CHAPITRE DIX
Horus se tenait sur la passerelle de commandement du vaisseau de combat Nergal, qu’une remise à neuf avait rendu presque méconnaissable. Il regardait son commandant propulser l’appareil en douceur hors de l’atmosphère. Un an plus tôt, Adrienne Robbins, l’une des très rares femmes capitaine de sous-marin d’assaut au sein de la marine américaine, n’avait jamais entendu parler du Quatrième Empirium. À présent, elle remplissait ses fonctions avec une compétence qui procurait au vice-gouverneur autant de plaisir que les mélodies d’un virtuose du violon ou qu’un concerto de Mozart. Elle était décidément douée, songea-t-il tandis qu’elle lissait ses cheveux gris métallisé. Plus douée qu’il ne l’avait jamais été. Et son sourire, plein d’assurance et quasiment assoupi, évoquait celui d’un tigre affamé.
Il tourna le dos au personnel de la passerelle et porta son attention sur l’affichage holographique tandis que le Nergal se plaçait en orbite. Du haut de ses deux mètres, le maréchal Qian – président des chefs d’état-major en service actif – observait les événements par-dessus l’épaule droite d’Horus. Vassili Tchernikov se tenait à la gauche de l’impérial. Devant le regard attentif des trois hommes, le vaisseau dépassa sans hâte la carcasse à moitié achevée du centre de défense orbitale numéro deux. Le vice-gouverneur claqua soudain des doigts et s’adressa à Qian.
— Au fait, maréchal, j’allais oublier… J’ai parlé avec le général Hatcher juste ayant votre arrivée : il espère revenir parmi nous dans les quatre ou cinq prochaines semaines. »
Le soulagement se lut sur le visage des deux officiers, car Hatcher avait frôlé la mort. Bien que les premiers soins apportés par Qian lui eussent sauvé la vie, le pauvre homme aurait perdu les deux jambes sans l’apport de la technologie médicale impériale – et aurait probablement fini par y laisser sa peau. Paradoxalement, cette même technologie avait failli lui être fatale.
Le général faisait partie de ces très rares individus – moins d’un millième de l’humanité – allergiques aux médicaments classiques de guérison rapide, mais, dans l’urgence qui avait suivi le carnage de Minya Konka, le médecin traitant n’avait pas pu effectuer d’analyses minutieuses ni établir de diagnostic. Et il s’était trompé dans ses estimations. Le blessé avait réagi de façon foudroyante, et il devait son salut au seul fait que le médecin avait reconnu les symptômes sur-le-champ.
Malgré tout, il avait fallu des mois pour lui réparer les jambes de façon à permettre une bioamélioration, car si d’autres thérapies donnaient des résultats tout aussi efficaces, elles étaient beaucoup plus lentes. En conséquence, sa convalescence post-augmentation avait duré bien plus longtemps que la normale, et la bonne nouvelle venait donc de mettre fin aux inquiétudes des collègues et des amis de Hatcher.
C’est le premier des chefs d’état-major à être augmenté, songea Horus en se rappelant la réaction amusée du général lorsque Qian lui avait fait sa remarque à Minya Konka.
« Je suis heureux de l’apprendre, gouverneur, dit le Chinois. Et je suis certain que son retour vous soulagera aussi.
— Absolument, mais j’aimerais vous féliciter pour l’excellent travail que vous avez accompli ces derniers mois. J’ajoute que Gerald partage mon sentiment.
— Merci, gouverneur. » Le visage de Qian demeura impassible – Horus ne se rappelait pas avoir vu le géant sourire –, mais ses yeux exprimaient de la satisfaction.
— C’est à nous de vous remercier, maréchal. »
En un sens, cet accident avait joué en leur faveur. Car si, parmi les chefs d’état-major, un homme égalait les compétences de Hatcher dans tous les domaines, c’était bien Qian. Ils affichaient beaucoup de différences le militaire chinois n’était pas aussi à l’aise que l’Américain dans les relations humaines et il lui manquait cette aptitude à mener des opérations finement orchestrées sans effort apparent. En revanche, il ne connaissait pas la fatigue, possédait un brillant esprit d’analyse, restait maître de soi en toute occasion et avançait dans la vie comme un raz-de-marée, inexorable, sans jamais perdre sa flexibilité ni son pragmatisme. Il avait rationalisé l’organisation internationale des impériaux et permis de prendre près d’un mois d’avance sur les programmes de construction et d’entraînement. Mais, avant tout, il avait écrasé la tentative de guérilla en Asie avec une implacabilité dont Hatcher eût sans doute été incapable.
Les méthodes de Qian avaient littéralement horrifié Horus. Le maréchal n’avait pas pris la peine de faire de prisonniers parmi les résistants armés, et les individus capturés avaient été sommairement jugés par une cour martiale puis, pour la plupart, exécutés dans les vingt-quatre heures. Les commandos de choc avaient frappé sur tous les fronts, et Horus en était venu à se demander si Hatcher n’avait pas commis une terrible erreur – une fois n’est pas coutume – en proposant Qian comme remplaçant. La férocité et la détermination du Chinois avaient semé le doute dans l’esprit du vice-gouverneur : le maréchal se souciait-il vraiment de l’innocence ou de la culpabilité de ses victimes ?
Puis le temps avait démontré le bien-fondé de son attitude. C’était un homme impitoyable et intransigeant, un individu rongé par la honte – ses propres officiers n’avaient-ils pas trahi sa confiance ? Mais en contrepartie il s’était montré parfaitement juste le moment venu : chacun des prisonniers pris dans ses filets avait été soumis à un détecteur de mensonges impérial, et les innocents avaient été libérés séance tenante. En outre, il avait veillé à ce qu’aucune brutalité injustifiée ne vienne souiller ses actions ni celles de ses soldats.
Enfin – et c’était peut-être là le plus important –, Qian n’était pas un « Occidental » chargé de punir des patriotes qui se seraient révoltés contre l’occupation étrangère. Il n’était rien de moins que leur officier en chef ! Un officier agissant avec le soutien inconditionnel du Parti et de l’État. Personne n’aurait pu l’accuser de jouer les marionnettes. Sa réputation et le fait qu’il avait été nommé suppléant de Hatcher avaient garanti l’appui asiatique au nouveau gouvernement et aux nouvelles structures militaires.
En l’espace de deux semaines, les assauts avaient pris fin. Un mois de plus, et la guérilla n’était plus qu’un lointain souvenir. Tous les leaders avaient été retrouvés puis mis à mort. Pas de prisonniers.
La nouvelle avait été transmise à l’ensemble de la population terrestre, qui avait frémi en l’apprenant. Si la répression brutale des émeutes africaines avait constitué un vrai supplice pour Horus, la leçon de Qian, elle, avait laissé une solide empreinte dans les esprits. Il régnait encore une certaine agitation par endroits mais, les chaînes d’information internationales ayant retransmis en direct les procès et les exécutions, les explosions de violence au grand jour avaient plus ou moins cessé dans le courant de la nuit.
Qian fit un léger mouvement de tête en réponse au compliment. Horus le gratifia d’un sourire avant de tourner à nouveau son attention vers l’image holo. Le centre de défense orbitale numéro deux grandissait à vue d’oeil.
L’éclat aveuglant des robots soudeurs constellait la gigantesque structure. Des ouvriers en combinaison spatiale – apparemment peu soucieux des risques encourus – flottaient dans les parages ou se balançaient entre leurs larbins mécaniques qui travaillaient d’arrache-pied. Des navettes pleines de composants issus des hauts fourneaux orbitaux parvenaient au CDO avec la précision d’une compagnie de chemins de fer terrestre bien rodée. Elles débarquaient le matériel puis repartaient en quête d’une nouvelle cargaison. Les vaisseaux de construction – auxquels leurs réseaux de poutrelles apparentes donnaient un aspect brut et dégarni – piochaient des membres de charpente et des châssis sur les véhicules tracteurs, les maintenaient en place pour permettre aux soudeurs de les fixer puis se retiraient en attente de la prochaine fournée. Les conduits de câble terrestre destinés aux réseaux de communication, les stalactites de molycircs aux reflets cristallins – utilisées pour les noyaux informatiques et le contrôle du feu –, les immenses blocs scintillants des générateurs de bouclier préfabriqués, les systèmes terrestres d’éclairage et les appareils de plomberie, les terminaisons creuses et tronquées des batteries de missiles… autant d’éléments qui s’enchevêtraient en une apparente confusion générale sous le regard des trois hommes. La cadence ne laissait aucun répit aux robots et à leurs maîtres plongés dans cette besogne frénétique.
C’était impressionnant, songea Horus. Même pour lui – ou peut-être surtout pour lui. Geb lui avait fait part de la remarque de Tegran à propos des Terriens d’origine, et le vice-gouverneur abondait dans son sens. Au contraire de ces hommes à la détermination si farouche, lui-même savait que leur mission était presque impossible. Mais ils n’avaient pas accepté le fatalisme et, par là même, démentaient ses propres craintes.
En compagnie des généraux, il observa le chantier bouillonnant pendant un long moment puis s’éloigna du spectacle avec un soupir, suivi de ses subordonnés. Ils entrèrent dans le puits de transfert, et l’impérial réprima un sourire devant l’air inquiet de Qian. Amusant, songea-t-il. Cette force de la nature, cet homme qui avait fait face sans flancher à l’embuscade tendue par des traîtres recrutés parmi ses propres soldats, appréhendait ce moyen de déplacement.
Ils arrivèrent à la salle de conférence mise à leur disposition par le capitaine Robbins. Horus leur fit signe de s’installer autour de la table tandis qu’il prenait place à son extrémité et croisait les jambes en une position confortable.
« Je suis impressionné, messieurs. Il fallait que je le voie de mes yeux pour y croire ! Vous accomplissez des miracles. »
Il perçut de la satisfaction dans leur regard. Il n’ignorait pas que ces hommes haïssaient la flatterie, malgré tous les compliments reçus pendant leur carrière, mais une appréciation sincère de leurs compétences était toujours bienvenue.
Le vice-gouverneur posa les avant-bras devant lui et dévisagea le maréchal chinois. « Bien, et si vous me parliez des autres miracles que vous avez en prévision ?
— Avec votre permission, j’aimerais commencer par une vue d’ensemble. » Horus l’invita à poursuivre.
« Dans les grandes lignes, nous n’accusons plus qu’une semaine de retard par rapport au calendrier prévu par le général Hatcher. Les rébellions en Asie ont retardé l’aboutissement de certains de nos projets : les CDP Huangdi et Shiva, par exemple, ont subi de sérieux dégâts, et les réparations ne sont pas encore terminées. En revanche, nous bénéficions de quatre à sept semaines d’avance sur les CDP non asiatiques. Certains imprévus ont surgi, et je demanderai au maréchal Tchernikov de vous les exposer dans un instant, mais pour l’essentiel nos progrès sont très encourageants.
» Officiellement, la fusion de toutes les structures de commandement existantes a abouti. Dans les faits, on déplore encore certaines disputes concernant l’ancienneté des soldats, mais ces troubles touchent désormais à leur fin. »
La politique de Qian était simple, médita Horus. Les officiers qui contestaient la distribution des tâches étaient simplement destitués. La méthode avait peut-être coûté une poignée d’individus très capables, mais il n’en restait pas moins que le maréchal savait faire entendre sa voix.
« La bioaugmentation est sans doute le domaine qui connaît les meilleurs résultats. La conseillère Tudor et son équipe ont vraiment accompli des miracles. Nous avons deux mois d’avance sur le processus d’augmentation des militaires et presque cinq semaines sur la biomodification des civils. Et cela malgré l’inclusion de nouveaux groupes professionnels. Nous disposons désormais d’un personnel suffisant pour manoeuvrer la totalité des bâtiments de guerre et des chasseurs. D’ici cinq mois, nous aurons assez d’effectifs augmentés pour diriger tous les centres de défense planétaire et orbitale. Une fois ce but atteint, nous commencerons à bioaméliorer les équipages des vaisseaux encore en construction. Avec une bonne gestion et un minimum de chance, nous serons en mesure de pourvoir l’ensemble des unités avant leur mise en service.
— Voilà de bonnes nouvelles ! J’en viens à croire que la victoire est à notre portée, maréchal.
— Nous ferons l’impossible pour la remporter, gouverneur, répondit l’homme d’un ton paisible. Au niveau de la production, l’équilibre entre la fabrication d’armes et l’expansion industrielle constante demeure notre principal souci, mais notre répartition des ressources s’avère plus qu’adéquate. Je crois que les projets du maréchal Tchernikov résoudront tous nos ennuis de cet ordre.
» Le général Jiang rencontre des difficultés au niveau de la gestion de la défense civile, mais la situation s’améliore. Côté organisation et entraînement, il a deux mois d’avance. C’est la construction des abris situés à l’intérieur des terres qui pose le plus gros problème, suivie du rassemblement des vivres. »
Horus hocha la tête. Jiang Jiansu, l’un des chefs d’état-major recrutés par Qian, était un petit officier rondelet très à cheval sur la discipline, et son esprit fonctionnait comme un ordinateur. Il souriait beaucoup mais ne trompait personne : son regard était fait de granit. Il avait d’autres qualités, certes moins apparentes mais tout aussi réelles : un profond respect de la vie humaine et une douceur intérieure qui, paradoxalement, le rendaient tout à fait impitoyable lorsqu’il s’agissait de sauver des vies.
« Combien de retard accusons-nous dans l’édification des refuges ?
— Plus de trois mois, avoua Qian. Nous les rattraperons en partie dès que les CDP seront achevés. Une précision toutefois : l’augmentation de notre potentiel de construction une fois les projets de fortification aboutis était prévu dès le début dans l’agenda. Je ne pense pas que nous pourrons récupérer tout le temps perdu. En d’autres termes, une fraction importante – plus conséquente que dans nos estimations, en tout cas – de nos populations côtières devra rester près des zones d’habitation. »
Horus fronça les sourcils. Étant donné la surface terrestre occupée par les océans, tout projectile traversant le bouclier planétaire aurait trois fois plus de chances de tomber dans l’eau que sur un territoire continental. Ce qui sous-entendait des tsunamis, des inondations, des pluies salées… et de graves pertes humaines dans les régions du bord de mer.
« Je veux que vous accélériez le processus, lâcha-t-il avec calme.
— Gouverneur, rétorqua le maréchal sur le même ton, j’ai déjà assigné quatre-vingts pour cent de nos réserves de secours à ce projet. Tous nos moyens sont mis en oeuvre, mais la tâche est immense et les bouleversements provoqués par notre opération suscitent de plus vives oppositions parmi les civils que votre Conseil ne l’avait prévu. Et le programme d’alimentation n’arrange pas la situation : même dans les pays occidentaux, la collecte de denrées excédentaires dépasse de loin la capacité des transports disponibles. Dans le tiers-monde, il n’est pas rare que les fermiers se barricadent et opposent une résistance armée. Ces désagréments monopolisent une partie de la main-d’oeuvre et des véhicules assignés au transfert des populations, mais ce détournement de fonctions est nécessaire. À quoi bon protéger la population des bombardements si elle doit mourir de faim ?
— Insinuez-vous que l’objectif fixé est inatteignable ?
— Non, gouverneur, nous pouvons réussir. Mais je tiens à vous avertir que cette réussite – et tous les efforts du monde n’y changeront rien – ne sera probablement que partielle.
Ils se regardèrent dans le blanc des yeux pendant un instant, puis Horus hocha la tête en signe d’assentiment. Trois mois seulement de retard, c’était déjà du miracle ! Et l’intégrité du maréchal ne faisait pas le moindre doute : s’il promettait que l’impossible serait tenté, il fallait le croire sur parole.
« Passons à des nouvelles plus réjouissantes, poursuivit Qian après une brève pause. L’amiral Hawter et le général Singhman s’en sortent à merveille avec les programmes d’entraînement. Il est dommage qu’une si grande partie des exercices se déroulent obligatoirement dans des simulateurs, mais les progrès de nos hommes me satisfont entièrement – en fait, leurs résultats sont meilleurs que je n’espérais. Côté gestion de la logistique, les généraux Tama et Amesbury fournissent aussi un excellent travail. On déplore encore quelques dissensions au sein du personnel, qui concernent avant tout la répartition de la main-d’oeuvre, mais j’ai étudié les solutions proposées par le général Ki pour arrondir les angles, et elles me paraissent tout à fait viables.
» À mon avis, c’est le secteur opérationnel qui souffre des plus grosses lacunes. Avec votre permission, je développerai ce point après le rapport du maréchal Tchernikov.
— À votre convenance.
— Alors, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je lui cède tout de suite la parole.
— Bien. » L’impérial posa son vieux regard étincelant sur le Russe, qui frotta l’extrémité d’un doigt sur la table avec une mine concentrée.
« Pour l’essentiel, nous sommes bien en avance sur les délais impartis à la mise sur pied des CDP, et cela grâce à deux facteurs : l’attribution d’une plus grande partie de nos ressources industrielles à la production du matériel de construction et l’extraordinaire effort fourni par notre personnel.
» Les chantiers orbitaux ne sont pas très avancés, mais Geb et moi pensons rattraper le retard d’ici la fin du mois prochain. Nous n’obtiendrons pas une marge de manoeuvre spectaculaire, mais au moins la date butoir sera respectée.
» Cependant, deux problèmes me préoccupent : le réseau d’énergie planétaire et la priorité relative des munitions par rapport à nos infrastructures militaires. Laissez-moi vous expliquer.
» Tout d’abord, l’énergie. » Tchernikov croisa les bras sur sa large poitrine. Ses yeux bleus affichaient un air pensif. « Comme vous le savez, nous envisageons depuis toujours l’utilisation des centrales terrestres déjà disponibles, mais je crains que nos estimations quant à leur capacité ne se soient révélées un brin optimistes. Même avec les centrales à fusion nucléaire des CDP, nous aurons du mal à maintenir nos boucliers au maximum, et la situation des CDO est encore pire.
— Excusez-moi, Vassili, mais vous venez de nous dire que vous étiez à jour dans les travaux, observa Horus.
— C’est exact, mais vous n’ignorez pas que le système de nos CDO repose sur une transmission énergétique via torsion spatiale à partir de la Terre. Un tel choix était obligatoire, car nous n’avions plus le temps de construire des centrales de taille adéquate pour les CDO. Sans un apport additionnel en provenance de la surface planétaire, les stations ne pourront pas atteindre leur efficacité intégrale.
— Et vous pressentez que l’énergie disponible sera insuffisante, ajouta Horus d’une voix calme. Je vois.
— Je ne pressens pas une telle catastrophe, je sais qu’elle se produira. Or, sans une source d’alimentation abondante… » Il haussa les épaules, et le vice-gouverneur acquiesça.
Sans ce réseau d’approvisionnement, les CDO perdraient plus de la moitié de leur puissance défensive et presque autant de leur force de frappe. Les batteries de missiles n’en seraient pas affectées ; les phaseurs, en revanche…
« Vassili, vous n’êtes pas du genre à me lancer un problème à la figure sans avoir une solution dans la manche. Que me proposez-vous ?
— Un hyperextracteur. » Horus bondit sur sa chaise.
« Vous êtes complètement… ! Non. Attendez. » Il fit un signe de la main et s’adossa à nouveau. « Bien sûr que vous ne l’êtes pas. Mais connaissez-vous les risques ?
— Oui. Toutefois, il nous faut cette énergie, or la Terre ne peut pas nous la fournir. »
Créateur, que dois-je faire ? psalmodia l’impérial en silence. Un hyperextracteur sur une planète ? De la folie ! Si on perd le contrôle, ne serait-ce qu’un instant… !
Une image lui vint à l’esprit et il frissonna. L’image d’un démon survolté et furieux se tournant contre les insignifiantes créatures qui avaient cherché à le dompter. D’un désert brûlant à petit feu et sans vie, de tempêtes fougueuses, d’ouragans atmosphériques déchaînés sur les cinq continents…
« N’y a-t-il vraiment pas d’autre choix ? » Son ton frisait la supplication.
« Pas à ma connaissance ni à celle de mes collaborateurs.
— Où… » Horus s’éclaircit la gorge. « Où l’installeriez-vous ?
— En Antarctique. »
Ironie du sort, songea le vieil impérial. Anu s’était tapi dans cette région pendant des millénaires. Mais pourquoi Tchernikov préconisait-il l’un des pôles ? Pourquoi un site si proche de l’océan Indien et de son écosystème ? Aurais-je préféré New York, Moscou ou Pékin ?
« Avez-vous calculé les risques en cas de perte de contrôle ? finit-il par demander.
— Avec autant de précision que possible. Dans le pire des cas, nous perdrions à peu près cinquante-trois pour cent de la surface continentale. Le biotope local serait entièrement détruit. Selon nos prévisions, les dommages causés à la flore et à la faune océaniques seraient sévères mais pas irréversibles. Le niveau des mers augmenterait à l’échelle planétaire, occasionnant d’importantes inondations côtières, et une chute globale de la température reste à craindre. Estimation des pertes humaines directement liées à la catastrophe : environ six virgule cinq millions d’individus. Il est impossible d’évaluer les conséquences indirectes en termes de décès ainsi que le nombre total de sans-abri engendré par le désastre. Nous avions songé à l’Arctique, mais une population plus conséquente réside à proximité relative du pôle Nord : les inondations frapperaient les zones littorales avec en tout cas autant de force et la contamination due aux pluies salées se révélerait bien pire au moment de l’évaporation des eaux situées sous la calotte glacière.
— Par le Créateur ! murmura Horus. En avez-vous discuté avec Geb ?
— Certainement. J’avoue qu’il était fermement opposé à l’idée mais, après de longs débats, il a un tant soit peu changé de position. Il ne s’opposera pas de façon active au projet mais, en son âme et conscience, il refuse d’appuyer son adoption. Cela dit (son regard bleu et ferme comme l’agate rencontra celui d’Horus), la Terre est sa planète d’adoption. Je n’entends pas la remarque dans un sens péjoratif, Horus, mais il faut en tenir compte : il éprouve encore – tout comme vous, je le crois – ce sentiment de culpabilité qui prend volontiers la forme d’un paternalisme surprotecteur. Il n’est pas en mesure de réfuter la logique de mes arguments, et pourtant il refuse d’y adhérer j’en déduis que, dans le cadre de ce problème, ses émotions l’emportent sur la pensée rationnelle. Sans doute (l’expression de ses yeux s’adoucit en partie) est-ce dû à sa si grande bienveillance.
— Et, malgré ce constat, vous désirez poursuivre.
— Je ne vois pas d’autre option. Si nous tentons l’expérience, nous prenons le risque de perdre sept millions d’individus et d’infliger de gros dégâts à notre planète ; si nous nous abstenons, c’est la Terre entière qui risque la destruction.
— Maréchal Qian ?
— Je connais moins bien les chiffres que le maréchal Tchernikov, mais je m’en remets à ses calculs et à son jugement. Je soutiens le projet sans aucune réserve, gouverneur, et suis même prêt à signer un document qui l’atteste.
— Ce ne sera pas nécessaire », soupira Horus. Ses épaules tombèrent, mais il secoua la tête en un geste ironique. « Vous autres natifs de la Terre êtes impossibles, Vassili !
— Nous avons été à bonne école, rétorqua Tchernikov, les pupilles empreintes d’une affection sincère. Grâce à vous, nous avons une possibilité de sauver notre peau ; il est hors de question de gaspiller cette chance. »
Le vieil impérial sentit la chaleur gagner ses joues et sauta sans plus attendre au point suivant.
« Créateur ! J’espère que vous n’avez pas gardé le pire pour la fin. Si votre problème de munitions dépasse celui-ci en gravité…
— Ne vous en faites pas, lâcha le maréchal russe en riant. La difficulté en question n’est pas insurmontable. De fait, il s’agit presque de “faire des plans pour le futur”.
— Voilà qui me semble réjouissant !
— Les Russes ne font pas que dans la mélancolie, Horus. La plupart du temps, certes, mais pas toujours. Mes inquiétudes résident dans le fait que, selon toute probabilité, notre bouclier planétaire devra se replier vers l’atmosphère. Les CDO s’en tireront tant bien que mal – bien que de grosses pertes soient à envisager si un repli du rempart s’avère effectivement nécessaire –, mais nos installations industrielles en orbite seront elles aussi exposées. Or l’acheminement du matériel vers la surface comportera des obstacles. »
Une remarque judicieuse, évalua Horus en pensée. Ils connaissaient les dangers depuis le début, car la production de machines destinées à fonctionner en apesanteur avait permis un rendement plus de deux fois supérieur en moitié moins de temps.
« Quelle solution préconisez-vous ?
— Attention, c’est ici que je redeviens sombre, prévint le Russe, et Horus laissa échapper un petit rire. Supposons que nous réussissions à repousser les éclaireurs et que Dahak ne revienne pas à temps pour l’assaut principal : nos chances de survie seraient minces, mais pas inexistantes. Vous me jugez irréaliste ? Laissez-moi citer l’Américain John Paul Jones, que j’admire et dont je respecte les préceptes – notez que je ne donne pas ici sa phrase la plus célèbre, également très appréciable, “Il existe une loi inexorable : qui ne prend aucun risque n’obtient jamais la victoire”. Les mots ne sont peut-être pas exacts, mais l’esprit y est.
— Où voulez-vous en venir ?
— Si nos usines orbitales disparaissent, nous perdons quatre-vingts pour cent de notre capacité industrielle totale, ce qui nous affaiblit considérablement pour la deuxième incursion achuultani. Même si nous venons à bout des éclaireurs en un temps record et sans trop de pertes – ce qui est loin d’être sûr –, et en considérant le niveau de nos installations planétaires à ce jour, les travaux de reconstruction nous permettront difficilement de revenir à notre capacité actuelle. Je propose donc de donner la priorité à l’élargissement de nos infrastructures terrestres.
— Je conviens qu’une telle décision est souhaitable, mais où trouverons-nous les moyens ?
— Avec votre permission, j’abandonnerai la production de mines.
— Ah bon ?
— Selon mes analyses, il s’agit d’armes redoutables, mais leur efficacité potentielle contre l’avant-garde ennemie pèse peu face à l’utilité d’une augmentation du réseau industriel planétaire – élément essentiel pour résister à la deuxième vague d’assaut.
— Pourquoi ?
— Pour l’essentiel, les mines ne constituent que des satellites tueurs hypersophistiqués. Leur capacité à attaquer des vaisseaux émergeant de l’hyperespace est certes estimable, mais il en faudrait un énorme bataillon pour couvrir le volume d’espace à protéger. Leur portée de tir ne dépasse pas quatre-vingt-dix mille kilomètres, et une attaque en masse serait nécessaire pour venir à bout des défenses de toute cible vigilante. À cause de ces limitations, nous aurons des difficultés à en produire une quantité suffisante dans les temps. Je préférerais laisser tomber ce projet de façon à sauvegarder notre potentiel industriel pour le futur.
— Je comprends. » Horus se pinça les lèvres puis hocha la tête. « O. K., vous avez mon accord.
— Merci.
Le vice-gouverneur se tourna vers Qian. « Maréchal, vous évoquiez des problèmes d’ordre opérationnel ?
— Oui, gouverneur. Les batteries de scanners du général Amesbury sont prêtes à détecter l’approche ennemie, mais une interrogation subsiste : faut-il envoyer nos unités à la rencontre de leurs vaisseaux au moment où ils sortiront de l’hyperespace pour se diriger vers le centre du système solaire ou vaut-il mieux concentrer nos forces derrière le bouclier planétaire et attaquer lorsqu’ils arriveront en vue de la Terre ? Une question d’autant plus ardue que les Achuultani opteront peut-être pour une manoeuvre en tenailles. À savoir : utiliser un groupe d’éclaireurs pour attirer nos unités subluminiques hors de leurs positions, puis effectuer des microbonds à travers le système pour attaquer sur un autre front.
— Et vous aimeriez définir un schéma opérationnel définitif ?
— Pas exactement. Selon toute probabilité, la mise au point de notre tactique ne sera pas possible avant un certain temps, et beaucoup dépendra en définitive des divergences entre la technologie des Achuultani et la nôtre. En attendant, j’aimerais toutefois accéder à la requête de l’amiral Hawter, qui désire déployer nos unités disponibles dans la région transastéroïdale pour effectuer des exercices opérationnels et des manoeuvres de combat. Ces séances procureront aux équipages une expérience inestimable dans le maniement des armes et, surtout – du moins je pense –, donneront à notre personnel de commandement une plus grande confiance en soi.
— Je suis entièrement d’accord. » Le ton de l’impérial était ferme. « En outre, certains des astéroïdes les plus gros nous fourniront des cibles d’entraînement idéales – et, du coup, les Achuultani ne pourront pas les utiliser contre nous ! Vous avez le feu vert pour une exécution immédiate, maréchal Qian. Vassili, je ferai part de vos recommandations au Conseil. À moins qu’un de ses membres ne déploie une contre-argumentation imparable, elles seront approuvées dans les quarante-huit heures. Cela vous paraît-il convenable ?
— C’est parfait, gouverneur.
— Dans ce cas, messieurs, allons revêtir nos combinaisons. Je tiens à voir CDO II de près. »