C’est avec Christiane

C’est avec Christiane que je passai cette journée, ou du moins ce qu’il en restait, soit un certain nombre d’heures qui risquaient de se congeler dans l’espace. Je les passai loin du bureau qu’il me paraissait exclu de supporter. Même faire semblant était au-dessus de mes forces.

Quand j’étais arrivé au bureau après avoir avalé à contrecœur un repas maigre, j’avais trouvé une note exigeant un texte de quelques lignes pour lancer une aspirine aphrodisiaque qui faisait, disait-on, merveille ; et une autre pour me demander un texte sur une marque de soutiens-gorge qui, à en croire les fabricants, soutenaient non seulement les seins, mais également le moral. Rien que la pensée de devoir en parler me soulevait le cœur. Christiane, elle, revenait de l’un des studios de l’étage des loisirs où elle avait fait l’amour, comme cela lui arrivait souvent les jours ouvrables, avec un secrétaire de rédaction qui la préférait aux autres employées. Elle en revenait sans joie et sans dégoût, indifférente, habituée, exactement comme si faire l’amour entre deux et trois n’était jamais qu’un prolongement fatal de son travail de secrétaire.

Je ne m’étais jamais senti bien solidaire de ce monde de spasmes automatiques et d’étreintes éreintées, maintenant je me savais complètement en marge. Pour eux, pour tous les autres, je ne pouvais plus être qu’un étranger, un survivant d’une race disparue, un exclu, exactement comme cet homme normal perdu dans un monde de vampires, héros traqué d’un célèbre roman du milieu de ce siècle. Si j’avais dû leur avouer que je venais de passer une heure dans la chambre d’une jeune femme et que j’avais à peine osé poser ma main sur son ventre pour la retirer aussitôt, ils m’auraient immédiatement conduit chez un médecin. On m’aurait découvert une crise de timidité galopante ou quelque complexe honteux et cela se soignait sévèrement. Quant à mes sentiments, ils devaient relever du psychiatre à leurs yeux. Qui sait si on ne m’aurait pas relégué dans un asile, au moins dans une maison de repos.

De tout mon passé que je jugeais comme si je l’avais à peine vécu, du bout du mépris seule Christiane me paraissait, je ne savais pourquoi, acceptable. Je ne pouvais me défendre d’avoir pour elle une certaine tendresse et, ce jour-là, j’avais la vague impression de la voir pour la dernière fois.

Quand je lui proposai de déserter le bureau pour passer l’après-midi avec moi, elle parut ravie. D’une part, elle aimait l’imprévu ; d’autre part, cette diversion lui permettait d’échapper à la trêve traditionnelle de quatre heures de rigueur dans tous les bureaux : faire l’amour tous les jours à la même heure, par convention sociale, lui déplaisait, ce qui prouvait qu’elle gardait quand même un certain esprit d’indépendance.

Christiane me demanda ce que je voulais faire, je lui répondis que je ne savais pas trop. Elle me proposa d’aller voir un strip-tease qui remportait depuis quelques semaines un succès d’estime et de curiosité. Le strip vivait son déclin, mais celui-ci devait avoir son charme puisqu’il exploitait une idée nouvelle, ce qui pouvait surprendre à une époque où tout avait été fait, défait, refait et contrefait. Une idée simple d’ailleurs : sur scène on apportait un énorme gâteau au chocolat que des invités léchaient avec avidité et, peu à peu, sous la crème apparaissait une femme nue que les hommes continuaient à lécher jusqu’à épuisement. Mais, tout compte fait, je tenais surtout à fuir cette ville et ses spectacles permanents, ses poncifs et ses flashes usés jusqu’au filigrane, ses relents d’amour et de mort, son odeur de sens et d’essence, la fuir au moins pendant quelques heures. Plutôt que d’errer d’un café de béton à un autre, je préférais entamer à vive allure une centaine de kilomètres d’autoroute et je le dis à Christiane. Pour foncer au volant de son bolide de compétition, elle était toujours d’accord. Il faisait d’abord très beau ce jour-là et filer les cheveux au vent dans une décapotable allait bien au profil bronzé de Christiane.

Une heure plus tard, nous étions à cent cinquante kilomètres de la capitale. Christiane avait pris un vif plaisir à se laisser distancer, tout en roulant à plus de 250, par une voiture de grand sport qui l’avait prise en chasse, puis après une demi-heure de ce jeu de dupe, elle avait laissé son poursuivant sur place, poussant jusqu’à 300 km à l’heure, louvoyant entre les voitures avec l’aisance d’un champion de ski lancé sur un parcours de slalom.

Elle s’arrêta devant une auberge perdue dans les bois.

— J’aime beaucoup cet endroit, me dit-elle. J’ai bien dû y passer plus de deux cents nuits de noce. On y mange très bien, on y respire l’odeur des pins et leurs chambres sont assez curieuses, toutes meublées en style 1950.

Mais elle savait que, ce jour-là, nous ne dépasserions pas le rez-de-chaussée où étaient installés le bar et la salle à manger.

— C’est elle qui a téléphoné ce matin ? me demanda Christiane après avoir commandé sa première consommation.

J’approuvai.

— Tu l’as revue ?

J’approuvai encore.

— Et tu la vois ce soir ?

— Oui.

— Je trouve que tu devrais lui rendre la monnaie de sa pièce. Ne pas y aller.

Mais oui. Sur le plan de la logique au degré primaire, sans doute avait-elle raison. Mais d’où me venait la certitude que ce n’était pas par des artifices classiques ou des feintes un peu puériles que l’on avait une chance de conquérir Michèle ? Parce qu’indubitablement elle appartenait à un autre plan où la logique comptait pour nulle et que, de toute façon, elle n’avait rien de la petite garce aux griffes bien laquées que l’on confondait si volontiers avec les épines des roses, les chats et l’éternel féminin.

— Je ne pourrai jamais lui rendre la monnaie de sa pièce, dis-je. Ne pas me voir la laisserait indifférente. Ou même elle trouverait cela très drôle. Plus distrayant peut-être que de me voir.

— Tu étais content de la retrouver ?

— Content n’est pas le mot. Ce ne sera plus jamais le mot, je le sais. S’il y a un être qui ne peut pas faire mon bonheur, comme on dit, c’est bien elle. En revanche, elle peut faire mon malheur, cela je l’ai toujours su. C’est déjà beaucoup.

— Tu pourrais ne plus la voir ?

— Non. Même si je décidais de ne plus la voir, je reviendrais sur ma décision. Surtout depuis que je sais où elle habite. Pourtant, si je continue à la voir, elle me sera insupportable presque sans cesse. Je n’ai pas le choix en somme. Je ne puis vivre ni sans elle ni avec elle.

— Que vas-tu faire ?

— Rien. Subir. Après tout, supporter l’indifférence, c’était peut-être pire.

— Je te suis indifférente ?

— Toi, tu es Christiane. Tu es le seul être que j’aime bien. Je puis te parler, te caresser, te dire, t’avouer. Tu comprends, tu me comprends.

— Elle non ?

— Elle s’en fout. Comprendre ne signifie rien à ses yeux. Elle ne cherche pas. Il n’y a pas de conversation possible avec elle. Elle représente un monde clos, sans aucun centre d’intérêts, sans porte, sans fenêtres. Le plus souvent, elle m’est complètement étrangère, et pourtant je sens que nous sommes profondément semblables. Que nous tournons dans un espace mental que nous partageons en commun. Mais lequel et comment le trouver ?

— Peut-être tient-elle à toi, elle aussi ?

— Cela paraît si peu plausible. Pourtant, elle a changé à mon égard. Je ne le sens pas encore, mais je le sais. Mais comme elle change sans cesse d’attitude, d’une seconde à l’autre, cela se voit à peine. On ne peut que saisir des bribes, des flambées. Et puis cela n’a pas tellement d’importance. Ce qu’elle peut ressentir pour moi n’entre pas en jeu.

Ainsi passèrent les heures de cet après-midi, en douceur, à mi-voix, en demi-teinte, dans la tiédeur de notre dialogue qui se poursuivit jusqu’au soir. Puis, à la vitesse d’un météore descendant vers la ville, la décapotable de Christiane se jeta à la rencontre des cylindrées économiquement faibles qui ramenaient dans leur jardinet de béton et de suie des tonnes de banlieusards éreintés et elle me déposa juste à l’heure devant le café où j’avais donné rendez-vous à Michèle.

Cette fois, elle était à l’heure. Avant l’heure, puisqu’elle m’attendait, comme la première fois.

Je la reconnus sans hésiter, mais il fallait reconnaître qu’en quelques heures elle avait singulièrement changé. Ou, plus exactement, elle paraissait électrisée des prunelles aux chevilles alors que je l’avais vue éteinte, en veilleuse, comme alourdie par le poids de l’eau morte de sa tristesse. Maintenant, elle arborait son visage comme un véritable défi au milieu de tous ces masques condamnés à la laideur à perpétuité, portant haut et agressif ce visage dévoré jusqu’aux nerfs par des électrodes sans cesse en fusion.

J’étais presque certain qu’elle allait à peine m’accorder un regard quand enfin j’entrerais dans son champ de vue, mais je me trompais. Elle me regarda au contraire très longuement, avec une fixité et une attention presque gênantes, puis m’adressa un étonnant sourire candide et ironique, étonné et attendri.

— Tu crois que tu es un doux vampire ? lui demandai-je.

Son sourire s’accentua à peine, se figea, comme si tout s’était paralysé en elle, comme si un autre visage déconcertant de tendresse s’était plaqué sur ce visage qui pouvait si bien refléter la dureté, l’ennui et l’indifférence. Elle n’approuva pas, ne nia pas. Un doux vampire, c’était bien possible, un doux vampire neurasthénique, comme s’il gardait confusément en lui le souvenir d’un lancinant regret de sang et d’horreur qu’il cherchait en vain à retrouver dans ses cauchemars perdus. Puis, pendant un instant, une telle vague d’indécence et de crapulerie lui monta dans le regard que j’aurais presque pu croire qu’elle allait rejeter la table qui nous séparait, se dresser d’une seule détente et imaginer un acte assez scandaleux, assez inattendu pour remettre en question toute la morale pourtant fort ébranlée de ce monde. Mais elle se contenta d’éclater de rire, sans doute sans raison, puis se jetant vers moi avec une sollicitude que je ne lui connaissais pas, elle me demanda si je n’avais pas faim. Je lui affirmai que oui. Et je l’entraînai vers un restaurant situé à une centaine de mètres de l’endroit que nous quittions.

— C’est très loin, affirma Michèle en voyant qu’il y avait toute une place à traverser avant d’arriver au restaurant.

Nous allions y arriver quand je rencontrai un journaliste avec lequel j’échangeai quelques mots. J’avais de la sympathie pour lui et nous nous étions perdus de vue depuis un certain temps. Sans chercher à dissimuler son ennui, Michèle, après quelques minutes, demanda soudain :

— On s’en va ?

Y mettant une telle avidité que mon interlocuteur laissa sa phrase suspendue dans le vide, puis me tendit la main, assez perplexe.

Pour la première fois, je m’étonnai de ne pas lui en vouloir. Son geste m’avait déplu, mais cela ne faisait rien. Cette anesthésie de toute rancune en moi me parut assez inquiétante, plus révélatrice que bien d’autres symptômes plus spectaculaires.

— Il t’ennuyait à ce point ? lui demandai-je quelques secondes plus tard.

Elle ne répondit rien.

— Il n’a pourtant rien dit de tellement ennuyeux.

— Qui ? demanda-t-elle d’une voix éteinte.

Je ne crus pas devoir insister.

En la laissant passer devant moi pour entrer dans le restaurant, je constatai que son expression n’était pas moins éteinte que sa voix. On aurait pu la prendre pour son propre fantôme. Elle n’avait pas seulement l’air absente, distante, inaccessible, mais à ces instants-là elle paraissait privée de substance, de relief, de système nerveux, réduite à une simple apparence diaphane, d’autant plus étrange qu’elle ne perdait rien de la présence nocive qu’elle dégageait. Et aucun trait de son visage ne vibrait, pas même un cil ou une commissure des lèvres, rien. Elle semblait aveugle, sourde, muette, hypnotisée par le grand vide qui l’habitait soudain, la submergeait de tout son néant. De nouveau je ressentis ce malaise qu’elle avait réussi à m’inoculer ce matin, j’évitai de la regarder et n’ajoutai plus un mot.

Je m’étais assis en face d’elle et je me demandais si toute la soirée n’allait pas s’écouler ainsi : à chercher, transi, éperdu, quoi dire à cette créature d’ombre et de sépulcre, à chercher en vain comment lui transfuser assez de vie pour l’obliger à lire le menu ou à saisir une fourchette. Puis, sans même y penser, je murmurai son nom et je compris que, s’il ne lui en fallait pas beaucoup pour se retirer au plus profond de son immobilité, il suffisait également d’un son pour la faire revenir à la vie, brusquement, comme un bouchon qui serait remonté du fond des eaux. En moins d’une seconde, elle parut se gaver de globules, d’électricité, de feu et de vibrations, se dotant soudain d’une telle réserve de vitalité qu’on aurait pu croire, au contraire, qu’aucune mort n’avait la moindre chance de l’abattre et qu’au plus haut point elle représentait l’immunité, l’assurance tapageuse d’être en vie, en marge de tout savoir-vivre, de toute morale, de toute convention.

Jamais sa beauté ne m’avait paru plus frappante, à la fois solaire et boueuse, avivée par toute la fièvre qu’on sentait affluer à l’arrière-plan de son visage d’ange-vampire dont on ne savait pas trop ce qu’il fallait le plus redouter de ses morsures, de ses baisers, de ses silences ou de ses sourires. Jamais non plus elle n’avait réussi à mettre autant de cruauté dans sa douceur, de tendresse dans son mépris, de feu latent dans son indifférence, d’eau glauque dans ses yeux d’égarée. Je la regardais et je pensais que si bien des hommes ressentaient le désir de se retirer à la campagne, moi je ne ressentais que le désir de me retirer au plus profond de ce regard, tout au bout de ce calme amer-cruel qui n’excluait ni la douceur, ni les orages, ni les coups de passion.

Dans ce restaurant coté une étoile et deux couverts où de mornes gourmets jouaient avec distinction de la mâchoire et de la fourchette, sa présence d’animal sophistiqué, si peu exotique et pourtant tellement inattendu, creusait une véritable brèche, et j’aurais presque pu suivre à la trace sur le visage de nos voisins le malaise confus que Michèle suscitait autour d’elle.

Ils en eurent d’ailleurs pour leur argent, car Michèle, ce soir-là, s’en donna à cœur fermé, à nerfs vivifiés.

Cela commença avec le garçon qu’elle soumit à un interrogatoire serré, d’abord sur les plats figurant au menu, ensuite sur sa vie privée, ce qui parut le consterner et l’agacer au plus haut point. Il y avait bien cinq minutes qu’il était là, le crayon de commande à la main et Michèle ne semblait guère sur le point de prendre une décision, si ce n’est celle de bavarder à bâtons rompus en passant sans transition d’un sujet à un autre, témoignant d’une exceptionnelle virtuosité dans l’art de parodier une conversation sérieuse et celui de simuler un prodigieux intérêt pour des détails justement dépourvus de tout intérêt. La carte à la main, elle la détaillait, exigeant des commentaires sur un ton à la fois insidieux et tranchant, mais cependant teinté d’une gentillesse désarmante, n’oubliant jamais, pour mieux appuyer ses dires, de darder son regard de choc en plein visage de son interlocuteur qui de plus en plus sûrement perdait pied.

— Oui, je vois, disait-elle pour la dixième fois déjà, ce qui lui permettait de reprendre son souffle. Et le faux-filet, c’est du vrai filet ?

— Ce n’est évidemment qu’une façon de parler, expliquait une fois de plus le garçon. Je vous le conseille vivement d’ailleurs.

— Vous me le conseillez. Bon. Je pourrais peut-être prendre un poulet rôti alors. Vous avez déjà mangé du poulet rôti ?

— Cela m’est arrivé.

— Vous en avez mangé ici ?

— Je puis vous le conseiller également. C’est une des spécialités de la maison.

— Ah ! Parce que la maison a des spécialités. Et est-ce que les radis roses sont une des spécialités de la maison ?

Le garçon, cette fois, ne se donna pas la peine de répondre. Il commençait à se lasser de cette conversation à but perdu et y aurait sans doute mis fin s’il n’avait pas eu la conscience que l’établissement se devait de soigner son étoile et ses fourchettes à la sueur de ses garçons. Michèle, cependant, ne paraissait remarquer ni son agacement ni ses réticences. Elle ne s’occupait pas davantage de ce que moi je pouvais en penser et sans doute avait-elle complètement oublié ma présence.

— Il y a longtemps que vous travaillez ici ? reprit-elle avec une fièvre complètement hors de propos.

— Cela va faire dix ans.

— Ah bien. C’est très long dix ans. Et ça ne vous ennuie pas ?

— C’est un métier comme un autre.

— Bien sûr. Évidemment vous n’avez pas toujours des clientes aussi ennuyeuses que moi.

— C’est-à-dire que…

— Mais vous n’avez pas d’enfants ?

— J’en ai deux.

— Je vois. Deux. C’est parfois plus ennuyeux que les clients, non ?

J’aurais voulu m’en mêler et lui dire qu’elle devrait quand même se décider à choisir au moins un plat, mais je n’arrivais pas à l’interrompre. J’étais fasciné par l’application absurde et méthodique qu’elle mettait à mener cette enquête qui, je le savais, n’avait aucun sens à ses yeux, mais qu’elle arrivait à poursuivre avec un faux sérieux plus vrai que nature.

— Madame prendra-t-elle un hors-d’œuvre ? demanda le garçon soudain très stylé et tentant désespérément de revenir dans des voies plus culinaires.

— C’est un nom bizarre « Hors-d’œuvre », vous ne trouvez pas ? Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Que c’est en dehors de l’œuvre ? Mais de quelle œuvre s’agit-il ?

— Je vous avoue…

— Il y a beaucoup de hors-d’œuvre chez vous d’ailleurs. Je crois qu’il y en a trop. Ça doit ralentir le service peut-être. Je prendrais bien des crudités. Elles sont crues ?

— Je le suppose, Madame, je le suppose.

— Ah ! Vous supposez seulement. Alors, je préfère prendre autre chose. Vous n’avez pas d’asperges ?

— Ce n’est pas la saison.

— Bien. Je ne savais pas qu’il y avait une saison des asperges. Mais il n’y a pas de saison pour le saucisson sec, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Vous préférez les asperges au saucisson, vous ?

— Je dois vous avouer que vraiment…

— Oui. Je me rends compte que c’est très indiscret de vous demander cela.

Enfin, après quelques répliques du même genre, le garçon en vint à donner des signes d’extrême lassitude, puis prétexta qu’il avait une autre commande à prendre et qu’il reviendrait quand nous aurions fait notre choix. Mais il ne revint jamais et nous délégua un remplaçant auquel Michèle ne prêta aucune attention, sans doute parce qu’il se croyait séduisant, qu’il avait le coup de coude avantageux et la moustache égrillarde. Rien certainement ne la laissait plus indifférente que les hommes conscients de leur prestance et soucieux de leur prestige. Elle le traita avec une sécheresse cinglante et commanda trois plats d’une seule volée, sans marquer la moindre hésitation.

— Je suis sûre que ce sera très mauvais, m’affirma-t-elle.

— Mais non. Le restaurant a une excellente réputation.

— Si. Avec la tête qu’il a, tout ce que m’apportera ce garçon sera mauvais.

Elle prit tout ce qu’elle put ramasser sur la table, verres, carafe, couverts, moutardier, en fit un échafaudage baroque qui d’ailleurs s’écroula dans un grand fracas.

— Ça n’a d’ailleurs aucune importance, ajouta-t-elle. Je mange n’importe quoi.

Elle le prouva en avalant une portion de riz qu’elle avait imprégné d’une telle quantité de sauce piquante qu’elle aurait pu faire sauter l’établissement. J’en pris une pincée, je dus la recracher discrètement.

— Comment peux-tu avaler ça ? lui demandai-je.

— Avaler quoi ?

Michèle, je l’avais déjà compris, ne remarquait que ce qu’elle voulait bien remarquer. Absolument rien d’autre. Le reste devait demeurer en dehors de son champ de vue, de ses facultés de perception et on l’imaginait très bien prenant conscience d’un monde réduit, à ses yeux, à deux dimensions, à quelques couleurs, quelques détails saugrenus ou effrayants, bref un ensemble confus plein de manques, de trous et de faux sens. En revanche, ce qu’elle voulait bien considérer et enregistrer, ce qui la frappait, la giflait toujours avec une incroyable violence et paraissait lui donner de véritables décharges électriques. Et passer de sa torpeur d’incurable indifférente à un intérêt disproportionné d’enfiévrée était un de ses passe-temps favoris.

Dans ce restaurant, en particulier, je me demandai sans cesse à quel instant éclaterait le scandale que Michèle paraissait chercher et quelle formule la direction trouverait pour nous prier de quitter l’établissement.

Mais, par je ne sais quel hasard, Michèle passait à travers tout. Peut-être parce qu’elle creusait un tel sillage de stupeur et d’imprévu qu’il interdisait toute réaction immédiate. Elle prenait ses victimes de court, par derrière. J’en eus une preuve plus convaincante que les autres quand Michèle m’emprunta quatre cigarettes qu’elle ficha en étoile dans un poivrier, puis alluma les quatre cigarettes qui se mirent à se consumer. Quand le garçon vint nous demander s’il pouvait disposer du poivrier, il demeura un instant interdit et voulut simplement enlever les cigarettes sans rien objecter, mais Michèle s’y opposa avec une singulière fermeté.

— Non, dit-elle. Il faut que vous l’emportiez comme ça. C’est mieux.

Et le garçon emporta avec dignité cet encensoir de table gastronomique, silencieux, dépassé par l’incongruité de la situation, comme en état d’hypnose.

Michèle éclata de rire, puisque seules les situations de ce genre avaient quelque chance de la distraire vraiment. Elle avait aussi, et elle en jouait, une réelle force de conviction. Une telle façon de scander ses phrases, de les ponctuer d’un regard à la fois enjôleur et agressif, qu’il devait être difficile de lui résister, même quand elle décidait de vous pousser dans le dédale de ses lubies les plus absurdes.

Elle m’en parla d’ailleurs un peu, en quelques mots, car piétiner longtemps sur une même histoire lui était insupportable et j’aimais beaucoup sa façon elliptique de raconter n’importe quoi. Rien, en effet, ne me lassait plus sûrement que les anecdotes interminables, les aveux venus du fond de l’âme, les messages litaniques.

— J’aime bien forcer les gens à faire des choses idiotes. Ils marchent toujours, je me demande bien pourquoi. Une fois, j’ai supporté un homme pendant plusieurs mois, simplement parce que je pouvais lui demander n’importe quoi. Je lui avais appris à faire tout ce que je voulais, il était dressé comme un chien. Je lui demandais d’aller me chercher un cendrier, puis d’aller le remettre où il l’avait trouvé, puis de le reprendre ; et comme ça cinq ou six fois de suite et il le faisait. Ou bien d’enlever sa cravate et de la mettre dans son verre. Toujours des choses stupides. J’aurais pu lui demander de faire de grandes choses aussi, mais cela ne m’amusait pas. Ça lui aurait donné de l’importance. Et puis je voulais l’humilier, pas le faire souffrir. Je le méprisais trop pour cela.

Entre deux aveux, elle me demanda un billet de mille francs qu’elle transforma en un avion de papier qui, virevoltant tout près du lustre, alla piquer du nez en plein dans l’assiette de potage d’un dîneur. Michèle en fut ravie.

— C’était bien visé, non ?

— Pourquoi, lui demandai-je, as-tu eu soudain envie de me voir, de me téléphoner ?

Michèle me jeta un bref regard, quelque chose qui me fit penser à l’éclat d’un couteau brillant un instant au soleil, pointé vers sa cible, mais sans l’effleurer.

— Ça ne te regarde pas, répondit-elle.

Elle créa une diversion en changeant pour la deuxième fois de coiffure.

Plus tard, alors que je lui parlais d’une séquence de film que je trouvais saisissante et qui, de toute évidence, ne l’intéressait pas du tout, elle me demanda de venir près d’elle, sur la banquette. Avec une dextérité telle que seul notre voisin de droite remarqua son geste, elle enleva son soutien-gorge, aussi insistante qu’une sangsue, chauffée à blanc, se laissant aller pour se reprendre quelques secondes plus tard, passant d’une expression d’attaque à une attitude tellement réservée que je me demandai si elle n’allait pas s’étonner de me voir à sa table et lui adresser la parole, cela pour me déclarer que jamais elle ne me supporterait plus de quelques minutes.

Une fois de plus je pris quelque recul, je la dévisageai et dans son regard je décelai à cet instant une telle mixture de maléfices, de cauchemars et d’imprévus que j’en eus froid dans le dos. Nocive, elle le serait toujours, même si je devais la laisser indifférente, même si elle devait tenir à moi. Et quelque chose me disait, au contraire, qu’elle serait bien plus nocive si jamais elle s’attachait à moi. Cette certitude s’imposa avec une telle acuité que je faillis me lever, prendre la fuite. Mais il était trop tard, je le savais. Je restais, je resterais même si elle devait m’entraîner dans ses enfers personnels, même si je devais y retrouver les miens. Nocive sans agir d’ailleurs, car personne autant qu’elle ne me paraissait plus doué pour l’inaction absolue, le refus d’accomplir un acte, d’attaquer ou même de se défendre. Mais c’est bien ce refus, cet immobilisme, cette lucidité à l’état pur et ce lourd mépris qui inquiétaient le plus en elle. À la regarder demeurer sur place et esquisser de temps en temps un vague sourire, on se sentait coupable de parler, d’agir, de penser, de discuter, de participer. On avait envie de démissionner, de dire non, de ne plus faire qu’un seul bloc de silence avec elle, de se laisser solidifier dans le monde minéral qu’elle évoquait.

Pour me prouver que j’avais tort, qu’on pouvait la prendre en défaut, je lui posai quelques questions qu’elle rejeta avec une désarmante désinvolture, me faisant comprendre que rien ne l’intéressait, qu’elle ne savait vraiment rien et qu’elle en tirait une illégitime fierté. Je ne me trompais pas : elle était bien limitée à sa simple lucidité, enterrée vive dans ce sombre éblouissement, réduite à son plus petit dénominateur commun, à son maximum de densité.

— Si je voulais travailler, me dit-elle, je ne voudrais qu’un travail qui puisse m’obséder. Si je voulais apprendre des choses, je voudrais tout savoir. Comme ce n’est pas possible, je ne fais rien, je n’ai rien appris.

Elle mit en pièces une boîte d’allumettes qu’elle fit disparaître dans le pot à moutarde, puis elle ajouta :

— C’est aussi pour cette raison que je ne pourrai jamais aimer personne.

Elle considéra le pot à moutarde, ne parut pas très satisfaite, me darda dans les yeux un regard d’une redoutable acuité, puis parut chercher autour d’elle une proie, tout en demeurant consciente de ne jamais la trouver.

— Je voudrais, je voudrais… murmura-t-elle. Qu’est-ce que je pourrais bien vouloir ?

On aurait pu jurer qu’elle se transformait en une sorte d’algue vénéneuse faite pour onduler au plus profond de la nuit, éternellement en quête d’un acte assez effrayant pour ressentir le besoin de l’accomplir, d’y croire, de s’y donner, de s’y déployer.

— Je voudrais faire quelque chose d’ignoble et je voudrais une pomme, ajouta-t-elle.

Elle avait ses mythes. L’ignoble et les pommes en faisaient partie, c’était évident.

Mais elle n’insista pas et me parla soudain de son regret de ne jamais avoir vécu une guerre.

— La guerre, c’est bien parce qu’on peut y faire des choses vraiment horribles. C’est un bon terrain. Puis, à la fin, je me serais tuée parce que je n’aurais jamais pu supporter de vivre après tout ce que j’aurais vu pendant cette guerre.

Je l’écoutais, subjugué. Personne ne m’avait subjugué à ce point. Même quand elle parlait de banalités, elle avait une façon oblique et sournoise d’appréhender les faits qui lui appartenait en propre, exactement comme si elle avait raisonné selon les théorèmes d’une logique seconde pleine de bruit et de fureur, de rêves et d’humour noir, de démence et de calme glacé ; consciente de demeurer inculte, muette, en marge de tout un vaste continent de la réalité qu’elle considérait souvent avec un regard d’enfant qui aurait en vain cherché le sens de tout cet échafaudage de banales et inutiles abstractions. Une île, c’était cela. Si nous admettions que nous étions, nous les autres, ancrés, enlisés dans les réalités terriennes de notre continent, elle ne pouvait être que l’habitante d’une île peut-être déserte, sans doute perdue au large de je ne savais quelle longitude, entre deux latitudes incertaines.

Incapable de lutter contre elle-même, incapable du moindre effort, elle ne pouvait accepter que les jeux qu’elle s’inventait et elle s’y donnait comme si elle avait agi en somnambule ou sous l’effet de quelque drogue. Mais le silence et l’immobilité seuls paraissaient sa vérité. Alors seulement elle devait être dans sa peau, dans son élément, limitée à elle-même, véritablement définie, presque définissable : méprisante, taciturne, à la fois hautaine et singulièrement humble, lucide, narquoise, déchirante et déchirée, inconsolable, incurable, dangereuse et vulnérable, souriant vaguement au fait insidieux de se défaire et de se détruire au fil des jours, sans compensation, sans échange, sans rien avoir à dire ou à prendre à personne.

Raison pour laquelle, bien souvent, elle était capable d’adresser la parole à n’importe quel inconnu, comme ça, pour ne rien lui dire, pour le plaisir gratuit et ambigu de piquer en flèche sur un individu anonyme et de le mitrailler à bout portant de questions incongrues, sans préavis et sans aucune formule de présentation, car elle ignorait à la fois les règles du savoir-vivre et celles de la timidité. C’est ainsi qu’au dessert elle se leva soudain, son pot de mousse au chocolat dans la main droite, pour aller s’asseoir à la table d’en face où un monsieur d’un certain âge cuvait un vin d’une qualité certaine avec toute la réserve abrutie de sa condition.

— Je vois que vous avez mangé une orange, lui demanda Michèle sans transition. Pourquoi ? Vous n’aimez pas les pommes ?

Sans lui laisser le temps de récupérer, elle lui demanda, la cuiller baveuse, s’il ne voulait pas un peu de sa mousse au chocolat. Toujours aussi fiévreuse, fiévreusement agressive, elle poursuivit sans perdre haleine, toujours sur le même ton à la fois insolent et prévenant, avec une égale constance dans le saugrenu appliqué à des questions pourtant désarmantes de simplicité :

— Ça ne vous ennuie pas d’être tout seul à une table ? Pourquoi êtes-vous si bien rasé ? Je crois que ce gilet risque de vous ennuyer avec tous ces boutons, non ? Ça changerait votre vie d’avoir mon numéro de téléphone ? Vous avez l’air gêné quand je vous parle de votre vie. Vous préférez peut-être que je vous parle de ma vie, oui ?

L’homme accueillait ces questions sans arriver à y croire, plus déconcerté que s’il avait trouvé dans son potage, non une mèche de cheveux, mais un couple de scorpions, certainement plus déconcerté que si Michèle avait eu l’idée, somme toute admissible de nos jours, de se déshabiller à son intention pour lui léguer son slip et son soutien-gorge. Se rendait-il compte qu’elle n’était pas ivre-morte ? Bien sûr que non, il ne le croyait pas, elle ne l’était pas. Elle était au contraire ivre-vivante, ce qui pouvait paraître beaucoup plus inquiétant. D’autant plus inquiétant qu’il semblait impossible de savoir exactement où commençait le jeu dans son attitude, où finissait la spontanéité. D’autant plus inquiétant que ses questions ne décelaient jamais aucun indice de folie ou de grossièreté, qu’elles ne débouchaient jamais en plein délire, mais restaient au contraire engluées dans une sorte de logique formelle, un peu puérile, mais très évidente.

Puis soudain, comme elle n’avait pas exigé une seule réponse et qu’elle ne tenait nullement à en recevoir, elle se leva, tourna les talons et revint s’asseoir près de moi, sans faire allusion à cet entracte. Au contraire, elle passa de la futilité à un sujet beaucoup plus grave puisqu’elle se mit à me parler de la mort, toujours sur le même ton fiévreux, mais avec autant de détachement que si elle parlait de ses vacances.

— La mort, ça doit quand même être beaucoup moins ennuyeux que la vie. Enfin je ne sais pas. Moi, j’espère que j’aurai un bon voisin de tombe. Mais c’est vrai, j’aurai mon frère puisque nous avons un caveau. Un caveau de famille. Ce qu’il y a d’indécent, c’est d’attendre sa mort. Une chose aussi importante, il faut savoir la choisir. Quand je me tuerai, je laisserai derrière moi un billet idiot. Quelque chose comme « J’avais mal aux dents. » Ou bien : « Il faisait trop chaud. » Ou bien rien du tout. Ce sera bien. Il faudra quand même que je laisse un billet pour dire que je veux être brûlée. Tu crois que je brûlerai bien ? Ce sont mes poils et mes cheveux qui brûleront d’abord. Puis…Puis je ne sais pas. Même mes yeux brûleront. Oui, mes yeux aussi. Tout. Si tu veux, je peux te laisser un de mes yeux, un seul, ce sera mieux. Tu le mettras dans un bocal, comme ça il te regardera sans cesse. Ce sera joli, non ? Tu ne veux pas un de mes yeux pour ton appartement ?

J’avais la sensation qu’elle allait s’enfoncer plus profond encore dans les sombres flammes de son incinération, mais elle abandonna brusquement le sujet pour affirmer qu’elle en avait assez de cet endroit, éclater ensuite de rire sans cependant arriver à éteindre l’envoûtante tristesse de son regard. On aurait même pu admettre que, bien souvent, ses actes n’étaient qu’une lutte désespérée pour estomper son désespoir. Mais en vain : il devait être indélébile.

— Je veux m’en aller d’ici, reprit-elle.

À la façon dont elle prononça cette phrase, on aurait pu croire qu’il s’agissait, non d’un caprice, mais d’une question de vie ou de mort, comme si d’un instant à l’autre l’établissement risquait d’être transformé en chambre à gaz.

— Où veux-tu que nous allions ? demandai-je.

— Oui, répondit-elle.

Cela aussi lui était très particulier : répondre par un oui à des questions qui autorisaient quantité de réponses, sauf celle-là.

En même temps, elle m’accorda un sourire d’une candeur tellement déroutante que j’en demeurai presque paralysé, figé sur place. Elle paraissait avoir fait le vide en elle, avoir anéanti tout autre sentiment, toute scorie, pour n’être plus qu’une seule houle de tendresse, de calme et de confiance. Je me laissai submerger et je pensai que, si bien souvent Michèle paraissait dangereuse à approcher, cabrée et vénéneuse, à d’autres moments on pouvait au contraire la prendre pour une esclave idéale, une créature indolente et passive, capable de n’importe quoi, n’attendant qu’un ordre pour se réveiller, se détendre et passer aux actes.

Devinant peut-être ce que je pensais, Michèle se pencha vers moi, les mains ouvertes, comme des serres, prêtes à se refermer.

— Tu veux que je mette le feu au restaurant ?

Je ne voulais pas, non. Il me suffisait de savoir qu’elle était capable de le faire, avec autant de naturel que si elle allumait une cigarette. De savoir qu’avec le même détachement elle se laisserait griller vive si je le lui demandais.

— Que veux-tu alors ? dit-elle en se levant pour me frôler le visage et me narguer de toute sa chair, de toute son odeur.

Je refermai mes mains sur ses fesses, je me les rentrai longuement dans les doigts, souriant à l’éblouissement qui m’éclata dans le regard à cet instant.

— À part toi, lui dis-je, je crois bien que je ne veux plus rien.

C’était ce qu’il y avait de plus inquiétant. Cette sensation que plus jamais je n’arriverais à reprendre contact avec une réalité en marge de Michèle. Je ne me voyais plus revenant au bureau, supportant des conférences de rédaction, écoutant des disques, invitant des amis ou même changeant d’emploi, d’amis ou de disques. Il me semblait au contraire que j’avais été mis en cage dans sa présence une fois pour toutes et que plus jamais je n’arriverais à trouver la sortie de secours de ce piège abstrait. La regarder faire la méduse ou l’algue morte, l’allumée ou l’allumeuse, l’écouter monologuer ou même répondre par oui ou non, couler à pic dans les eaux piégées de son regard ou remonter jusqu’aux sources glacées de son sourire me subjuguait à tel point que j’en arrivais presque à oublier que j’avais également soif de son corps, que je voulais aussi la clouer au plus profond de son mutisme pour la voir rejaillir de l’autre côté du silence en cris, en spasmes et en sueur.

— Moi aussi, je veux, dit Michèle après m’avoir longtemps parlé de tout son silence.

Elle noua ses doigts aux miens, se plaquant ventre et cuisses contre ce nœud de chair, les yeux largement ouverts comme si elle avait voulu boire par les prunelles ses sensations, me mordilla à la gorge d’une seule détente en souplesse, puis se rejeta en arrière, hors d’atteinte, si proche cependant, avivée, dégivrée, comme emportée dans un silencieux raz de marée de tous ses sens.

— Mais je voudrais repartir avec toi. Prenons un train, comme la première fois. N’importe lequel.

J’approuvai.

— Viens, lui dis-je. La première gare fera l’affaire. Il y en a une à quelques minutes d’ici. Attends-moi une seconde, j’ai un coup de téléphone à donner.

Michèle me harponna le bras et tout son visage exprima un désespoir singulièrement hors de propos, comme si je lui avais annoncé que je partais pêcher la morue sur un océan déchaîné.

— Non. Ne me quitte pas, dit-elle en gémissant chaque syllabe, les étirant en une seule plainte monocorde, aussi insolite que certains accords de musique polyphonique, aussi lugubre d’ailleurs.

— J’en ai pour une minute. Ce n’est pas long une minute.

— C’est très faux ce que tu dis là. C’est plus long que… que…

— Tu es belle, lui dis-je.

— Je t’attends ici.

Quelques minutes plus tard nous quittions le restaurant, nous nous dirigions vers la gare.

— C’est drôle, me dit Michèle. Je crois que moi aussi je tiens à toi.

Je ne répondis rien, elle n’enchaîna pas. Je ne voyais pas quoi dire. Plus tard seulement elle reprit son idée.

— Au début, dit-elle, tu ne m’étais rien. Tu m’ennuyais comme tous les autres. Je n’aime pas que l’on s’intéresse à moi. Puis je suis descendue vers la Côte. Je ne pensais pas du tout à toi, j’avais complètement oublié ton existence. Et soudain, là-bas, j’ai voulu te revoir, je devais revenir. Je ne pensais pas plus à toi, d’ailleurs, mais j’avais envie d’être près de toi.

Elle s’arrêta devant une façade de magasin qu’un ouvrier était en train de repeindre en rouge vif et ce spectacle d’une exemplaire banalité lui fit oublier le sujet dont elle m’entretenait. Elle s’approcha de l’ouvrier pour lui demander s’il voulait bien lui prêter son pinceau. Il s’exécuta, un peu ahuri. Elle le prit, le trempa dans le pot de couleur et enduisit un panneau de couleur, par touches régulières avec une réelle application.

— C’est bien, non ? dit-elle en redonnant le pinceau au peintre qui approuva, incrédule.

— Tu vois, ajouta-t-elle. Si un jour je ne sais plus quoi faire, je pourrai toujours peindre des façades. Ou même des intérieurs. Ça doit être à peu près la même chose, j’imagine.

— Mais puisque tu ne fais rien, dis-je.

— C’est vrai. Je ne fais vraiment rien.

Et une fois de plus, je me demandai où était la vérité. De quoi vivait-elle exactement ? Étrange, mais je ne la voyais pas entretenue, je ne croyais pas non plus qu’elle travaillait pour vivre et je ne la voyais pas davantage recevant de l’argent de sa famille.

Alors quoi ?

Oui, quoi ?

Mais des questions de ce genre, on pouvait s’en poser tellement à son sujet qu’on finissait par y renoncer. Même, on en arrivait au contraire à ne plus se poser la moindre question. Ce qui, bien entendu, ne résolvait rien.