillant sa cible avec soin, il y a… Il poussa un hurlement de triomphe lorsque le vaisseau implosa. Ces salauds étaient venus le tuer et il les en remerciait. Car, sinon, comment aurait-il pu les abattre ?
« Armes à énergie : à mon signal ! » lâcha sèchement l’amiral Hawter.
Les CDO onze, treize et seize avaient cédé, laissant un énorme trou au-dessus du pôle. Un trou qui subsisterait quoi qu’il arrive. Plus grave encore, certains missiles avaient atteint la surface terrestre. Il n’en connaissait pas le nombre exact, mais, étant donné la force de frappe de ces engins, un seul d’entre eux suffirait à faire des ravages. Toutefois, il ne restait plus que dix-neuf bâtiments ennemis. Il tenta de se convaincre que c’était là un bon signe puis pinça les lèvres tandis que les Achuultani continuaient d’affluer.
Ils allaient apprendre à leurs dépens la différence entre des rayons issus d’un vaisseau de guerre et des rafales projetées par un CDO de trois cent mille tonnes, songea-t-il avec un sourire vicieux.
Brashieel tressauta lorsque les forteresses émirent leurs premiers faisceaux dans un flamboiement aveuglant. Les terribles armes énergétiques qui avaient anéanti tant de leurs vaisseaux en combat rapproché faisaient pâle figure à côté de cette calamité ! De puissants éclairs malmenaient les pavois électroniques de leur armada. Les appareils se désintégraient l’un à la suite de l’autre. Une, deux, sept unités détruites… et le carnage continuait ! Rien ne pouvait s’opposer à cette furie. Rien !
« Excellent ! » s’enthousiasma Andrew Samson. Six cibles abattues, et le score ne cessait d’augmenter ! Il sélectionna un objectif dont les boucliers essuyaient la colère synchrone de trois CDO et propulsa une ogive gravitonique dans le tas. Le vaisseau éclata en mille morceaux. Et cette fois, l’origine du tir ne faisait aucun doute.
« Retirez-vous. »
Brashieel lâcha un soupir chargé de gratitude. Le seigneur de la pensée Mosharg avait sans doute récolté les informations qu’il était venu chercher. Ils pouvaient s’en aller.
À condition de rester en vie.
« Ils se retirent ! » cria quelqu’un, et Gerald Hatcher acquiesça d’un signe de tête. Oui, ils s’en allaient, mais la Terre y avait laissé beaucoup de plumes. Deux missiles avaient traversé le bouclier planétaire malgré les efforts de Vassili et des CDP. Par bonheur, ces salopards ne possédaient pas d’ogives gravitoniques.
Il ferma les yeux pendant un bref moment. L’un des missiles s’était écrasé dans l’océan, et nul ne connaissait les conséquences possibles de l’impact sur les littoraux et l’écologie globale de la planète. L’autre avait percuté l’Australie à un jet de pierre du centre de Brisbane. Une bouffée de désespoir envahit Gerald Hatcher. Aucun abri n’avait pu résister à un choc frontal de cette magnitude. Comment allait-il annoncer à Isaiah Hawter qu’il venait de perdre femme et enfants ?
Le dernier bâtiment aku’Ultan disparut dans l’hyperespace avant que l’escadron de réserve ne parvienne à sa hauteur. Parmi les soixante-douze unités de départ, seules trois avaient survécu.
Dans leur sillage, l’hémisphère sud de la planète ennemie brûlait et fumait sous vingt mille mégatonnes de destruction. Loin devant eux, les ingénieurs du seigneur Chirdan effectuaient les derniers tests. Des centrales nucléaires s’activèrent et vinrent alimenter les fournaises des puissants boîtiers moteurs. Puis le chef des opérations donna l’ordre.
Le satellite que les humains appelaient Japet tressaillit dans son interminable orbite autour de la planète Saturne. Puis, lentement, il commença à prendre de la distance.