Cette nuit-là, je restai chez moi.

Cette nuit-là, je restai chez moi.

À lire, à écouter des disques.

Généralement, je me laissais plus facilement emporter par l’essoufflement déchirant d’un Coltrane ou d’un Miles Davis que par les mots des écrivains, mais cette fois la musique me parut sans présence, avalée par les pages que je lisais, réduite à une simple purée de sons insignifiants. Les phrases avaient raison de tout, me subjuguaient. Et je passai presque toute la nuit à lire, un peu effrayé, atterré parfois.

Il ne m’avait pas été très difficile de retrouver dans ma bibliothèque des anthologies de la passion ou de l’érotisme qui dataient des années 50-60, il me fut encore moins difficile de me reconnaître à travers ces pages qui, pourtant, concernaient des temps révolus, un monde dépassé, pour ainsi dire hors d’usage.

Et que de mots ! Que de mots on avait consacrés à décrire de l’intérieur, de profil, de biais, d’en haut, de travers, à la loupe ou par des jeux de miroirs chatoyants, un acte que l’on accomplissait maintenant machinalement, mécaniquement, sans cesse, sans plus y penser. Que de mots on avait employés pour parer la femme de mille feux, de mille complexités, cette même femme qui n’était plus de nos jours qu’un produit de première nécessité, une denrée comestible et une source de fabuleux profits. Que de mots on s’arrachait du ventre pour justifier notre désir, l’étirer aux quatre points cardinaux de la métaphysique et faire une véritable religion d’un acte qui était devenu d’une affligeante banalité. On savait parler en ces temps-là. On savait créer des mirages. On savait ressentir. Et que de poésie, de sentiments, de tension nous avions perdus, et comment expliquer que, par quelque étrange détour, moi, simple habitant d’une ville comme tant d’autres, simple locataire de l’année 1995, j’avais retrouvé l’écho de ces sentiments oubliés, leur force de frappe et d’effroi, leur remous et leur morsure.

Je lus aussi quelques histoires de vampires qui me touchèrent moins parce que je les jugeai un peu sommaires, mais elles éveillèrent quand même quelque chose en moi. C’était assez confus au début, mais à l’aube, heure de lucidité, cela le devint beaucoup moins. C’est vrai, cela me frappa avec de plus en plus d’évidence : comment n’avait-on pas compris, dans le passé, ce passé à la fois si proche et si lointain que toutes ces femmes qui provoquaient de telles passions, ces femmes que l’on ne pouvait pas battre avec des roses mais que l’on pouvait flageller à plaisir avec des ronces, ces femmes-pièges pour celui qui s’y laissait prendre, comment n’avait-on pas admis que ces femmes enlisantes, obsédantes, sépulcrales, anéantissantes, vénéneuses et pourtant quotidiennes étaient les véritables vampires de ce monde. Des vampires qui ne sortaient pas de la tombe, mais plus simplement des chambres à coucher. La race s’était éteinte depuis bientôt vingt ans, certes. Mais elle avait existé. Insoupçonnée, banale, d’autant plus nocive. Et maintenant, il n’y avait plus dans nos rues et nos appartements, nos bureaux et nos lits que de simples femmes un peu femelles, un peu butineuses, petites mains et grands sexes, mi-fruit mi-vache, franches du collier et du ventre, lisses et nettes, bien conditionnées et sans complexes, bien emballées et livrables à n’importe quel domicile, vivant toujours les cuisses ouvertes et la bouche fermée, l’œil allumé mais l’équivoque à jamais éteint, de bons et beaux objets marinant dans leur chaleur naturelle, des produits garantis d’origine et sans tare que l’on pouvait saisir à n’importe quel étalage, éplucher et consommer sur place ; des femmes qui n’étaient jamais capables que d’élans passagers, de sursauts et de cris appris par cœur, sans aucun risque de révéler des lames de fond ou de retour, des sourires ambigus ou des mots feutrés dont les sous-entendus laisseraient deviner d’autres plans où l’on aurait pu s’embourber sans espoir de revenir à la morne géométrie de la surface.

Michèle peut-être. C’était bien possible. À peine croyable, mais crédible à mes yeux. J’y croyais, oui, Michèle pouvait bien être une survivante de cette race de vampires disparue, à croire qu’elle était née trop tard ou depuis trop longtemps au contraire et qu’elle s’en allait à la dérive sur ce monde, consciente de son état ou inconsciente peut-être, d’autant plus dangereuse, d’autant plus fascinante. Un vampire, voilà qui expliquait pourquoi elle avait le teint si pâle, l’œil si fixe, la bouche si cruelle, les dents si aiguës. Voilà qui expliquait surtout pourquoi je me sentais absolument vidé de mes pensées comme de ma présence, sucé de l’intérieur, et si terriblement habité par sa présence à elle, comme si elle avait eu le pouvoir de se désincarner pour me rester sur l’estomac et dans le regard, errer pesante et fantomale d’un étage à un autre de mon corps, alors que jamais il ne m’était arrivé de penser encore à une femme un quart d’heure après l’avoir quittée.

Quand, lourd de phrases et de lumière, je voulus enfin dormir, impossible de fermer l’œil. Cela me parut plus inquiétant encore. Elle était toujours là au fond de moi, comme une flaque transparente qui aurait eu le pouvoir de se déplacer et de fuir mes efforts pour la mettre à sec. Je me rendais compte également, et à cela aussi il m’aurait été difficile de croire avant cette nuit, que je n’avais pas seulement envie de Michèle, mais que j’étais assoiffé de sa présence, que j’aurais donné n’importe quoi pour l’avoir en face de moi, distante, inaccessible, muette, immobile, hautaine, mais plantée devant moi. Ce qu’elle m’avait sucé, ce n’était pas mon sang, c’était ma propre substance mentale, mes pensées ou du moins toute trace de pensée étrangère à elle. Autant dire qu’elle existait vraiment, mais qu’en revanche, moi, j’existais à peine. Je faisais de la figuration depuis hier soir. Et encore, avec peu de conviction.

Quand je revins le lendemain matin au bureau, je compris très vite que jamais je ne supporterais de descendre, seconde par seconde, la pente molle d’une interminable journée de travail ou de désœuvrement en local clos. Il n’était que neuf heures dix et je devais atteindre huit heures du soir pour voir Michèle. Cela me parut aussi éloigné dans le temps et l’espace que si ce rendez-vous avait été remis à un autre siècle sur une autre planète.

C’était donc cela, tenir à une femme ? Mais dans ce cas, comment avaient fait nos parents, nos ancêtres, eux qui aimaient si couramment pour supporter leur travail, leurs horaires, pour les respecter malgré tout, et surtout comment avaient-ils réussi à édifier ce gigantesque échafaudage de vingt siècles de civilisation à travers femmes et marées, passions et névroses sexuelles, désirs contrecarrés et descentes aux enfers ?

Il me semblait comprendre qu’à leur place j’aurais tout laissé tomber, que je me serais terré dans un coin, pétrifié, brûlé, glacé, défait, sans plus jamais rien tenter, sans plus aucun désir à part celui de me laisser glisser dans un monde désert transformé en un seul lit aussi vaste qu’une plaine aride et blafarde.

De toute façon, accepter cette journée me parut au-dessus de mes forces. Il me suffit d’ailleurs de serrer quelques mains, de supporter quelques mimiques commerciales, d’écouter deux ou trois monologues monocordes pour comprendre qu’en effet c’était bien au-dessus de mes forces. Il ne me fallut donc que quelques minutes pour m’inventer un prétexte, prévenir Christiane que je serais absent et me retrouver dans la rue. Le vague dégoût que m’inoculait chaque passant n’était pas moins lancinant, mais au moins personne ne risquait de m’adresser la parole. Si ce n’est pour me demander l’heure ou du feu. Ce qui serait vite réglé : je n’avais jamais possédé de montre et, par hasard, il ne me restait pas d’allumettes.

Je décidai d’aller au tennis. Taper sur une balle n’engageait à rien, calmait les nerfs et se pratiquait en silence. C’était encore ce qui convenait le mieux à ma disposition d’esprit. Il faisait beau, ce matin-là, même pas trop chaud et, une heure plus tard, je me retrouvais sur l’un des courts, attendant la partenaire inconnue qui avait accroché son jeton à côté du mien sur le tableau d’affichage.

Tout est bien. Tout est limité à un ciel sans tache, un carré de terre rouge bien entretenu et strié de lignes blanches fraîchement passées à la chaux, quelques treillis métalliques qui me mettent en cage dans un univers sans importance, loin de tout, en marge de tout. Je m’étonne presque de constater que Michèle puisse y pénétrer malgré tout, insinuante, toujours présente. Elle n’est pourtant pas membre du Club et la direction ne plaisante pas avec ce genre d’entorses au règlement. Mon anxiété, mon impatience tournent maintenant à la soif, faute de mieux, de taper sur une balle. J’essaie de me concentrer sur ce désir stupide sans plus penser à ce soir huit heures, tentant de me persuader que je suis vraiment en cage dans cet espace, en dehors de ma journée, en marge de tout.

Je vois ma partenaire arriver d’assez loin. Elle paraît décidée. Mais décidée à quoi ?

Dans beaucoup de clubs de tennis, pour respecter les lois forcenées de cet érotisme à tout prix qui fait la loi de l’époque, et aussi pour donner une application imprévue à un poncif que j’ai toujours trouvé fort puéril, les joueuses ont le droit de porter sur le court des jarretelles et des bas noirs avec leur short. Les hauts talons ou les bottes sont cependant interdits : il faut bien songer à respecter, sinon les traditions, du moins le terrain. Dans le club où je suis inscrit depuis plusieurs années aucune licence n’a jamais été admise. Il s’agit d’un club plus fermé que les autres, plus strict aussi. On en est resté à une des lois sacrées du tennis : le blanc obligatoire, sans exception à la règle. Ma partenaire porte donc la chemisette blanche à fines mailles, sous un chandail à manches courtes et la jupe plissée qui ne dissimule qu’une mince partie de ses cuisses que l’on pourrait croire taillées dans la pierre de grès. Un seul souffle d’air suffit à me révéler qu’elle ne porte pas de slip sous sa jupe, ce qui ne peut surprendre personne car la plupart des joueuses averties cèdent à cette tentation quand elles ont les fesses assez fermes et assez rondes pour se permettre cette licence évidemment autorisée par le comité directeur. Indécence oblige, il faut vivre avec son temps. Cela leur donne une arme certaine qu’elles n’avaient pas autrefois : rien de tel qu’un beau cul de sportive en plein effort pour troubler l’adversaire et lui faire manquer des points faciles. D’autant plus qu’une des premières lois du tennis implique qu’il ne faut jamais quitter, ne serait-ce qu’un dixième de seconde, la balle du regard. C’est aussi, bien sûr, une façon de faire connaissance sans aucune autre approche, sans autre commentaire et, le plus souvent, les trois sets perdus ou gagnés se prolongent d’une autre façon dans un des nombreux studios attenant au vestiaire.

Ma partenaire arrive à ma hauteur. Non seulement je n’ai jamais joué avec elle, mais elle doit être inscrite au Club depuis peu de temps car je ne l’ai jamais vue sur les courts. Assez grande, les épaules très droites, les jambes longues, musclées et bronzées, les bras un peu trop bien galbés, les seins menus, le ventre plat, elle a une démarche, une façon de tenir sa raquette collée à sa boîte de balles qui trahit sans erreur la joueuse expérimentée. De plus, elle a cet air las et distant des jeunes femmes inscrites depuis longtemps à un club de tennis parce qu’elles sont nées à proximité d’un court et qu’elles ont toujours eu une raquette dans leur chambre. Ses traits sont en parfaite harmonie avec les lignes nettes et pures de son corps : droits, réguliers, parfaits. Mais je m’étonne de constater qu’à mes yeux, ce matin, elle ne dégage pas plus de charme et d’attrait qu’un pot de fleurs ou un vase bien proportionné. Rien qu’à son geste d’ouvrir sa boîte de balles et de les laisser rebondir sur le sol, pour en rafler deux au vol, sur le bout de la raquette, on sent qu’elle doit avoir un style étudié, fouetté, à la fois souple et cinglant. De plus, elle ne perd pas de temps. En me tendant les autres balles, elle s’arrange pour que ses seins heurtent ma main, prouvant sans trahison possible qu’ils sont bien aussi durs qu’ils le paraissent. Son visage cependant ne trahit rien. Il n’y a pas de regard dans ses yeux : ce ne sont que deux fentes faites pour voir venir les balles, les capter au vol et les catapulter là où sans doute on les attend le moins.

— Le soleil de face ne vous dérange pas ? me demande-t-elle.

Elle a la voix aussi lisse que la peau mate de son corps nourri aux vitamines olympiques des sports d’hiver et d’été. Elle est belle comme une machine très simplement conçue, assemblage de quelques bielles bien huilées. Je dois être fortement atteint, oxydé en profondeur, car il est bien certain que si je l’avais rencontrée deux jours plus tôt, j’aurais déjà ressenti le besoin de vérifier si vraiment il n’y avait pas moyen d’arracher un cri ou une expression à cette mécanique de précision.

Nous échangeons d’abord quelques balles et, comme j’aurais pu le prévoir, ses balles sont longues, travaillées, passent au ras du filet, bien croisées, pour aller s’écraser régulièrement à quelques centimètres de la ligne de fond.

Les boyaux de sa raquette rendent un son plein, sonore, prouvant que sa frappe est bien ajustée, et quelques échanges me révèlent que son coup droit paraît plus au point que son revers, que ses volées sont spectaculaires, mais presque toujours manquées, et les poils de son sexe châtains alors que ses cheveux sont d’un blond éclatant.

— On joue ? me propose-t-elle. Vous prenez le service ?

J’approuve, elle me met les quatre balles dans la raquette, arrivant avec infiniment de virtuosité et de désinvolture à se faire frôler les cuisses par mes doigts. Cela me surprend un peu, parce qu’elle paraît uniquement obsédée par le jeu. Mais cela n’électrise nullement ma peau. Le contact est coupé, le courant est ailleurs. Je me sens vis-à-vis d’elle aussi froid qu’une balle de tennis, aussi indifférent qu’une raquette.

Quinze à zéro. Puis quinze partout, sur un revers croisé qui me laisse sur place. Quinze à trente bientôt, parce que je suis monté au filet sur une balle difficile et que ma partenaire m’a foudroyé d’un passing-shot également imparable. Quinze quarante ensuite puisque ma balle heurte la bande du filet et retombe, ramollie, du mauvais côté. Jeu enfin pour elle, un jeu à zéro : durant un instant, au lieu de suivre la balle, mon regard a balayé le galbe de ses jambes largement écartées à cet instant pour garder l’équilibre sur une balle difficile, le temps de penser que le bas de ses fesses se soudait vraiment avec beaucoup de grâce à ses cuisses de belle jument, le temps de rater la balle qu’elle me renvoya en force, évidemment.

Et le jeu se poursuit. Elle n’a aucune difficulté à emporter le set par 6 à 4.

Nous observons une courte pause, nous rejoignant près du filet. Une fois de plus, avec toujours le même détachement et sans me témoigner aucune marque d’intérêt particulier, elle arrive à se coller contre moi, sans insistance, assez proche cependant pour me faire comprendre que, même si moi je ne lui inspire rien, le jeu l’excite et lui chauffe le sang : cette fois, en effet, la pression de son ventre est nettement plus insistante, quoique fugitive. Et pourtant, non. Il n’y a aucun doute : si j’étais encore moi-même, je n’hésiterais pas un seul instant à la plaquer contre le grillage, pour lui gaufrer les fesses et la prendre debout, au soleil, la raquette à la main à la rigueur, mais je m’en fous. Je ne ressens rien. Je me dis qu’à force de revers, de volées croisées, de services liftés et de coups droits réussis, elle finira bien par jouir, distante et silencieuse, indéchiffrable et mondaine, les traits à peine tirés, l’œil à peine agrandi et puis c’est tout. Je la jauge comme je joue ce matin, automatiquement, sans ma participation réelle. Moi je suis ailleurs, perdu, embrumé, encore englué dans la journée d’hier ou au contraire embourbé dans ma soirée, rejeté dans ce passé ou ce futur, mais absent au présent. Ce n’est pas moi qui suis sur ce terrain, c’est simplement mon corps. Comme il est bien conditionné, pétri d’habitudes et de réflexes, habitué à frôler les ventres des femmes comme à rattraper les balles, il se met en mouvement sans moi, crédible, plausible, admissible, puisque dessiné malgré tout dans les trois dimensions. Il arrive même à emporter le deuxième set, également sans y penser, sans y mettre la moindre application réelle, par automatisme, ou par un obscur instinct de lutte et de refus d’être battu d’avance.

Maintenant, ma partenaire s’applique. Non seulement ses coups sont plus appuyés, ses gestes plus amples et plus étudiés, mais elle découvre presque sans cesse son ventre hâlé et, quand elle peut le faire, elle ne manque pas de m’envoyer l’éblouissement de son corps dans le regard, estimant que cela vaut bien une balle coupée, amortie ou judicieusement placée.

Comme Christiane, elle me paraît une véritable contradiction de Michèle : toutes deux sont nettes et bien définies, alors que Michèle ne pourra jamais appartenir qu’à la demi-nuit. Elles n’ont pas de visage derrière leur visage, elles n’ont que des traits évidents, en surface, bien disposés, harmonieux, mais morts et muets alors que ceux de Michèle ne paraissent que les pièges fallacieux d’un arrière-plan dont les frontières et les paysages se métamorphosent de seconde en seconde. Elles appartiennent à ce monde, à cette époque, à ce calme orgasme qui s’est emparé du monde, alors que j’en suis encore à me demander à quelle latitude appartient Michèle, à quel langage.

— Vous n’avez pas vu la quatrième balle ? me demande ma partenaire. Il en manque une.

Le premier pas, le deuxième sexe, le troisième homme, la quatrième balle, la cinquième roue du carrosse, le sixième sens, le septième ciel, le huitième… le huitième quoi, au fait ? Dommage, j’aurais voulu suivre ces chiffres, les suivre jusqu’au plus profond des mathématiques pour me retrouver enfin devant une équation inconnue qui m’aurait prouvé que Michèle plus Michèle ne pouvait donner que Michèle au carré comme résultat. Mais, au lieu de cela, il me faut chercher la quatrième balle sur un carré de terre battue. Heureuse partenaire de tennis, éternellement inscrite satisfaite inodore et incolore à un club de tennis où toute pensée pensante est strictement interdite par un règlement draconien et qui n’aura jamais d’autre souci que celui de trouver une quatrième balle égarée, de réussir un revers pas tout à fait au point l’an dernier, de faire la saison et les tournois de printemps, d’attendre que le terrain sèche après la pluie ou que la pluie arrose des terrains trop secs, avec peut-être entre deux sets le même souci de se faire arroser en attendant le moment de reprendre la raquette. Soudain, il me semble que j’ai tort de ne pas aller vers elle. C’est cela que je devrais faire, aller vers elle, lui demander poliment, puisque la courtoisie est de rigueur, de bien vouloir se mettre à quatre pattes ; lui demander ensuite d’avoir l’amabilité de retrousser sa petite jupe, d’ouvrir les jambes, de ne pas bouger et lui enfoncer alors entre les cuisses, non pas mon sexe, mais le manche de la raquette jusqu’à la garde, pour bien lui prouver que le tennis peut mener à tout, à condition de s’en servir.

Mais sans doute ai-je été trop bien élevé. Je vais, je trouve la balle que nous recherchions et, de balle perdue en balle perdante, de balle trouvée en balle gagnante, j’enlève également le troisième set, ce qui met fin à la partie. Il était temps d’ailleurs. J’étais sur le point d’abandonner. Soudain, devant ces balles qui me cherchaient et me visaient de partout, devant ces longues jambes qui paraissaient se rejoindre en un point marqué au crayon gras, je ne voyais plus très bien pour quelle raison j’étais là, vêtu de blanc, à suer des pieds et des mains, une raquette singulièrement lourde entre les doigts, le poignet droit bandé, le visage brûlé par un soleil que j’avais soudain envie de fuir, le regard allant indifféremment de la balle au ventre de ma partenaire. Tout cela me paraissait tout à coup aussi aberrant que rédiger une circulaire de publicité, que se donner à n’importe quel acte de bureau ou de ménage.

Ma partenaire ramasse ses balles, souffle un peu. Son visage hâlé accuse à peine une certaine rougeur. Elle ne me témoigne toujours aucun intérêt et c’est en palpant ses balles qu’elle me déclare d’une voix égale qu’elle aime bien mes yeux parce qu’ils ont l’air froid. Je lui réponds qu’elle a un beau coup droit. Et d’ailleurs, de belles fesses en plus.

— C’est tout ? demande-t-elle.

— C’est déjà beaucoup, lui dis-je.

Avant-hier encore, je lui aurais répondu que c’est l’essentiel et que le reste compte à peine. Depuis hier cependant, il me semble savoir que, non seulement ce n’est pas tout, mais qu’en fait ce n’est presque rien.

— Allons, dit-elle, votre coup droit n’est pas si mal non plus. Mais votre revers me paraît plus au point.

— Et le reste ? je lui demande en allumant mon regard le plus naïf.

Elle me dévisage un instant et réussit à demeurer totalement neutre, aussi inexpressive que si elle avait eu un visage taillé dans du suif dont on fait de luxueuses chandelles d’église, mates, lisses, et sans scorie. Elle n’accuse pas davantage de trouble ou d’équivoque quand elle prend ma main pour la passer sur le haut de ses cuisses, la forçant à effleurer son sexe, la faisant glisser jusqu’au plus profond fossé de ses fesses, ce qui est facile car tout son bas-ventre paraît huile et pente savonneuse.

— J’ai besoin d’une douche. Je suis trempée, constate-t-elle d’un ton aussi égal que si elle constatait qu’il fait un peu plus chaud que tout à l’heure.

— Tu la prends avec moi ? me demande-t-elle sans même m’accorder un regard.

J’hésite un instant. Puis j’accepte. Surpris de voir que j’ai hésité quelques secondes. Cela non plus ne m’est encore jamais arrivé. Elle se dirige vers les vestiaires et je la suis. Non sans penser qu’elle a sans doute un sexe qui sait faire le beau pour avoir son sucre, des cuisses assez souples et assez puissantes pour vous enserrer dans un étau pendant qu’elle jouit, une langue qui connaît peut-être également les secrets du revers croisé, un ventre plat capable de se creuser ou de s’enfler sous la décharge du plaisir, et ceci et cela, mais qu’en somme je m’en moque. Elle me laisse froid. Non sans penser que le monde aille se faire voir ailleurs et qu’un seul fait me paraît avoir une importance : il n’est pas loin de midi et dans huit heures je retrouverai Michèle. Le reste, les autres ne sont que des moyens d’arriver jusque-là sans trop sentir les secondes se figer en une seule durée impossible à traverser.

Nous arrivons aux vestiaires où nous nous retrouvons tout seuls. En deux gestes et trois mouvements, ma partenaire émerge de ses quelques carrés de blanc, nue, longue et si parfaitement bronzée qu’on pourrait jurer qu’elle a passé les trois mois d’été empalée sur la broche d’une rôtissoire à tourner au ralenti sous le soleil. Elle passe sous la douche, je l’y rejoins.

Toute question de sentiments mise à part, il faut reconnaître que cette jeune femme a de la ligne, de la race et du style. Elle est belle comme une colonne grecque dont elle a d’ailleurs le poli, la dureté, la ligne de fuite et même l’absence absolue de toute odeur charnelle. Et, à tout prendre, l’expressivité, car je n’ai pas encore réussi à saisir le moindre éclat, la moindre altération dans son regard. Je cherche en vain un défaut dans son corps dont toutes les courbes, les renflements, les dépressions et les fentes semblent avoir été calculées selon la règle d’or, se recoupant et se soudant exactement où il faut qu’elles tombent pour avoir le maximum d’harmonie. Aucun défaut vraiment, si ce n’est qu’elle ne me dit rien, pas même quand je touche son corps ruisselant d’eau chaude, ce corps qui me paraît trop ferme, comme s’il n’était qu’un seul muscle admirablement galbé, mais vidé de sang, de suc, de nerfs.

Puis, soudain, comme sous l’effet de quelque brusque désintégration, cette statue de chair s’écroule, s’anime et se métamorphose sans un mot, sans prologue, sans un regard. La jeune femme a fermé les yeux et de sa bouche sort un seul cri rauque, comme un râle. Elle craque sur toute la longueur de son corps, ses mains me prennent à la nuque, deviennent crocs et griffes, et sans même m’attirer contre elle, la jeune femme ondule, se ramollit, se creuse, le ventre en avant, les seins offerts au giclement de la douche et son cri devient gémissement continu. Elle me tient pourtant à distance, ne m’embrasse même pas. Seules ses mains se convulsent contre moi, des épaules aux cuisses, me cherchent et finissent évidemment par me trouver, quoique je me sente toujours étrangement en dehors du coup, comme si je n’étais qu’un simple spectateur assez désabusé. Peu importe d’ailleurs, elle ne me demande rien, ni ma participation, ni ma fièvre, ni même mon sexe. Elle paraît faire l’amour avec son propre corps ou avec l’eau chaude qui nous inonde ou plus simplement encore avec le torride et lancinant besoin qu’elle a de jouir par n’importe quel moyen. Elle ne se touche même pas, elle s’ouvre simplement de la bouche au ventre au désir qui lui bouscule les entrailles. Maintenant elle est tombée à genoux, comme écroulée et entraînée par sa propre soif et, de tout son visage, elle me mord le ventre, les cuisses, ses ongles incrustés dans ma peau. Elle a gardé les jambes largement écartées, comme ivre de s’écarteler et je pourrais presque croire que toute l’eau, qui gicle de tous côtés, lui sort du corps et n’est en somme que le torrent de sa jouissance qui aurait rompu tous les barrages après avoir attendu depuis des années le moment de cette irruption forcenée. Sa chair n’est plus maintenant qu’une seule convulsion, à la fois fiévreuse et puissante, peut-être soumise au parfait contrôle de sa musculature de sportive bien entraînée. Ses gémissements tournent au cri, mais on ne distingue aucune parole dans cette purée de sons, pas même une exigence, pas même un mot sans cesse psalmodié. Elle cuve son plaisir comme un être qui n’aurait aucun langage à sa disposition, aucune imagination, aucune intention précise, si ce n’est celle de se laisser submerger par une force invisible, d’autant plus violente.

C’est au moment où, tout en demeurant presque étranger à sa fièvre, je vais quand même me glisser entre ses jambes pour la prendre que je sens ses doigts se spasmer, puis me rejeter loin d’elle. Je la vois se plier en deux, exactement comme si elle craquait de part en part, les cheveux dans la figure, la tête touchant presque le sol, frôlant ses cuisses et c’est dans cette position accroupie, métamorphosée sur quatre pattes en quelque animal fabuleux qu’elle pousse son dernier hurlement, aussi terrifiant que si une lame brûlante l’avait pénétrée, puis elle tombe sur le côté, flasque et décomposée, à la fois noyée par la brûlure de l’eau et celle de son orgasme.

Quelques secondes après, elle se redresse, quelques minutes plus tard, elle se recompose, toujours hautaine, distante, inexpressive.

— Il y a longtemps que je n’avais plus joui aussi fort, déclare-t-elle de sa voix sans intonation.

Que lui dire ? Que personnellement, je suis au contraire assez étonné de ne rien avoir ressenti ? Inutile, je me tais, je souris simplement. Je ne vois d’ailleurs pas ce que je pourrais bien lui dire. À la voir comme ça devant moi, on jurerait qu’elle doit être inabordable et qu’à l’extrême rigueur elle condescendrait à échanger quelques balles sur un court, mais avec un bon joueur uniquement.

Habillée, elle se pare d’une véritable gangue de froideur qui lui va comme une robe bien coupée, bien collante. Son visage de jeune femme riche et née dans les beaux quartiers a complètement oublié la beauté obscène de son corps et ce corps, plus sculptural que jamais, mime des attitudes qui ne démentent pas ce visage. Tout est de nouveau pour le mieux dans le meilleur des mondes où l’on a l’habitude de faire du tennis le matin, quelques achats l’après-midi et une partie de bridge le soir, en oubliant que l’on a montré son ventre au premier venu dans la journée. Elle me tend trois doigts aux ongles effilés et me dit au revoir sans même se forcer à sourire.

— Merci pour ces quelques sets, c’était très agréable, ajoute-t-elle.

Puis, les fesses bien serrées maintenant, le ventre vidé et gainé, les cuisses souples et détendues, elle gagne la sortie et disparaît.

Ainsi s’achève la matinée.

Il me reste à affronter l’après-midi.