Comment le monde

Comment le monde, dont le puritanisme avait toujours été flagrant quand il ne faisait pas impitoyablement la loi, en était-il arrivé à cette explosion d’amoralité absolue et d’érotisme déchaîné ?

De la façon la plus logique ; ce qui signifie que les choses n’étaient pas arrivées en un seul jour.

De 1950 à 1970, au contraire, la Planète avait vécu son Âge du Billet de banque. Durant ces années-là, les hommes n’avaient eu qu’un seul but : conquérir par le travail, le confort, le sérieux et l’argent, ce bonheur utopique dont ils parlaient sans cesse et qui les fuyait comme un mirage décidément allergique au contact de l’être humain. La plupart des hommes de cette époque ne vivaient que de leur ambition de se faire un avenir, d’avoir un compte en banque, de barder leur appartement de tous les perfectionnements de l’électronique, de posséder une voiture, puis deux voitures, puis quatre voitures et un yacht de plaisance, puis cinq voitures et deux yachts. Et, à force d’horaires gonflés, de bagne accepté, de travaux supplémentaires, la plupart des hommes réussissaient à vivre sur un grand pied, sans arriver toutefois à oublier que ce pied n’en était pas moins déjà dans la tombe, et solidement ancré là.

Puis, vers 1980, prévisible depuis quelques années, la crise avait éclaté, annonçant irréductiblement la faillite d’un système.

Enrichis, parvenus à l’apogée de leur réussite, propriétaires, possédant presque tout et éclatant de cupidité, mais surmenés, précocement usés par les soucis commerciaux et les équations comptables, torturés par des migraines constantes que les aspirines secrètement mélangées à tous les aliments n’arrivaient plus à calmer, faisant de la dépression comme autrefois on faisait un rhume, affolés de constater qu’ils étaient parvenus tout en haut de l’échelle et que seul le vertige les prenait, les hommes avaient dû se rendre à l’évidence qu’ils n’avaient plus assez de cliniques, d’asiles et de psychanalystes pour soigner leurs nerfs déchiquetés, leurs refoulements, leurs tremblements nerveux et leurs tics d’hommes d’affaire pressés par le temps, les contributions, les encombrements, les plannings et l’obligation d’acheter sans cesse davantage et plus cher.

C’est dans ce climat de névrose qu’avait éclaté la guerre de 1985.

Elle ne dura qu’une seule nuit et fit plus de cent millions de victimes en quelques heures.

L’aube se leva sur une humanité hébétée qui ne croyait plus à rien, ni aux biens de ce monde, ni à ceux de l’au-delà, ni surtout à la nécessité d’échafauder Péniblement des fortunes qui pouvaient s’écrouler en quelques secondes.

C’est alors que parut un livre qui, comme Mein Kampf ou le Capital allait changer la face des choses. Publié d’abord en Allemagne, puis presque simultanément dans la plupart des pays du monde, le Sexe est notre Glaive de von Kieffer, auteur dont personne n’avait jamais entendu parler, commença par pulvériser tous les records de tirage connus jusqu’alors.

Et un an plus tard, le livre s’imposait comme la Bible des temps modernes que le monde attendait.

La théorie essentielle que développait von Kieffer était d’une extrême simplicité, frisant ce simplisme qui, seul, touchait le cœur des masses. L’auteur avait cependant délayé ses vues en 1 200 pages parce qu’il avait la conscience que seuls les gros ouvrages ont quelque chance d’être pris au sérieux. Retraçant impitoyablement le peu de grandeur et les multiples servitudes de ce XXe siècle, von Kieffer commençait par jeter à bas de leur piédestal tous les veaux d’or de cette époque : le travail forcené, la religion, la respectabilité, la morale, la course de record en record, le besoin de posséder et d’amasser des biens généralement inutiles. Son bilan était facile à établir, l’addition finale également : on inscrivait zéro et on retenait zéro. Qu’avait gagné l’homme à cette course au bonheur par le confort, le progrès et l’argent ? Une suite de dépressions nerveuses et de profondes insatisfactions. Et von Kieffer de prendre alors le grand virage dans l’éloquence pour enchaîner et affirmer que le bonheur était ailleurs. En un seul point bien précis : le sexe. Ni plus bas, ni plus haut. Le Sexe était notre Glaive et non, comme nous avions voulu le croire, la Croix, le Billet de banque, le Cinéma, le Rêve ou la Métaphysique. Toutes nos ambitions convergeaient vers la Femme, vers son ventre plus particulièrement, puisque les mots d’amour n’avaient jamais été inventés que pour dissimuler notre désir de nous jeter sur une femme sans même lui adresser la parole. La femme seule était responsable de nos joies les plus vraies comme de nos tourments les plus déchirants. À tous les médiocres et les gagne-petit de ce monde, Kieffer révéla que l’érotisme et l’amoralité, la débauche et la course effrénée au plaisir avaient toujours été le fait et le privilège de quelques-uns. Une certaine élite, en quelque sorte. Brandissant l’étendard de la révolte, il réclamait du plaisir à toute heure pour tous, sans discrimination. Inutile de revendiquer désormais des hausses de salaire, de l’espace vital ou de l’oxygène, des logements pour tous ou des allocations, il y avait plus important à exiger, plus exaltant : de la fesse et de l’orgasme. Avec la même force de conviction, il attaquait de front le puritanisme, la chasteté, le refoulement, la fidélité, la vertu, autant de barrières hypocrites, autant de mots clefs qui expliquaient pourquoi l’homme courait en vain après le bonheur depuis tant de siècles. Que le monde ouvre enfin ses cuisses, concluait-il et nous reçoive dans son vagin. Nous nous chargeons du reste : le bonheur est pour demain.

Ainsi naquit le Kiefferisme. Qui fut d’abord une mode, puis une vogue et enfin une façon de vivre, dès 1987. Sapant insidieusement toutes les bases d’une civilisation fondée sur des principes de vertu et de foi absurdes, de morale douteuse et de morne respectabilité. Érigeant d’autres principes, également discutables.

Avons-nous enfin gagné ce bonheur que von Kieffer nous avait garanti pour longtemps ? Évidemment pas. La force des penseurs était de toujours promettre pour le lendemain, jamais pour le jour même. Demain, vous verrez, il fera jour. Demain est arrivé ; quant au bonheur, sans doute avons-nous remis au surlendemain le moment d’y penser. Ou peut-être n’avons-nous plus le temps d’y penser. Devant nous le déluge, il faut vivre ! Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Comme on fait son lit, on se couche. Après la pluie le beau temps. Et ainsi de suite. Les vérités premières, malgré tout, n’ont pas tellement changé depuis quinze ans. Les inquiétudes et les paniques de l’homme non plus. La névrose de l’argent ou du travail a simplement été remplacée par la névrose du plaisir. Qu’elle soit plus agréable, c’est un fait. Mais elle finit par lasser également, par agacer à force d’être nationalisée, commercialisée, banalisée. De même qu’elle finit par laisser l’homme sur sa soif, ne serait-ce que parce qu’il peut boire quand il veut et ce qu’il veut. Ou plus exactement, par lui laisser le besoin confus et lancinant d’autre chose. Mais de quoi ? De quoi ? L’homme, ce chercheur impénitent, l’avait-il jamais su ? Et n’était-il pas sur cette terre pour chercher éternellement une réponse qui ne pouvait pas exister ?

C’est sans doute pour cette raison que, ce matin, je me réveille d’humeur assez sombre, avide d’agir dans une sorte de somnambulisme fiévreux qui n’annonce rien de bon.

Je me connais, je connais ces symptômes. Quand je suis dans cette disposition d’esprit, je me sens un besoin poignant de faire n’importe quoi. Ce qui veut dire qu’en somme je ne sais ni ce que je veux, ni ce que je pourrais bien faire. Avant, c’était facile, on pouvait au moins se prendre pour un aventurier en chambre : séduire une fille dans l’ascenseur entre deux étages, violer la fille de la concierge, draguer quelques femmes avant d’arriver au bureau, affoler quelques secrétaires dans la matinée, en baiser au moins une entre les heures de midi, et remettre deux autres à demain, conquérir et chasser, traquer et se prendre à bon compte pour un cynique ou un guerrier, un explorateur ou un soudard. Autant de conquêtes disparues, planifiées, à la portée de tous, même des manchots et des muets, des défigurés et des culs-de-jatte. Alors quoi ?

Alors rien.

À moins d’être un professionnel du risque, un aventurier des galaxies ou des abîmes terrestres, à moins d’avoir assez d’argent pour se payer les lubies les plus saugrenues, il faut accepter. C’est la vie, comme on disait, comme on dit toujours. Faut s’y faire. Cette loi, depuis que le monde est planète, et vice versa, n’a guère subi d’altération.

C’est ainsi que j’arrive au bureau où Christiane me reçoit avec le sourire qui dit à la fois son plaisir de me revoir tous les matins, sa complicité et sa joie d’être en vie dans ce siècle vibrant. Que nous ayons fait l’amour ensemble la veille ne peut rien ajouter ou retirer à ce qui nous lie et nous sépare. C’est un peu comme si nous avions trié des fiches ensemble ou si nous étions allés prendre un verre, ce qui nous arrive fréquemment. Son sourire n’est pas plus provocant que d’habitude, pas moins non plus. Et il faut déjà connaître Christiane depuis un certain temps pour lire dans son regard, dont je connais toutes les nuances, le désir de récidiver, ce qui ne lui arrive qu’assez rarement. Christiane, en effet, est ivre de changements, de fluctuations. Vivre vite, conduire vite, travailler vite, voir beaucoup de gens, se donner à des inconnus sans cesse renouvelés, tout cela importe beaucoup à ses yeux.

— On te réclame au studio, dit-elle.

Je m’en doutais et je saisis mon stylo au passage.

— C’est dommage, ajoute Christiane. J’avais envie de toi.

— De moi ou de faire l’amour ?

Elle sourit. Elle a déjà entendu cette question, elle s’en souvient.

— De faire l’amour, bien sûr. Mais avec toi surtout, ce matin.

— Tu es sur une mauvaise pente, lui dis-je en happant avec mes lèvres la chaleur de sa nuque qui sent encore le petit matin.

Christiane éclate de rire avec l’assurance d’une jeune femme qui sait bien qu’il n’y a jamais de pentes nulle part, rien que des lignes droites, des chemins plats, des horizons sans obstacles.

— Tu es douce à mordre et à lécher, lui dis-je en m’éloignant d’elle. Tu es vraiment ma secrétaire favorite.

Puis je me rends au studio où l’on réclame ma présence.

Je n’ai pas besoin de demander des explications pour comprendre que toute l’équipe est sur pied de guerre.

Les projecteurs sont allumés, les caméras braquées, les esprits tendus. Photographes et rédacteurs, maquettistes et chefs de service, secrétaires et publicistes sont mobilisés. Sans parler de toute une cohorte de modèles et de cover-girls qui vont de la blonde un peu tuberculeuse à la brune trop bien nourrie en passant par la décolorée ahurie et la rousse allumeuse de boudoir. Et tout cela pour une marque de savon.

— Encore un nouveau savon à lancer, vous vous rendez compte ! m’annonce-t-on. Ça fait le sixième cette année. Comment voulez-vous que nous trouvions encore des idées originales ?

Je jette un regard distrait vers le groupe de modèles dont certaines ont presque l’air d’être faites de savon et de sucre.

— On pourrait, peut-être, dis-je, les jeter toutes en vrac dans une énorme bassine de mousse de savon ?

Plaisanterie accueillie au contraire avec le plus grand sérieux. Je vois même quelques visages qui se tendent sous l’effort de réflexion et un rédacteur me fait observer que mon idée, qu’il juge excellente, a malheureusement déjà été utilisée l’an dernier par « Peaudousse ».

— Ils avaient lancé leur savon avec le slogan « Blondes et rousses, toutes y moussent », et ils en avaient vendu des tonnes avec cette affiche.

— On ne peut quand même plus photographier une femme nue se frottant éternellement le ventre avec une brique de savon, dit un chef de publicité. On en a assez vu.

— D’autant plus qu’on les déshabille pour n’importe quelle publicité. Même quand il s’agit de présenter un modèle de robe ou un crayon.

Cela me donne une idée, pas brillante, non, mais un peu révolutionnaire quand même.

— Et si on prenait un cliché d’une femme sortant entièrement habillée d’une baignoire, assez élégante même, avec le savon truc à la main ?

L’idée suscite au moins quelque intérêt. Seuls les modèles paraissent vaguement effrayés à la pensée de ne pas avoir à montrer leur croupe à toute cette équipe de penseurs professionnels.

— Quand même, fait remarquer un photographe, le public est tellement habitué à voir du nu en affiche.

— Justement, cela fera un effet de choc.

— Reste à savoir s’il fera vendre. Ce qui sort des normes est toujours un coup de dé.

— Qui n’abolit pas le hasard, dis-je.

Citation qui passe inaperçue dans un monde qui a d’autres chats à fouetter que ceux de la poésie. De toute façon, l’heure n’est plus aux souvenirs, mais à la pensée. Ce qui ne semble guère donner de résultats probants. En attendant, sans doute dans l’espoir d’en tirer quelque inspiration, les photographes ont demandé à quelques modèles de se déshabiller, ce qu’elles font avec empressement, certaines y mettant même une certaine lascivité fort inutile car elle ne peut émouvoir personne. Voir des jeunes femmes ravissantes se déshabiller devant nous dans ce studio, prendre les poses les plus extravagantes est un spectacle aussi banal que voir une secrétaire gommer une faute de frappe ou glisser un carbone sous sa feuille de papier. Désabusés, gavés d’habitude, nous les considérons avec aussi peu d’intérêt que si elles étaient des abat-jour. Seul nous intéresse le germe d’idée que l’une de ces filles pourrait faire jaillir. Unique raison pour laquelle nous nous donnons quand même la peine d’accorder un regard éteint vers leurs corps blancs ou bronzés qui nous disent avec éloquence si la fille a passé ses vacances au soleil du Midi ou sous la pluie du Nord.

— La plus blonde, on pourrait en faire quelque chose, remarque un rédacteur plus perspicace que les autres. Elle a des seins qui ont quelque chose d’accrocheur. Et une peau en harmonie avec la couleur du savon.

— Peut-être. Ce n’est pas très frappant en tout cas.

— Il faudrait un bon slogan avec ça. Quelque chose de sec. Comme « À bon savon, belle blonde ».

— Et les brunes alors ? Et puis il sonne mal, votre slogan.

— On pourrait peut-être montrer deux filles, une blonde et une brune se frottant mutuellement au savon ?

— Ça manque un peu d’audace, non ?

— Tout dépend des gestes. Et l’idée d’un gosse enduisant sa mère de savon ?

— Ce genre de truc plaît rarement. Cadam s’est cassé la gueule l’an dernier avec ses fillettes. Les enfants et le Christ, ça reste des sujets tabous.

 

Les photographes, eux, se sont désintéressés de la question. Trouver des idées n’est pas de leur ressort. Les approuver non plus. Et tout ce qui est abstrait dépasse d’ailleurs leur niveau mental. En attendant, pour se faire l’œil et la main, ils tuent le temps en prenant, ce qui ne leur coûte pas cher, quelques clichés qui pourront toujours servir. Le nombril de celle-ci vu de très près comme un cratère de volcan éteint dans un désert de sable. Une chute de reins par-ci, un carrefour de cuisses par-là, des vues plongeantes sur les seins, d’autres le long du dos, bref, de la routine qui ne leur suggère aucune idée, à part celle de passer parfois la main, négligemment, sur les paysages qu’ils photographient, comme s’ils voulaient se rendre compte au toucher du terrain qu’ils captent dans leurs appareils. Quant aux autres, ils en sont toujours au même point, au même degré de sérieux. Personne ne sourit en jetant au vent les propositions les plus incongrues ou, bien souvent, les plus vulgaires. On parle affaires simplement, avec la différence que le sexe a remplacé tout autre ligne de mire. Et, à en juger par l’accablement des responsables, le budget engagé doit être lourd.

— Enfin, reprend l’un d’eux, nous avons deux jours pour leur remettre un projet entièrement mis au point et nous ne sommes nulle part.

— On pourrait utiliser C. C., si elle est libre.

— Vous n’y pensez pas ! Elle n’a pas un poil de la même couleur sur le corps. Ce n’est pas une femme, c’est un catalogue.

— D’accord. Mais c’est une vedette.

— Je préférerais un bon slogan à un cul célèbre.

— On pourrait reprendre notre « Femme qui roule n’amasse pas mousse ».

— Ça ne veut rien dire.

— « Femme qui se donne », alors.

— Ce n’est pas génial non plus. Des slogans comme ça, je vous en trouve dix en une minute. Comme on fait son bain, on se couche. Telle fesse, telle mousse. Il faut laver son ventre pendant qu’il est beau. Ce qui nous manque, c’est une idée, quelque chose de visuel.

— Et la fille brune qui est là, elle ne vous suggère rien ?

— Celle aux longs cheveux ? Je lui trouve l’air bien vulgaire pour présenter un savon de luxe.

— Qui vous parle de sa tête ? Regardez-la mieux. Elle a de la ligne, des hanches. Et surtout une chute de reins dont il doit y avoir quelque chose à tirer. Vous vous souvenez de cette actrice qui avait tellement de succès dans les années 60 ?

— Pola Negri ?

— Non, celle-là date d’avant je crois. Une Française.

— Viviane Romance ?

— Non, non. Elle avait un nom moins idiot. Un nom plus banal. Quelque chose en O.

— Brigitte Fardot ?

— C’est ça. Brigitte Fardot. Elle aussi avait une chute de reins qui lui a valu une drôle d’ascension.

— Bien sûr, mais elle était assez jolie de visage aussi. Alors que celle-là…

— Je vous ai déjà dit qu’il n’y a que deux choses qui m’intéressent en elle : son dos et le savon qu’elle tiendra entre les doigts.

— Ça me donne une idée, dis-je distraitement, prenant enfin la parole.

On se tourne vers moi. On m’écoute, peut-être parce que l’on sait que je parle peu, le moins possible. Je jette un dernier regard vers les hanches bien évasées de la fille, comme pour y puiser une dernière inspiration.

— Moi, je vois un décor de salle de bains en faïence noire, entièrement noire. La fille, on la place devant la baignoire, nue, bien entendu ; elle se penche en avant pour chercher son savon qui est resté dans l’eau. On ne voit d’elle que ses jambes et ses fesses en gros plan dans l’œil des spectateurs, unique tache blanche dans cet ensemble.

— Excellent le coup du savon qu’on ne voit pas. Ça nous changera des savons que l’on braque éternellement sous les narines des spectateurs.

— Et ça donne même un slogan d’un nouveau genre. Quelque chose comme « Même dans l’eau, le savon X fond à peine ».

— Adjugé, c’est pesé, conclut un chef de publicité.

— Vous pouvez toutes vous rhabiller, dit un autre en s’adressant aux modèles. Toutes, sauf toi. Tu seras la Miss Entracte de cette année.

— On ne verra pas mes yeux ? demande-t-elle en battant de ses faux cils.

— Tes yeux, non. Mais ton cul va conquérir le monde, lui dit-on pour la rassurer.

Moi, je les laisse à leur mise en scène. Je ne suis là que pour leur donner des idées. Le reste ne me concerne plus. Pas question de faire du zèle. Ce n’est pas déjà sans inquiétude que je vois depuis quelque temps la direction accepter sans discuter mes suggestions. On aurait l’intention de m’accabler de quelque responsabilité que cela ne m’étonnerait pas. Responsabilité que je me verrais obligé de refuser. Rien ne m’ennuie plus que les responsabilités. J’ai passé toute ma vie à les fuir ou à les refuser. C’est dire que je connais la chanson. Pour leur échapper, il suffit en général de faire le moins d’heures de présence possible, de ne jamais rien prendre au sérieux, de ne jamais avoir d’initiative personnelle et, surtout, de ne jamais s’attarder au sein d’une réunion de responsables. Ici comme ailleurs, j’espère bien passer entre les mailles du filet de la réussite. Le mot « réussir » m’a toujours donné la nausée. Réussir, c’est vite dit. Mais réussir quoi, dans la plupart des cas ? À perdre son temps, à gâcher sa vie, à succomber sous le travail ? Et cela en échange d’une légère augmentation de salaire ? Non, merci. Je la leur laisse. À leurs souhaits.

Je quitte donc le studio pour aller vers le secrétariat où travaille une dactylo dont j’aime beaucoup le visage et, certains jours, la conversation.

Je ne le sais pas encore, mais je suis à quelques mètres, dans l’espace, et à quelques secondes, dans le temps, d’une simple porte qui va me rejeter aux frontières d’un autre monde.

Je pousse donc cette porte, comme je le fais au moins une fois par jour, et cela pour constater que la secrétaire que je viens voir n’est pas dans son bureau. Il n’y a dans cette pièce qu’une femme qui semble attendre ; sans doute une employée qui attend d’être reçue par le chef du personnel. On embauche, en effet, beaucoup depuis quelques mois. Et je referme la porte, je regagne mon bureau.

Mais, après quelques secondes, je m’arrête soudain, au milieu d’un couloir.

Il y a quelque chose qui m’empêche d’aller plus loin. C’est encore assez confus, mais cela prend de la densité de seconde en seconde, comme si tout un réseau de pensées encore fluides s’étaient solidifiées peu à peu, devenant presque tangibles, un peu douloureuses. Et inutile de le nier : je pense à cette jeune femme inconnue que j’ai aperçue, le temps d’ouvrir une porte et de la refermer. Je hausse les épaules. Ce n’est pas possible. Je l’ai à peine regardée, et dans un monde où aucune femme n’a jamais plus le moindre mystère, comment pourrait-on s’attacher à un visage plutôt qu’à un autre ? Soit, ce n’est pas possible. Mais c’est pourtant ainsi : je veux revoir ce visage-là, pas un autre. Ce visage dont je ne pourrais même pas dire s’il a des yeux clairs ou sombres, s’il est particulièrement séduisant ou au contraire assez ingrat ; rien, si ce n’est qu’il me brûle les yeux tout en demeurant assez informe, indéfinissable, inexplicablement obsédant.

Je reviens sur mes pas. Cette fois, j’hésite un instant avant de pousser la porte.

La jeune femme est toujours là. Toujours seule. Elle n’a pas bougé, pas changé de position : les genoux serrés, la jupe tirée très droite, les mains à plat sur ses cuisses. La tête haute, elle a vraiment l’air d’attendre, de n’être qu’attente, mais sans aucun autre sentiment, sans aucune autre pensée. Un instant, en me voyant entrouvrir la porte, elle a laissé son regard monter jusqu’à mon visage, puis, au ralenti, elle s’est détournée, reprenant la pose, immobile, hiératique.

Maintenant, je l’ai vue. Je l’ai regardée, je l’ai dans le regard jusqu’au plus profond des prunelles. Et il me semble savoir qu’elle y restera. Quant à savoir pourquoi…

Pourquoi, oui ? Il ne m’a fallu que quelques secondes pour reconnaître que j’ai déjà vu des femmes bien plus belles que cette inconnue, plus frappantes aussi ; il ne m’a pas fallu plus longtemps pour reconnaître qu’elle ne sort ni de mes rêves ni de mes souvenirs, mais il ne me faut pas plus de temps pour reconnaître, parallèlement, de façon bien plus inexplicable que je tiens à elle, comme cela, sans raisons pour l’instant, comme si ce qui me liait à elle se diluait dans un autre espace mental que celui où j’essaie en vain de raisonner, de me reprendre, de me juger, d’expliquer alors que tout en moi est désarroi et confusion.

— Vous devez attendre ici ?

— Je ne sais pas, répond-elle.

Cela me convient. Dans un monde où tous savent toujours tout, il est rassurant de rencontrer un être qui ne semble pas trop savoir.

— Venez, lui dis-je.

Elle n’a aucun regard d’interrogation en se levant ; elle arrive près de moi et s’immobilise là, comme si elle avait simplement passé d’une attente à une autre. Ma main se referme autour de son poignet pour l’inciter à sortir de cette pièce. Après avoir franchi la porte, je lâche son poignet. Elle me suit toujours, les lèvres serrées, mais avec tant d’indolence qu’elle me force à ralentir. Elle ne m’observe pas à la dérobée, regarde droit devant elle, les yeux très fixes, comme cloués au plus profond des orbites, cloués par leur propre poids, engloutis dans ce bleu d’abîme qui leur donne une surprenante dimension. Elle ne s’étonne pas davantage de constater que je l’entraîne hors de l’immeuble.

— Vous avez une voiture ? je lui demande.

— Non. J’ai celle des autres.

— Pas la mienne. Je n’en ai pas.

— Je n’aime pas les voitures.

C’était bien. Elle avait exactement la voix de son visage. Un visage aux traits givrés, une voix privée de toute intonation théâtrale. Et ce qu’elle disait s’harmonisait de façon idéale à l’indifférence rauque et mate de cette voix. Le tout évoquait d’assez près une région de sables mouvants.

Je m’y enlisais de seconde en seconde, irréductiblement.