CHAPITRE TREIZE
« J’ai essayé de vous prévenir, Colin », laissa tomber Dahak sans dureté.
MacIntyre tressaillit. Empereur ? Voilà qui lui paraissait… comment dire ?… les mots lui manquaient.
« Colin ? demanda Jiltanith avec plus de douceur que Dahak, mais aussi plus d’anxiété.
— Oui, ’Tanni ? parvint-il à articuler d’une voix rauque et étranglée.
— Comment te portes, amour ? Entendîmes ton cri. Es-tu… ?
— Je… je vais bien, ’Tanni. » D’un point de vue physique, c’était vrai. Il s’éclaircit la gorge. « J’ai traversé des moments difficiles, mais à présent je vais bien. Promis juré.
— Ne puis venir à toi ? » Elle paraissait à peine plus calme.
« Rien ne me ferait davantage plaisir, répondit-il avec plus de sincérité que jamais, puis il secoua la tête : Attends. Laisse-moi m’assurer que tu ne cours aucun risque. »
Il se secoua et donna de la voix. « Mère ?
— Oui, Votre Majesté impériale ? » La réponse lui glaça le sang.
« J’aimerais que l’un de mes officiers me rejoigne. Sa signature neuronale, tout comme la mienne, ne se trouvera pas dans ta banque de données. Peux-tu faire en sorte que le système de sécurité laisse passer cette personne ?
— Si c’est le souhait de Votre Majesté.
— C’est son souhait le plus cher. » Un sourire de vieux roublard apparut sur le visage de MacIntyre. Il n’allait peut-être pas craquer, tout compte fait.
« Requête : veuillez identifier le subordonné en question, lâcha l’ordinateur.
— Hein ? Ah ! il s’agit du capitaine Jiltanith, le commandant en second de Dahak. Mon épouse.
— Bien compris.
— ’Tanni ? » Il s’adressa de nouveau à sa com. « La voie est libre.
— Suys en chemin, amour. » Il s’étira dans sa couchette, certain qu’elle arriverait dans un instant. Quelques derniers frissons parcoururent ses membres, puis un ultime picotement agita ses doigts et sa respiration se stabilisa.
« Mère.
— Oui, Votre Majesté ?
— Que s’est-il passé ? Que m’est-il arrivé lorsque tu as exécuté la conjoncture oméga ?
— Les sous-programmes de secours ont été désactivés et le haut commandement de la Flotte a délaissé ses fonctions de gardien à la faveur de votre demande d’accès au trône.
— J’avais compris le processus. Je veux une explication détaillée de ce que tu as fait, toi.
— Le QG a rempli son rôle d’arbitre de la succession. En tant qu’officier militaire et fonctionnaire civil le plus haut gradé du répertoire informatique impérial, et conformément à la Charte universelle, vous êtes devenu l’héritier officiel du trône suite à la disparition de la dynastie précédente. Toutefois, Informatrix n’avait pas connaissance de l’existence de Votre Majesté avant son couronnement ; il lui était donc nécessaire de prélever des échantillons génétiques en vue de toute vérification ultérieure de l’identité des héritiers impériaux, d’évaluer Son Impériale Gestalt, puis de l’implanter dans le cortex informationnel primaire de la présente installation. »
Colin fronça les sourcils. Beaucoup de détails lui échappaient encore, mais il lui fallait d’ores et déjà résoudre certains points.
« Mère, peux-tu faire preuve de flexibilité au sujet des titres ?
— Demande non comprise, Votre Majesté.
— Je veux dire… Voyons, quels sont les titres dont j’ai hérité ?
— Le principal est “Sa Majesté impériale Colinmacintyre Ier, grand duc de Birhat, prince de Bia, seigneur de la guerre et prince protecteur du Royaume, défenseur des cinq mille soleils, champion de l’humanité et, par la grâce du Créateur tout-puissant, empereur de l’espèce humaine”. Les titres secondaires sont : “prince d’Aalat”, “prince d’Achon”, “prince d’Anhur”, “prince d’Apnar”, “prince d’Ardat”, “prince d’Aslah”, “prince d’Avan”, “prince de Bachan”, “prince de Badarchin”, “prince…”
— Stop ! » Doux Jésus ! songea-t-il. « Euh… combien de titres en tout ?
— Si l’on exclut ceux qui viennent d’être cités, quatre mille huit cent vingt et un.
— Aargh ! » Pas mal pour un individu ayant reçu une bonne éducation républicaine, se dit-il en silence. « Laisse-moi te clarifier un point, Mère : mon nom est Colin MacIntyre – en deux mots – et non pas “Colinmacintyre”. T’en souviendras-tu ?
— Dans les annales militaires et impériales, vous êtes listé sous “Sa Majesté impériale Colinmacintyre Ier, grand duc de Birhat, prince de Bia, seigneur…”
— Je comprends, mais je ne tiens pas à ce que tout le monde m’appelle “Sa Majesté impériale”, et je préfère “Colin” à “Colinmacintyre”. T’est-il possible d’accéder à ma requête ?
— Comme Votre Majesté impériale voudra. Cela dit, vous n’avez pas encore choisi de nom de règne et, tant que cette démarche n’aura pas été accomplie, vous serez appelé Colinmacintyre Ier. Par la suite, seule votre dynastie sera désignée par votre appellation pré impériale complète. Cette solution vous satisfait-elle ?
— C’est un début », marmonna Colin. Sa « dynastie » ? La notion refusait de se matérialiser dans son esprit. Il tira sur son nez puis s’arrêta. Au rythme où s’enchaînaient les surprises, il allait bientôt ressembler à Pinocchio. « O. K., mon nom de règne sera “Colin”. Prends-en bonne note.
— Information enregistrée.
— Pour en revenir à notre petit problème : par le passé, psalmodiait-on “Sa Majesté impériale” à chaque fois que l’empereur apparaissait ? J’en doute.
— Voici les alternatives acceptées : “Votre Majesté”, “Majesté”, “Son Altesse” et “Sire”. Les nobles portant le rang de duc planétaire peuvent employer “monseigneur” ; les officiers généraux et les Compagnons de la nova d’or, “seigneur de la guerre ”.
— Aïe ! Inutile de te faire renoncer à ces titres, je suppose ?
— En effet, Votre Majesté impériale. Le protocole doit être observé.
— C’est ce que tu crois. Attends que je mette la main sur ton programme cérémoniel ! » Il secoua la tête. « Bon, d’accord, je n’ai sans doute pas le choix, mais désormais tu emploieras exclusivement “Sire” pour t’adresser à moi.
— Entendu.
— Bien ! À présent… » Un doux carillon l’interrompit. « Veuillez m’excuser, Sire. L’impératrice Jiltanith vient d’arriver. Dois-je la laisser entrer ?
— Bien sûr que tu dois ! » Colin franchit d’un bond les marches de l’estrade et atteignit le sas principal au moment où il s’ouvrait. Il l’étreignit si fort qu’elle en eut le souffle coupé. Ses côtes bioaugmentées menacèrent de céder sous la pression et elle sentit l’humidité là où leurs joues se rencontrèrent.
« Que je suis heureux de te revoir ! murmura-t-il, la bouche collée à sa nuque.
— Et moy itou. » Elle tourna la tête pour poser un baiser sur son oreille. « Grandement ai tressailli pour tes jours, mais ceste crainte ne puet trouver justification chez une qui tant bien te connoit : davantage de vies qu’un chat possèdes, mon tendre. Nonobstant, préférerois que tu les passes à moindre danger !
— Tu as tout à fait raison ! déclara-t-il avec ferveur, puis il se recula pour l’embrasser sur la bouche. La prochaine fois, j’écouterai tes conseils, bon Dieu !
— Aisé à dir’… en ceste heure », s’esclaffa l’impériale, puis elle tira des deux mains sur les oreilles proéminentes de son mari.
Une pensée traversa soudain l’esprit de MacIntyre et son visage se fendit d’un sourire malicieux. Il prit la jeune femme par la taille pour l’escorter jusqu’à l’estrade.
« Mère, dis bonjour à ma femme.
— Bonjour Votre Majesté impériale », obtempéra l’ordinateur. Jiltanith se figea.
« Quelle est ceste folie ? demanda-t-elle.
— Tu ferais bien de t’y habituer, chérie, lâcha Colin avant de la serrer une nouvelle fois dans ses bras. Je ne sais pas si cela nous mènera bien loin, mais, pour une fois, ton balourd de mari a réussi son coup. » L’ironie se lut sur ses traits. « Et pas qu’un peu ! »
Bien des heures plus tard, un Colin nettement moins joyeux poussa un grognement et se frotta le visage. Il était assis en compagnie de Jiltanith dans le fauteuil de commandement du quartier général de la Spatiale tandis que Mère procédait au rapport de statut de la Flotte impériale. Elle détaillait toutes les escadres et sous-unités dans l’ordre numérique. À ce stade, elle avait déjà couvert près de deux mille flottilles, bataillons opérationnels et escadrons de combat.
Mais jusqu’ici aucune des forces évoquées n’était exploitable.
« Interromps le rapport, Mère.
— Rapport interrompu, Sire. » Colin éclata de rire sans conviction. « Empereur »… voyez-vous ça ! Et « seigneur de la guerre », encore plus drôle ! Il n’était qu’un commandant dépourvu de flotte, oui ! Ou, pour être plus précis, un commandant d’une flotte inutilisable.
À l’époque du désastre, l’Empire était trop occupé à tenter de survivre pour effectuer une mise hors tension systématique et ordonnée de ses bâtiments. Avant de mourir, Herdan XXIV avait tout juste eu le temps d’activer les sous-programmes de secours du commandement central. Il avait placé Mère en état de veille non alimentée afin qu’elle protège Birhat jusqu’à une éventuelle résolution de la crise. Mais la plupart des unités de la Spatiale avaient connu un sort moins agréable. Quelques dizaines de vaisseaux supraluminiques avaient tout simplement disparu des fichiers du QG, ce qui, selon toute vraisemblance, indiquait que les équipages avaient pris la fuite en vue d’échapper à l’arme biologique. La plupart des bâtiments de la Flotte, quant à eux, avaient été contaminés alors qu’ils tentaient de sauver les civils en danger immédiat. Sans surprise aucune, l’opération s’était soldée par un échec funeste. Par manque d’intelligence et contrairement à Dahak, les ordinateurs impliqués s’étaient montrés incapables de prendre la moindre initiative une fois leurs effectifs décimés. À l’exception d’une poignée – dont les hyperextracteurs étaient actifs au moment où les derniers membres d’équipage avaient succombé au fléau –, les appareils s’étaient contentés de regagner la base militaire la plus proche et de garder leur position jusqu’à ce que leurs centrales à fusion nucléaire aient épuisé les ressources du bord. Ensuite, ils avaient dérivé, dénués d’énergie comme de vie.
Aucun des vaisseaux n’avait mis le cap sur Bia – un choix des plus logiques si l’on considérait que Birhat, première victime du fléau viral, avait été placée en quarantaine au tout début de l’agonie de l’Empire. Moins d’une douzaine d’unités actives avaient répondu à l’hypersignal de ralliement lancé par Mère aux quatre coins de la Galaxie, et la plus proche se trouvait à plus de huit cents années-lumière. Si Colin attendait leur retour, la Terre aurait mille fois le temps de périr avant qu’il arrive à sa rescousse.
Le fait que les défenses de la planète capitale de l’Empirium étaient presque entièrement opérationnelles ne manquait pas d’ironie : le bouclier titanesque de Bia – renforcé par la prodigieuse puissance de feu du système de sécurité périphérique – aurait résisté à n’importe quel type d’attaque, mais c’était la Terre qui avait besoin de protection.
« Mère, reprit enfin Colin, essayons une autre méthode. Au lieu de lister les forces disponibles par ordre numérique, répertorie l’ensemble des bâtiments opérationnels selon leur éloignement de Birhat.
— À vos ordres. Initialisation d’inventaire des déploiements dans le système de Bia. Escadron de quart en orbite proche autour de Birhat : douze croiseurs lourds. Escadron de patrouille détaché dans le système profond : dix croiseurs lourds, quarante et un destroyers, neuf frégates, soixante-deux corvettes. Escadrille de la garde impériale : cinquante-deux planétoïdes de classe Asgerd, seize…
— Quoi ? Arrête tout de suite ! aboya MacIntyre.
— À vos ordres, fit Mère d’une voix calme.
— C’est quoi, cette putain d’“escadrille de la garde impériale” ?
— Il s’agit des troupes personnelles du seigneur de la guerre. Puissance de frappe : cinquante-deux planétoïdes de classe Asgerd et leurs parasites correspondants, seize planétoïdes de classe Trosan et leurs parasites correspondants, dix planétoïdes d’assaut de classe Vespa et leurs bâtiments d’assaut planétaire correspondants. Position actuelle : orbite d’attente à trente-huit minutes-lumière de Bia. Statut : inactives.
— Nom de Dieu ! » Colin fixait Jiltanith dont le visage affichait une expression aussi choquée que la sienne. Dans un mouvement simultané, ils se tournèrent vers la console d’un air accusateur. La voix de MacIntyre résonna, calme et menaçante. « Pourquoi n’as-tu pas mentionné son existence d’abord ?
— Vous ne m’aviez rien demandé à ce sujet, Sire.
— Bien sûr que si ! J’ai exigé une liste complète des unités de la Flotte ! » Mère garda le silence, et il maugréa un juron à l’encontre de tous les ordinateurs incapables de déceler les besoins de leur interlocuteur sans indications précises. « N’est-ce pas ?
— Exact, Sire.
— Alors pourquoi avoir omis cette information-là ?
— Je ne l’ai pas omise, Sire.
— Mais, que je sache, tu n’as pas évoqué l’escadrille de la garde impériale… » Escadrille ! Il s’agissait plutôt d’une flotte à part entière, oui ! « Pourquoi ?
— La garde impériale ne fait pas partie de la Spatiale. Sa formation, son équipement et ses effectifs relèvent exclusivement du domaine personnel de l’empereur. »
Colin cligna des paupières. Le domaine personnel de l’empereur ? Un seigneur dont les fiefs étaient à même de mettre sur pied une telle force de frappe ? Il frissonna à cette pensée puis se laissa aller en arrière, tremblant. Un bras chaud lui serra l’épaule.
« O. K. » Il secoua la tête et inspira profondément, revigoré par la présence de Jiltanith. « Pourquoi l’escadrille est-elle inactive ?
— Tarissement de sa source d’énergie et mise hors tension non maîtrisée, Sire.
— Estime la probabilité d’une réactivation intégrale.
— Cent pour cent », lâcha Mère sans aucune trace d’émotion, et une décharge d’excitation secoua Colin de pied en cap. Mais ne crions pas victoire trop vite, songea-t-il. Pas trop vite.
« Prends en compte un effectif militaire de cent sept mille individus, un planétoïde de classe Utu et les infrastructures automatisées – actives ou inactives – actuellement disponibles dans le système de Bia, puis évalue le temps nécessaire pour réactiver l’escadrille de la garde impériale et l’amener à sa puissance de combat maximale.
— Puissance de combat maximale inatteignable : personnel insuffisant pour former des équipages complets.
— Et pour une puissance de combat réduite ?
— Calcul initialisé. » L’ordinateur se tut pendant un long moment, ce qui éveilla leur inquiétude. Près d’une minute plus tard, il reprit la parole : « Calcul terminé.
Temps nécessaire estimé : quatre virgule trente-neuf mois. Marge d’erreur : vingt virgule sept pour cent vu la quantité de facteurs inconnus. »
Colin ferma les yeux et sentit Jiltanith frémir à ses côtés. Quatre mois – cinq mois et demi au maximum. C’était serré, mais ils pouvaient y arriver, bon sang de bon Dieu ! Oui, ils avaient une chance !
« Les voilà », signala Tamman à mi-voix dès que le premier cercle vert apparut sur l’holovisualisateur de Dahak. L’anneau entourait un minuscule point lumineux qui grandissait à mesure que le vaisseau avançait. De nouveaux signaux surgirent sur l’écran tridi puis s’éparpillèrent en un chapelet distendu de mondes minuscules.
« Je les vois », dit Colin qui se délectait encore de son rapatriement à commandement un, c’est-à-dire à un univers familier. « D’énormes bâtiments, n’est-ce pas, Dahak ?
— La masse du plus grand d’entre eux est de plus de vingt-cinq pour cent supérieure à la mienne. En revanche, je suis incapable de me prononcer sur la légitimité de leur lignage. »
Colin lâcha un petit rire. Le vieux vaisseau était beaucoup plus enclin à l’informalité depuis le retour de son commandant, comme s’il comprenait le choc de MacIntyre à l’idée d’être devenu empereur du jour au lendemain. Ou peut-être l’IA était-elle simplement heureuse de le revoir parmi eux. Elle se faisait du souci quand des amis se trouvaient en difficulté.
Il regarda les planétoïdes grossir devant lui. Si Vlad ne se trompait pas à propos de la technologie de l’Empire, ces vaisseaux constituaient de vrais monstres de combat – exactement ce dont ils avaient besoin.
« Commandant, regardez par ici. » Ellen Gregory, l’assistante astronavigatrice de Sarah Meir, fit apparaître un cercle sur l’espace de projection pour indiquer un bâtiment isolé. « Que me dites-vous de ça ? »
Il détailla le colosse, plissa les yeux puis l’observa encore. La sphère prodigieuse qui flottait dans l’espace ne présentait qu’une similitude grossière avec l’unique planétoïde impérial qu’il eût jamais vu. Un élément, toutefois, était reconnaissable : l’immense dragon à trois têtes qui déployait ses ailes sur la coque étincelante.
« Eh bien ! que me dis-tu de ça, Dahak ?
— Selon les données transmises par l’ordinateur du haut commandement, nous sommes en présence du planétoïde Dahak, propriété de Sa Majesté l’empereur, numéro d’immatriculation sept-trois-six-quatre-quatre-huit-neuf-deux-cinq.
— Un autre Dahak ?
— C’est une appellation prestigieuse au sein de la Flotte, répondit son interlocuteur avec une pointe de froissement dans la voix. Songez à tous les Enterprise de la marine des États-Unis. Selon mes informations, ce bâtiment est le vingt-troisième du nom.
— Vraiment ? Et quel numéro portes-tu ?
— Je suis le onzième.
— Je vois. Bon, en vue d’éviter toute confusion, nous appellerons cette nouvelle recrue Dahak II, si cela ne te pose pas de problème, Dahak.
— C’est noté », répondit l’intéressé d’un ton paisible, puis il poursuivit son approche des bâtiments éteints depuis des millénaires dans l’intention de les ressusciter.
« Par le Créateur, j’ai trouvé ! »
Colin sursauta dans sa couche lorsque l’image holo de Cohanna se matérialisa devant lui. L’officier des biosciences arborait une mine terrible – cheveux en bataille et uniforme froissé –, mais ses yeux pétillaient d’une lueur triomphale.
« La voie de la sagesse ? » demanda MacIntyre d’un air taquin. Elle parut déconcertée puis sourit.
« Pardon, commandant. Je voulais dire que j’ai compris ce qui s’était produit sur Birhat – le pourquoi de cet incroyable écosystème. J’ai déniché l’information dans la banque de données de Mère.
— Ah bon ? » Il se redressa, le regard plus intense. « Je vous écoute.
— C’est très simple : le phénomène est dû aux zoos.
— Aux zoos ? répéta Colin, interloqué à son tour.
— Oui. Voyez-vous, la famille impériale possédait un gigantesque jardin zoologique. En tout, plus de trente systèmes de flore et de faune planétaires contenus dans des habitats étanches et autosuffisants. Apparemment, ils ont survécu au désastre. J’imagine que les dispositifs automatiques chargés de contenir la croissance végétale ont subi un dysfonctionnement, puis les coupoles ont craqué, leur contenu s’est répandu et les plantes ont attaqué l’extérieur des autres habitats rescapés. Année après année, de nouveaux biotopes à base d’oxygène et d’azote se sont fissurés et ont commencé à se propager aux quatre vents. Voilà l’origine de l’écologie loufoque de Birhat. Ses animaux et sa végétation sont les survivants d’une douzaine de biosphères planétaires après quarante-cinq mille années de sélection naturelle !
— Incroyable ! s’exclama Colin. Bon travail, Cohanna. Je m’étonne que vous parveniez à vous concentrer sur ce genre de problème par les temps qui courent.
— Par les temps qui courent ?
— Nous arrivons en vue de la garde impériale. » Il haussa les sourcils, et Cohanna plissa le nez. « C’est quoi, une garde impériale ? »
Vlad Tchernikov et Baltan glissaient à toute vitesse le long du puits de transfert dépourvu de lumière et de vie. L’ingénieur en chef frissonna. Voilà ce que Dahak serait devenu si Anu était parvenu à ses fins jadis, songea-t-il.
La situation était plus que déprimante. Ce spectacle de désolation rongeait tout espoir de remise en état, et bien qu’il rejetât la vague de détresse qui le submergeait, il savait que la tâche serait ardue. Centrales d’énergie laissées à l’abandon, masse de combustible épuisée, salles de contrôle et pistes de circuits défectueusement placées en stase à la mort du vaisseau. On observait jusqu’à des dégâts météoritiques, car les boucliers anticollision avaient rendu l’âme comme tout le reste. Et les autres bâtiments ne se portaient pas mieux : l’un des planétoïdes ne pourrait peut-être même pas être réparé, à en juger par l’énorme perforation subie au niveau de son pôle sud.
Toutefois, chacun avait ses problèmes, se rappela Tchernikov. Caitrin O’Rourke s’arrachait les cheveux à propos des fermes hydroponiques, et Geran enrageait de trouver une telle quantité d’équipement en parfait état de marche mais inutilisable parce que hors stase. Tamman était le plus affligé de l’équipe, car les magasins, eux aussi, avaient été laissés dans des zones non protégées, et les champs de confinement de toutes les armes antimatière étaient tombés en panne. Au moins, les dispositifs de sécurité des ogives avaient rempli leur fonction en faisant pivoter ces dernières dans l’hyperespace au moment où les champs s’étaient effondrés. Hélas, d’énormes pans de paroi avaient été emportés dans le mouvement. Bien sûr, ces mêmes dispositifs auraient pu ne pas fonctionner du tout…
Il tressaillit à nouveau puis se concentra sur le traîneau antigrav qui les transportait. Le véhicule était beaucoup plus lent qu’un sas de transit opérationnel, mais ils n’osaient pas pour autant le propulser à plein régime. Nul ne rivalisait avec des ordinateurs capables d’amorcer en beauté les virages inattendus du parcours !
Tchernikov tendit le cou pour lire la légende au-dessus d’un sas d’accès : gamma-un-un-neuf-un-un. D’après les schémas téléchargés par Dahak, ils approchaient de la salle des machines.
L’information fut vite confirmée. Il tapota l’épaule de Baltan et tendit le doigt. Le lieutenant acquiesça d’un mouvement de tête à l’intérieur de la bulle de force de son casque. La luge se dirigea vers le flanc du tunnel et vint effleurer le panneau d’entrée – qui, bien entendu, resta hermétique.
Tchernikov étouffa un juron puis esquissa un sourire au souvenir de la « cérémonie de couronnement » relatée par Colin. Le commandant – ou plutôt l’empereur ! – avait épuisé le quota mensuel de grossièretés de tout l’équipage.
Il pouffa une nouvelle fois et descendit du mini-transporteur, traînant derrière lui le câble issu de la centrale énergétique du véhicule et ponctuant sa progression d’obscénités slaves. Un manque d’alimentation équivalait à une absence de gravité artificielle, ce qui, pour son plus grand malheur, ne signifiait pas une absence absolue de gravité. Tout planétoïde générait à lui tout seul un champ gravitationnel colossal et transformait les cloisons en planchers – et vice versa – lorsque le courant venait à manquer.
Il trouva le réceptacle à énergie subsidiaire et ficha l’embout dans la prise réservée à cet effet. La porte coulissa. Il fit un signe de la main, et Baltan rentra le traîneau à l’intérieur puis orienta les puissantes lampes de l’appareil de façon à localiser le système d’éclairage de secours.
Tchernikov tira encore sur le câble, priant pour que la loi de Murphy renonce à ses droits, puis il activa le réseau. La lumière inonda la centrale des machines, que les deux ingénieurs se mirent à explorer.
L’hyperextracteur, inerte depuis longtemps, les attira comme un aimant. Vlad sentit la crainte lui picoter les bras tandis que ses yeux et ses implants cherchaient les pistes de circuits et les structures de contrôle. La puissance de ce mastodonte dépassait d’en tout cas cinq fois celle de Dahak ; il fallait le voir pour y croire. Pourquoi diantre les impériaux avaient-ils eu besoin d’une telle capacité ? L’extraordinaire potentiel des armes à énergie et du bouclier n’expliquait pas tout. Il devait exister une autre raison…
Le cours de ses pensées s’interrompit lorsqu’il détecta un énorme shunt électrique situé à un emplacement peu approprié. Il escalada un tableau de bord – qui se trouvait désormais au niveau du sol – et éprouva un léger vertige alors qu’il tentait de s’orienter.
« Baltan ! Regarde ça ! s’écria-t-il, le souffle à moitié coupé.
— Je sais. » L’assistant arrivait de l’extrémité opposée de la salle. « Je repère les timoneries de commande depuis un moment.
— C’est absolument incroyable !
— Quelle importance ? En tout cas, voilà qui explique l’énorme besoin en énergie.
— Exact. » Tchernikov parcourut encore quelques mètres, occupé à examiner sa trouvaille avec le plus grand soin, puis secoua la tête. « Je dois informer le commandant. »
Il activa son implant de communication, et Colin tarda un instant à répondre. Il semblait épuisé – rien d’étonnant, vu le nombre d’appels qu’il avait dû recevoir en provenance des autres équipes d’exploration, désireuses de lui signaler toutes les merveilles dénichées.
« Commandant, je suis dans la centrale des machines du Mairsuk, et vous ne devinerez jamais ce que j’ai devant les yeux.
— Vous seriez étonné de ma capacité d’imagination, répondit MacIntyre d’un air las. Depuis quelques jours, les découvertes miraculeuses ne cessent de pleuvoir.
— Très bien. Alors en voici une autre : ce vaisseau possède à la fois la propulsion Enchanach et l’hyperpropulsion. »
Il y eut un silence chargé de sens.
— Je vous demande pardon ? lâcha Colin en détachant les mots.
— Je disais, commandant, que des moteurs de propulsion Enchanach et d’hyperpropulsion cohabitent à merveille dans l’espace “réduit” de cette seule et unique coque. Je ne peux l’affirmer avec certitude, mais, selon mes estimations, la masse combinée des deux unités est inférieure à celle de l’Enchanach de Dahak.
— Stupéfiant ! O. K. Examinez tout cela de près puis rentrez au bercail : nous avons une réunion avec l’ensemble des départements dans quatre heures. Ordre du jour : planifier le processus de réactivation.
— Bien compris. » Tchernikov désactiva la com et dévisagea Baltan. Dans un geste complice, ils haussèrent les épaules à l’unisson avant de se replonger dans l’étude de leur butin.
« … difficile à déterminer avec exactitude tant que nous n’aurons pas réinitialisé les ordinateurs et dressé un inventaire complet, expliquait Geran, mais environ dix pour cent des pièces de rechange ont exigé un stockage sous contrôle. Sans de telles mesures… » Il leva les mains de façon éloquente.
La plupart des chefs de section étaient présents en chair et en os, mais une fraction importante du groupe de reconnaissance inspectait d’autres installations. Quant à Hector MacMahan et Ninhursag, actuellement de piquet sur la passerelle de commandement du vaisseau de combat Osir, ils prenaient part à la discussion en hologrammes. Tous les regards, physiques ou virtuels, convergeaient vers Colin.
« Très bien. » Il s’exprima avec quiétude, les avant-bras sur la surface cristalline de la table tandis que ses yeux se posaient sur l’assemblée. « Topo de la situation. Pour évaluer le temps nécessaire à notre opération, Mère est partie du principe que chaque membre d’équipage – femmes et hommes confondus – effectuerait des journées de travail de seize heures aussitôt que nous aurions rebranché au moins un des centres de réparation automatisés. D’après les rapports de l’équipe d’Hector, cet objectif est atteignable. Toutefois, selon mes estimations, nous allons plutôt frôler les vingt heures journalières à mesure que l’échéance approchera. Nous pourrions envisager une marge de sécurité plus réduite – et diminuer par là même la charge de travail – en nous concentrant sur une douzaine d’unités. Beaucoup d’entre vous, j’en suis sûr, arriveront d’ailleurs à ce constat durant les prochaines semaines. Malheureusement (il balaya l’audience du regard), nous n’opterons pas pour cette solution. Nous avons besoin d’une quantité maximale de bâtiments. En fait, mesdames et messieurs, je compte me procurer jusqu’au dernier d’entre eux. »
Il crut entendre un hoquet de surprise et sourit avec amertume.
— Dieu seul sait le travail de titan que notre peuple est en train d’accomplir sur Terre, mais je vous assure que nous-mêmes allons rattraper le retard accumulé durant notre petit voyage d’agrément. Je veux que tout le monde mette les mains à la pâte, sans exception. D’ici cinq mois au plus tard, nous quitterons ce système accompagnés de la totalité de l’escadrille de la garde impériale.
— Mais, commandant, plaida Tchernikov, à trop vouloir bien faire nous risquons de tout perdre. Le dur labeur ne me fait pas peur, mais nos effectifs sont limités. Très limités.
— Je sais, Vlad. Cependant, je ne reviendrai pas sur ma décision. L’équipage de ce bâtiment est hautement motivé et compétent ; je suis sûr que tous comprendront et qu’ils feront de leur mieux. Dans le cas contraire, transmettez-leur ce qui suit :
» Dès demain, je me tuerai à la tâche à leurs côtés, mais je n’en oublierai pas pour autant de les surveiller : si je surprends quelqu’un à tirer au flanc, il ou elle s’en souviendra pour le restant de ses jours. »
Il arborait un sourire sinistre, mais même cette légère trace d’amusement détonnait au milieu de son visage dur comme la pierre.
« Et ce ne sont pas des paroles en l’air, croyez-moi », conclut-il d’une voix très douce.