CHAPITRE ONZE

 

 

« C’est une pratique barbare ! » Tamman secoua la tête d’un air dépité, saisit le verre de limonade glacée que lui tendait sa femme et noya sa peine dans ses profondeurs.

« Pourquoi, espèce de gastronome mollasson et surcivilisé pour ne pas dire décadent ? demanda Colin.

— Voilà qui me semble évident. Du charbon de Mesquite ? C’est complètement… c’est complètement texan !

Colin tira la langue. Le jus de la viande chuintait tandis qu’il retournait les steaks. Un nuage de fumée capiteuse s’éleva au-dessus du miroitement des braises. Les brises fraîches du parc éloignaient les volutes du grill et s’en allaient balayer la surface du lac. Le tournoi de volley-ball battait son plein. Le commandant leva la tête juste à temps pour apercevoir le colonel Tama Matsuo, le petit-fils de Tamman, qui catapultait un service redoutable. Un des avants de l’équipe allemande tenta de le réceptionner, mais pas même un sportif bioaugmenté n’aurait pu retourner une telle balle.

« Banzaï ! » hurla l’équipe de la division Sendaï.

Les Allemands grommelèrent d’un air sombre. Jiltanith applaudit, et Matsuo se fendit d’une courbette à son endroit avant de servir à nouveau. Sa main frappa le ballon tel un marteau, et Colin grimaça lorsque le projectile passa de l’autre côté du filet.

— Ne sois pas si dur avec lui, Tamman, intervint la femme de celui-ci. Colin fait ce qu’il peut.

— Oh ! merci, chère amie, clama MacIntyre. Tu es vraiment trop bonne ! N’est-ce pas ton merveilleux conjoint qui, la semaine dernière, a risqué de nous attirer le mauvais oeil en assaisonnant du tai avec du misa ? »

Le capitaine Amanda Givens éclata de rire, puis son visage café au lait s’épanouit en un charmant sourire. Tamman l’attira vers lui et l’embrassa sur l’oreille.

« N’importe quoi ! lança l’accusé avec désinvolture. Je voulais juste apporter ma modeste contribution à l’éradication des croyances superstitieuses. Et, de toute façon, je n’avais plus de sel. »

Amanda se serra davantage contre son mari, et un sourire se dessina sur les lèvres de MacIntyre. La jeune femme avait perdu une jambe lors du raid de La Paz, mais l’infirmerie de Dahak était parvenue à régénérer le membre arraché. Juste à temps pour le mariage de la blessée. La joie véritable que les deux tourtereaux puisaient dans leur couple réchauffait le coeur de Colin, même si cette union avait causé quelques problèmes inattendus.

L’obstination des Terriens à ne pas se contenter d’un seul nom irritait Dahak depuis toujours, mais il en était venu à l’accepter d’un air ronchon en assistant aux premières noces organisées à son bord depuis cinquante mille ans. D’une certaine façon, les réjouissances avaient suscité plus d’enthousiasme chez lui que chez les époux eux-mêmes, à tel point qu’il avait attendu avec impatience que Colin enregistre l’événement de façon officielle.

Ce fut alors que les problèmes avaient commencé, car les désignations impériales conventionnelles pour indiquer le statut marital devenaient ridicules lorsqu’on les appliquait aux noms terriens. Or l’IA avait tenu à les maintenir. Le commandant finissait souvent par céder lorsque la conscience artificielle flirtait avec l’intransigeance – dissuader l’ordinateur d’en faire à sa tête revenait à ouvrir les eaux de la mer Rouge, au bas mot –, mais il avait catégoriquement refusé qu’on affuble son amie d’un nom tel que Amandacollettegivens-Tam. L’idée d’entendre cette aberration à chaque fois que Dahak s’adresserait à Amanda ou y ferait référence dépassait son entendement. Dans un premier temps – et après un fou rire irrépressible –, Tamman avait trouvé que cet adorable sobriquet glissait agréablement sur la langue. Mais il avait déchanté en apprenant la dénomination qui lui était réservée, à lui. Tamman-Amcolgiv en était l’abréviation. Que dire de plus ?

« Cuyde que tes parolles importent peu, Tamman. » La remarque mélancolique de Jiltanith ramena Colin au présent. La jeune femme ouvrit une autre bouteille de bière. « Nostre Colin poinct ne renoncera à sa ferme intention de nous tous intoxiquer avec fumées et vapeurs nocives.

— Écoutez bien, vous tous, répliqua l’intéressé, les mains sur les hanches : c’est moi qui suis le capitaine de ce rafiot, et nous ferons la cuisine à ma manière !

— Entendis-tu ton commandant te nominer “rafiot”, bon Dahak ? » demanda Jiltanith d’une voix chantante et joyeuse. MacIntyre agita un poing dans sa direction.

« Voici, si je ne m’abuse, une expression de circonstance : “La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe.” » Le timbre de Dahak était plus velouté que jamais, et son capitaine grogna.

« Quel est l’idiot qui le pousse à apprendre de telles âneries ?

— Nenni, mon Colin, nulle n’est nostre faute. Ne le poussons poinct, mais ne le freinons dasvantage.

— Eh bien, vous devriez.

— Cessez de vous plaindre et laissez-le faire son travail. Vlad Tchernikov était couché sur le dos à l’ombre d’un jeune chêne. Il ouvrit un oeil. « Si vous n’appréciez pas sa façon de griller la viande, personne ne vous force à en manger, Tamman.

— Et toc ! » lâcha Colin avant de prendre la bouteille de bière des mains de Jiltanith.

Il avala une gorgée, savourant le « soleil » qui lui caressait les épaules. Aucun doute : ’Tanni avait eu raison d’insister pour qu’il participe à la fête. La chute de l’enclave d’Anu méritait d’être commémorée et célébrée afin de leur rappeler certaines des tâches « impossibles » déjà accomplies. Même si l’incertitude quant à ce qu’ils trouveraient à Birhat rongeait tous les esprits. Surtout pour cette raison.

Il détailla les membres de son équipage libérés de la corvée de quart. Dispersés en groupes, hommes et femmes riaient joyeusement. Il y avait des absents. En ce moment même, un tournoi de basket-ball zéro gray’ se déroulait sur le pont 246o. Quant au général Treshnikov, il avait organisé une compétition « Top Gun » dans la zone du simulateur pour les pilotes ne faisant pas partie de l’escadron des chasseurs. Enfin, il y avait la régate sur le lac du parc, vaste étendue d’eau large de trente kilomètres.

Il balaya du regard les tables à pique-nique ombragées. Cohanna et Ninhursag avaient pris place autour de l’une d’elles et y disputaient une partie d’échecs militaires impériaux des plus impitoyables. Les deux femmes affichaient une indifférence sanguinaire devant leurs pertes respectives, un détachement propre à faire blêmir un officier de vaisseau. Ailleurs, Caitrin O’Rourke et Geran s’étaient lancés dans un concours de boisson – l’ascendance australienne de la logisticienne lui donnait un avantage décisif. Les généraux von Grau et Tsukuba pariaient sur l’issue du tournoi de volley. Le regard songeur, Hector discutait avec Dahak des stratégies mises en oeuvre par Hannibal en Italie – le débat était agrémenté d’une assistance visuelle via neurocapteurs. Assise sur le côté, Sarah Meir écoutait ces échanges avec la plus grande attention. Elle étendait de temps en temps le bras pour gratter les oreilles de la chienne de MacMahan, l’énorme Tinker Bell, un rottweiler croisé labrador qui somnolait aux pieds de son maître.

Colin rendit sa bière à Jiltanith, et son sourire se fit plus chaleureux lorsque l’impériale posa sur lui ses yeux chatoyants.

Décidément, elle avait eu raison de l’entraîner ici. Tout comme elle avait eu raison d’insister pour qu’ils effectuent leur annonce « surprise » à la fin des festivités. Dieu merci, il avait été ferme avec Dahak ! Il ignorait comment elle aurait réagi à « Jiltanith-Colfranmac », mais lui-même n’aurait assurément pas supporté « Colinfrancis-macintyre-Jil » !

 

« Sortie de l’hyperespace dans dix minutes. »

Une atmosphère de vive tension régnait dans l’obscurité étoilée de commandement un. Les lèvres serrées, Colin souriait à l’image holo de Jiltanith. Il aurait préféré que commandement deux ne se trouve pas si loin.

Il prit une profonde inspiration et se concentra sur les rapports et les instructions qui circulaient dans ses neurorécepteurs. L’équipage de Dahak était parfaitement entraîné, et même les Terriens d’origine exécutaient désormais les ordres de façon automatique et sans la moindre hésitation. Tant mieux. Il fallait être prêt. Car si le planétoïde n’avait pas reçu de message de bienvenue ni d’interpellation, quelqu’un (ou quelque chose) s’était mis à le scanner minutieusement alors qu’il se trouvait encore à une bonne journée de Birhat.

MacIntyre se serait senti bien plus rassuré s’il avait su à qui ils avaient affaire… et comment cette force inconnue allait réagir. À Kano, ils avaient récolté une information essentielle : le Quatrième Empire possédait un arsenal plus performant que les meilleures armes de Dahak. Rien de moins. Vlad et l’IA s’étaient efforcés d’améliorer leur système de défense, mais si le commandement central de la Spatiale était encore actif et nourrissait des intentions belliqueuses, ils seraient peut-être morts d’ici quelques heures.

« Passage en vitesse subluminique dans trois minutes.

— Département tactique : tenez-vous prêts.

— Parés, commandant. »

Les dernières minutes passèrent à la vitesse de l’éclair, mais aux yeux de l’équipage elles s’égrenèrent avec une lenteur angoissante. Au travers de ses implants, Colin perçut l’arrêt progressif des hyperpropulseurs, puis soudain les astres s’immobilisèrent.

« Désactivation de l’hyperextracteur, notifia Dahak, puis il ajouta presque aussitôt : Signaux détectés à dix et trente minutes-lumière ainsi qu’à cinq heures-lumière.

— Visualisation du système », lâcha le commandant. Sur l’affichage, le soleil Bia – étoile primaire de Birhat de type Go, encore située à douze heures-lumière du vaisseau impérial – s’entoura soudain de planètes.

« Sacredieu ! »

L’exclamation de Jiltanith exprimait à merveille le sentiment de MacIntyre. Malgré l’éloignement, le diagramme tridi était encombré, et de nouveaux codes lumineux apparaissaient sans cesse avec une précision mécanique tandis que Sarah propulsait le vaisseau à la moitié de la vitesse de la lumière. Au fur et à mesure que les scanners de Dahak élargissaient leur champ d’action, de nombreux contacts venaient s’ajouter à une liste déjà longue, jusqu’à ce que l’espace de projection soit littéralement constellé de symboles étincelants.

« Ont-ils réagi à notre présence, Dahak ?

— Non, commandant. Je n’ai capté aucune demande d’identification, et mes appels restent sans réponse. »

Colin hocha la tête. Il était déçu, car ces multiples lumières avaient fait naître en lui un soupçon d’espoir. D’un autre côté, il se sentait soulagé : au moins, personne ne leur tirait dessus.

« Que représentent tous ces points ?

— Je l’ignore, commandant. Mes senseurs passifs décèlent une faible quantité de sources énergétiques en fonction et, même avec les capteurs via torsion spatiale, la distance demeure trop importante pour les systèmes actifs. Selon mes estimations, toutefois, il s’agit pour la plupart de machines de guerre. En fait… »

L’ordinateur marqua une pause, et Colin haussa un sourcil. Il était vraiment très rare que la voix chaude s’interrompe en plein milieu d’une phrase.

« Commandant, reprit l’intelligence artificielle au bout d’un moment, j’ai déterminé la fonction de certaines de ces installations. »

Un chapelet de points verts luminescents se mirent à clignoter sur l’écran tridi. Éloignés de Bia de quarante minutes-lumière, ces repères formaient un anneau autour de l’astre brillant. Non, pas un anneau. Sous les yeux de Colin, de nouveaux codes – signalant cette fois des installations de taille nettement inférieure aux premières – proliféraient à distance régulière de l’orbite déjà tracée et ondulaient au passage de Dahak, comme pour étreindre l’intérieur du système stellaire. Ailleurs sur le schéma, MacIntyre détailla deux autres séries de symboles plus larges et perpendiculaires au cercle principal – quoique décalés de trente degrés par rapport à son axe. Il y en avait des milliers, voire des millions ! Et le scanner ne cessait de détecter de nouvelles signatures déployées en une immense sphère autour de leur soleil.

« De quoi s’agit-il ?

— Ce sont des générateurs de bouclier, commandant.

— Pardon ? s’exclama Colin, puis il entendit Vlad Tchernikov lui faire écho à travers les mailles du sous-réseau des machines.

— Des générateurs de bouclier, répéta Dahak. Des appareils capables, une fois sous tension, d’englober l’ensemble du système interne. Les grosses stations atteignent près de dix fois la masse des plus petites et remplissent apparemment la fonction de générateurs principaux. »

Colin réprima un réflexe d’incrédulité. Personne ne pouvait construire un bouclier d’une telle amplitude ! Pourtant, Dahak affirmait qu’il s’agissait de synthétiseurs d’écrans de protection, et il ne se trompait jamais. Mais l’envergure d’un tel dispositif… !

« Quelle qu’ait été leur utilité, on constate que l’Empire n’a pas lésiné sur les moyens, murmura MacIntyre.

— Certes est assez vray, acquiesça Jiltanith, nonobstant m’est avis que…

— Changement de statut », l’interrompit l’IA. Un cercle rouge et miroitant auréola une des gigantesques plateformes en orbite éloignée autour de Birhat. « Enclenchement d’hyperextracteur détecté.

— Par le Créateur ! lâcha Tamman, car la source d’énergie qui venait de se mettre en branle était infiniment plus puissante que celle de leur propre vaisseau.

— Nouveau signal capté à neuf virgule huit heures-lumière. On nous interpelle.

— Nature du message ?

— Simple demande d’identification, commandant, mais elle comporte un indice de haute priorité défini par le commandement central de la Spatiale. On me répète l’ordre.

— Réponds.

— À vos ordres. » Il y eut un bref silence, puis l’ordinateur prit à nouveau la parole. Pour une fois, sa voix traduisait une certaine perplexité. « L’interpellation a pris fin, commandant.

— Que veux-tu dire ? Comment ont-ils répondu ?

— Ils n’ont pas répondu. Ils se sont contentés de cesser leurs sommations. »

Colin leva un sourcil en direction de l’hologramme de Jiltanith, qui haussa les épaules.

« Ne m’interroge poinct, mon Colin, car dasvantage que toi n’en says.

— Ouais, nous sommes tous un peu déboussolés. » Puis, après un long soupir : « Dahak : branche le multi-canal.

— Oui, commandant. Canal disponible.

— À tout l’équipage : nous venons d’obéir à une demande d’identification – qui provient, selon toute apparence, du quartier général de la Flotte, rien de moins – et… personne ne nous tire dessus. Voilà pour la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que nos appels à nous restent sans réponse. Nous allons nous rapprocher. Je vous tiendrai informés. Au moins, il y a quelque chose pour nous accueillir. Terminé.

» Déconnexion, Dahak.

— Déconnexion effectuée, commandant.

— Merci. » Il se laissa aller dans son siège puis frotta les accoudoirs de sa couchette d’avant en arrière tout en observant le spectacle énigmatique et saturé de l’holovisualisateur. Les codes lumineux devenaient plus nombreux à mesure que le vaisseau pénétrait dans le système, et la balise écarlate de l’hyperextracteur palpitait en leur centre comme un coeur.

 

« Eh bien, nous avons enfin déniché notre trésor, annonça Colin avant de se lever et de s’étirer de tout son corps. En revanche, nous n’avons aucune idée de ce dont il s’agit.

— Est assez vray. » Une fois encore, la jeune femme était installée à commandement deux où elle manoeuvrait sa console. Son hologramme se redressa et balança les deux jambes par dessus l’un des appuie-bras de sa couche. « Ne says guère ce qui survint en ces lieux, mon Colin, mais suis fort aise que Geb ne soict poinct présent pour y assister.

— Tout à fait d’accord. » Jadis, il s’était demandé pourquoi Geb était le seul impérial à porter un nom d’une seule syllabe. À présent, grâce à Jiltanith et aux archives de Dahak, il en avait le coeur net : c’était une coutume propre à sa planète. Car Geb était l’un des très rares officiers de la Flotte à avoir vu le jour sur Birhat. C’était une noble distinction, mais le principal intéressé ne s’en vantait plus : son rôle dans la mutinerie d’Anu avait tout changé. Un peu comme si le petit-fils de George Washington s’était autoproclamé roi des États-Unis.

« Mais quelle qu’ait été ceste funeste conjoncture, les faits me paroissent plus estranges encor’ qu’iceux jusqu’icy rencontrés. » Elle enroula une mèche de cheveux autour de son index et se plongea dans la contemplation de l’écran holo avec une mine abasourdie.

À juste titre, songea Colin. Durant les trente-deux dernières heures, ils avaient progressé dans l’incroyable désordre du système de Bia – ce mélange de vide interplanétaire et d’installations orbitales – pour finalement atteindre Birhat. Ils auraient dû disposer d’un espace de manoeuvre illimité, mais le système n’était pas ressorti indemne de ses malheurs. À deux reprises, ils étaient passés à moins de dix mille kilomètres d’épaves à la dérive. Un astronavigateur sensé n’aurait jamais pris de tels risques.

Pourtant, malgré cet étalage de ruines, l’espoir avait empli le coeur de MacIntyre alors qu’ils arrivaient en vue de Birhat, car l’ancienne planète capitale de l’Empirium était en vie. Les masses continentales de ce saphir moucheté de blanc regorgeaient de richesses et de teintes vertes.

Un vert pour le moins inquiétant.

Colin se cala dans son siège et se gratta la tête. La distance entre Birhat et Bia dépassait d’à peine une minute-lumière celle qui séparait la Terre du Soleil, et l’inclinaison axiale de la planète impériale n’accusait que cinq degrés de plus que sa lointaine homologue. Les saisons y étaient certes plus extrêmes, mais la planète demeurait agréable dans l’ensemble. Du moins c’était le cas par le passé. Car même si la situation n’avait pas radicalement changé depuis, on constatait quelques petites modifications.

Selon les annales, Birhat aurait dû avant tout abriter des arbres à feuilles persistantes. Or, si les arbres eux-mêmes ne manquaient pas à l’appel aujourd’hui, ils portaient exclusivement des feuilles caduques. Et d’autres anomalies avaient été observées : l’existence d’une flore touffue aux faux airs de fougères et la présence d’étranges plantes grimpantes, longues de plusieurs kilomètres et dotées de genoux de cyprès et de frondaisons aériennes. Aucune verdure de ce type n’était censée pousser sur Birhat. Et, côté faune, le panorama n’était pas moins singulier.

Tout comme la Terre, cette planète avait jadis appartenu aux mammifères. Et ceux-ci peuplaient encore sa surface – même si ce n’étaient pas les bons. Malheureusement, d’autres créatures foulaient son sol, surtout dans la ceinture équatoriale. L’une d’elles était une version miniature du stégosaure ; une autre – une bête gigantesque à l’allure vicieuse – combinait les plus désagréables aspects du tyrannosaure avec ceux d’un tricératops à quatre cornes. Quant aux oiseaux… tous les volatiles observés lui paraissaient… déplacés. Ces rapaces géants aux allures de ptérodactyle, en tout cas, n’auraient pas dû se trouver là.

Voilà le plus ignoble et le plus chaotique écosystème dont j’aie entendu parler, songea-t-il. Pas la moindre plante, pas le plus petit des animaux, des sauriens ou des oiseaux étudiés à ce jour n’étaient à leur place.

Il trouvait le phénomène bizarre ; Cohanna, elle, devenait cinglée. L’officier responsable des biosciences s’était enterrée dans son bureau en compagnie de Dahak et tentait de comprendre les données rapportées par les instruments de mesure. Elle montrait les dents dès qu’une âme imprudente faisait mine de la déranger.

Au moins, la position des montagnes – tristement érodées – et des mers n’avait pour l’essentiel pas changé. Et quelques grappes de bâtiments restaient fidèles à leur poste. Des ruines ravinées par le vent – quoi de plus normal, vu l’allure décharnée des chaînes de montagne ? – et recouvertes de végétation abondante, certes, mais des ruines tout de même. Une découverte qui n’avançait en rien leurs recherches, car la plupart de ces édifices étaient en aussi piteux état que ceux de Keerah. Pas une seule de ces structures n’aurait pu accueillir le commandement central de la Spatiale.

Mais certaines des énigmes posées par le système de Bia éveillaient l’optimisme de MacIntyre. L’une d’entre elles flottait à quelques milliers de kilomètres de Dahak, en orbite sereine autour de feu la capitale de l’Empirium, cet astre désormais luxuriant qui défiait toute probabilité. Il se tourna une nouvelle fois vers l’imposant satellite puis tira sur la pointe de son nez pour s’aider à réfléchir.

La mystérieuse structure était plus vaste que leur vaisseau, particularité qui laissait songeur si l’on considérait qu’un quart du tonnage colossal de Dahak était assigné à sa propulsion. Cet objet – quelle que soit sa fonction – n’était clairement pas conçu pour se déplacer ; l’ensemble de son volume était donc réservé à d’autres usages. Comme par exemple les systèmes militaires décelés par les scanners. Une grande quantité de systèmes militaires. Des batteries de missiles, des armes à énergie, des plate-formes de décollage adaptées à des chasseurs et à des parasites subluminiques d’au moins la taille du Nergal. Pourtant, de toute évidence et malgré cette fabuleuse puissance de feu, une bonne partie du cubage de la station était destinée à d’autres foncions… mais lesquelles ?

Plus grave encore : l’installation contenait l’hyperextracteur localisé par Dahak. En cet instant même, le gouffre à matière rugissait comme un fauve tandis que des torrents d’énergie convergeaient en son centre. Sans l’ombre d’un doute, le monstre collectait cette énergie dans un but précis, mais il ne l’avait pas encore révélé. Il n’avait même pas daigné communiquer avec le vaisseau impérial malgré les demandes d’information courtoisement formulées par celui-ci. Il était là, un point c’est tout.

Commandant ?

— Oui, Dahak ?

— Je pense avoir déterminé sa fonction.

— Eh bien ?

— Cette station constitue à elle seule le commandement central de la Spatiale.

— Mais… je croyais que les quartiers généraux se trouvaient sur Birhat !

— C’était le cas il y a cinquante et un mille ans. Quoi qu’il en soit, mes scanners ont sondé la structure de façon systématique, et j’ai circonscrit l’ordinateur central. Celui-ci se compose à la fois d’éléments subtils et solides. Il mesure près de trois cent cinquante virgule deux kilomètres de diamètre.

— Nom de… ! » Colin pivota brusquement et dévisagea Jihanith, mais pour une fois, elle semblait aussi déconcertée que lui. Seigneur ! Seigneur tout-puissant ! se répéta-t-il. Si les estimations de Vlad et de Dahak concernant les progrès des sciences de l’informatique immatérielle étaient fondées, ce « petit gadget » était… il était…

« Je vous demande pardon, commandant ? lâcha Dahak d’un ton poli.

— Euh… ce n’est rien, laisse tomber. Continue ton rapport.

— Il n’y a pas grand-chose à ajouter. Les dimensions de sa centrale informatique, ajoutées à un potentiel de défense manifeste, indiquent qu’il s’agissait au minimum du principal complexe de commandement du système de Bia. Et vu que Birhat avait gardé son titre de capitale de l’Empire – conformément à l’usage de l’Empirium –, on peut en déduire que nous sommes en présence du QG de la Flotte.

— Je… je vois. Toujours pas de réponse à nos appels ?

— Négatif. Ce qui me paraît d’ailleurs étonnant, car même les ordinateurs de l’Empire auraient dû remarquer notre présence à ce stade.

— Se peut-il qu’il ait choisi de nous ignorer ?

— Ce n’est pas exclu, mais quand bien même les procédures de la Flotte auraient changé, nous avons donné suite à leur interpellation. Cette opération aurait dû activer la requête automatique de transmission de données exigée à toute nouvelle unité arrivée.

— Même si l’installation n’abrite pas un équipage humain ?

— Commandant, répondit UA avec la patience du subordonné qui tâche de ne pas se rebeller contre un supérieur stupide, nous avons reçu un appel, ce qui atteste le déclenchement d’une séquence automatique d’un type ou d’un autre. Suite à cela, l’état-major de la Spatiale n’aurait pas dû permettre à un bâtiment de mon envergure et doté d’une telle puissance de feu de s’approcher autant sans s’assurer de l’identité déclinée par ledit bâtiment. Étant donné qu’aucun échange d’informations n’a eu lieu, le QG impérial n’est pas en mesure de certifier la véracité de mon affirmation. Par conséquent, il aurait dû à tout le moins nous placer dans sa ligne de mire en attendant de recevoir un compte rendu plus satisfaisant de notre statut. Et pourtant cette installation orbitale ne s’est même pas opposée à mes scans. Le haut commandement n’aurait jamais octroyé une telle liberté à une unité inconnue.

— D’accord, j’adhère à ta version – bien que ce mastodonte donne vraiment l’impression de nous ignorer –, et Dieu sait que je ne tiens pas à le contrarier, mais tôt ou tard il nous faudra une réponse de sa part. Des suggestions ?

— Comme je viens de le faire remarquer, insista Dahak d’un ton encore plus patient qu’avant, nous aurions déjà dû susciter une réponse de sa part.

— Je le sais, répliqua Colin avec un flegme tout aussi prononcé, mais ce n’est pas arrivé. N’existe-t-il aucune procédure de contrainte en mode manuel ? Une formule d’urgence ?

— Négatif, commandant. Ce genre de dispositif ne s’est jamais avéré nécessaire.

— Bon sang ! tu veux dire qu’il est impossible de parler à ce bidule s’il ne réagit pas à tes apostrophes ? »

Il y eut une longue pause, et MacIntyre haussa à nouveau les sourcils. Il était sur le point de répéter la question lorsque son acolyte électronique lui répondit enfin.

« Il y a peut-être un moyen, déclara l’ordinateur avec une réticence si évidente que Colin en éprouva un sentiment d’anxiété passager.

— Eh bien, crache le morceau !

— Nous pourrions essayer d’y accéder physiquement, mais je ne recommande pas cette prise de risque.

— Quoi ? Et pourquoi pas ?

— Parce que, commandant, l’accès au commandement central était hautement restreint. Sans des instructions explicites formulées par l’équipage de la station à ses systèmes de sécurité, seuls deux types de personnes peuvent prétendre y entrer sans se faire tirer dessus.

— Oh ? » Colin éprouva un soudain malaise et ne fut pas peu fier de réussir à garder une voix calme. « Et lesquels ?

— Les officiers généraux et les capitaines de vaisseaux de guerre de haut tonnage.

— Ce qui signifie… prononça MacIntyre avec lenteur.

— Ce qui signifie que, parmi nous, vous êtes le seul habilité à tenter l’expérience. »

Il leva la tête et aperçut Jiltanith qui le dévisageait avec horreur.