Je ne fis que quelques pas

Je ne fis que quelques pas et j’entrai dans un autre café.

Là, je commençai par avaler deux verres de whisky, puis je me demandai quoi faire. Je n’avais pas le courage de rentrer chez moi et de me terrer soit sous mes draps, soit dans la musique comme j’avais l’habitude de le faire quand rien n’allait. Se terrer comme un chien, c’était bon pour échapper aux terreurs ou aux angoisses qui m’étaient familières, mais là je me trouvais acculé par une hantise nouvelle, imprévue ; je ne voyais pas comment lui faire face, pas davantage par où lui échapper.

Échapper ? Dans le passé, échapper devait être plus simple. Comme on aimait beaucoup, souvent et à peu près n’importe qui, chaque femme était plus ou moins ; remplaçable. Un clou chassait l’autre, comme on disait. Une de perdue, dix de retrouvées. En dernière ressource, il restait toujours la solution de se lancer dans la débauche ou de s’appliquer à traquer une autre femme. Autant de solutions de secours qui n’avaient plus de sens de nos jours.

La débauche, voilà bien un mot qui ne signifiait plus rien pour nous. Nous avions vu et exploré tous les paysages de la débauche, adopté toutes les positions, subi toutes les multiplications et résolu toutes les équations les plus recherchées. Quant à draguer une femme, c’était un peu trop simpliste comme façon d’oublier : il suffisait d’adresser la parole à n’importe quelle fille ou même de lui passer sans présentation la main sous les jupes.

Et puis quoi, de toute façon, le problème n’était pas là. Il était au contraire exactement à l’autre bout. Je voulais Michèle parce que justement je ne voulais aucune autre femme en remplacement, parce que, mirage ou vérité, elle me paraissait différente, plus fuyante, plus retorse, moins stupidement conditionnée à la coucherie sans conditions, sans équivoque, sans problèmes. Je ne voulais qu’elle, les autres, toutes les autres me paraissaient aussi insignifiantes que des bulles, aussi creuses que des cosses vides, à peine existantes, à peine nées, plus qu’à moitié mortes. Il était bien question de clou ! Elle était sans doute possible le clou qui avait chassé les autres.

Alors ? Il restait bien la solution de boire, de me saouler. Mais je n’avais jamais réussi à aller jusqu’à l’ivresse. Après le cinquième verre je dégueulais ou je m’endormais. Quant à me réfugier au plus profond de quelque spectacle, il ne fallait pas non plus y penser. Je serais resté au seuil de n’importe quel spectacle, même le plus fascinant, je lui aurais tourné le dos après une heure.

Peut-être avais-je besoin de parler à quelqu’un ? À n’importe qui ? Aborder un inconnu et tout lui dire, tout lui avouer en longues phrases pleines de sang et de clous, de lambeaux et de balbutiements, d’effroi et de vérité. Mais à qui dire tout cela ? Tous, dans ce café, ceux que je connaissais de vue et ceux que je ne connaissais pas me paraissaient avoir des têtes de poissons d’eau douce. À qui s’adresser dans un aquarium et comment parler sous l’eau ? Je feuilletai mon carnet d’adresses, je parcourus les dizaines de numéros de téléphone qui y étaient inscrits, mais en vain : je ne voyais pas qui j’aurais pu appeler au secours. Toutes ces relations m’étaient indifférentes, j’avais plus envie de les fuir que de les rencontrer par hasard au détour d’une rue.

Un nom cependant me vint à l’esprit pendant que je feuilletais mon agenda : Christiane. Sans doute parce que son nom n’y figurait pas. Son numéro de téléphone, exceptionnellement, je le connaissais par cœur.

À la rigueur, oui. Je le croyais. À la rigueur, je pourrais supporter Christiane. C’était une solution de secours, certes, une solution quand même. Je savais au moins que je supporterais probablement sa présence.

Je lui téléphonai. Par hasard, elle était chez elle, ce qui lui arrivait rarement. Elle avait un dîner en famille. Son mari recevait un parent et un gros client. Mais Christiane n’avait jamais eu le sens des convenances, pas davantage celui de la famille. En revanche, elle avait assez d’intuition pour comprendre que j’avais besoin d’elle et n’hésita donc pas avant de m’annoncer qu’elle serait là dans une demi-heure. Le temps de servir le café et de sortir sa voiture du garage. Une voiture de course qu’elle conduisait avec une magistrale aisance de femme habituée, non seulement aux rallyes en montagne, mais aux slaloms dans les rues les plus encombrées, jeu qu’elle pratiquait dans l’ivresse et la certitude souriante qu’elle avait toutes les chances de mourir avant la quarantaine au volant de son bolide, en plein vol, en pleine vitesse.

— Je suis contente de te voir, je suis contente que tu m’aies téléphoné, me dit-elle en s’asseyant près de moi.

Je lui souris. Je ferme les yeux comme pour effacer par ce geste l’heure que je viens de passer, je les rouvre dans l’espoir de me retrouver, cureté jusqu’à l’os, remis à neuf devant un paysage rassurant où je puis me laisser aller sans crainte de me fouler les nerfs. En fait, Christiane, ce soir, c’est un peu cela. Je n’ai pas à regretter de l’avoir appelée. Elle n’a jamais été plus séduisante, sa joie de vivre tout en surface ne m’a jamais parue plus vivace et il y a dans le sourire que son regard et sa bouche laissent perpétuellement deviner une tendresse et une complicité qui me font plus d’effet que la tiédeur de l’alcool que je viens d’ingurgiter. Même si Christiane ne peut rien pour moi, puisqu’elle ne peut rien m’apporter, rien m’arracher, elle peut au moins servir de mirage provisoire et surtout elle représente un détail survivant, le seul sans doute, d’un passé encore très proche et pourtant aspiré dans un singulier naufrage sans eau et sans fond.

Je lui commande un premier verre, j’en commande un troisième pour moi et maintenant je lui parle.

— Tu comprends, je m’y attendais si peu. Je n’étais ni très heureux ni très malheureux et, même si j’ai beaucoup lu, même si j’ai toujours regretté de ne pas avoir pu vivre il y a cinquante ans, cela ne signifie pas que j’étais désigné ou que j’ai la mentalité d’un homme de cette époque-là…

Je parle, oui. Il me semble comprendre avec quelque étonnement que c’est bien la première fois que je me confie à quelqu’un, que j’avoue, comme si je plaidais coupable avec la conscience de m’en tirer par des mots et d’avoir une dernière chance de ne pas passer au poteau si ces mots arrivent à convaincre. Écorché, traqué, à bout de solutions et de courage, plus ivre de frayeur obscure que d’alcool, je parle, peu à peu ébloui par l’impression de parler d’un autre dont je raconte, par bribes et par trouées décousues, l’histoire pleine de contradictions et d’intraduisibles incidences.

Inutile de le nier : sa présence m’est bénéfique. Je sais bien que tout cela n’est que mirage et illusion d’optique mais quand même je m’y laisse prendre, je veux m’y laisser prendre. Bien sûr, qu’elle soit là ou non ne peut rien changer au fait que je suis sur le point de couler entre deux eaux ; mais au moins, momentanément, Christiane me fait croire qu’il existe une balise à laquelle s’accrocher un instant, pour reprendre un peu de souffle, tomber les bras en croix, les muscles noués, les yeux vides, les narines creuses.

Et aussi, il faut reconnaître que Christiane sait écouter. Attentive, fascinée, silencieuse, sans perdre pour autant son humour, sa lucidité et son sens critique. Et manifestement, l’histoire que je lui raconte, ma propre histoire, lui paraît bien plus extraordinaire que si je lui détaillais les péripéties d’un week-end en enfer avec retour par une galaxie encore inexplorée en passant pair une plongée dans un siècle oublié. Intelligente, mais inculte, n’ayant jamais rien lu, vivant à plein ventre son époque, mais totalement ignorante des décades précédentes, elle n’a jamais été jusqu’à imaginer qu’une pareille histoire puisse arriver en 1995, surtout pas à un homme qu’elle voit tous les jours et qui, de toute évidence, ne paraissait pas, à ses yeux, prédisposé à tomber si bas ou à monter si haut.

Après une heure, elle me fait remarquer qu’il fait chaud, qu’il y a beaucoup de monde, beaucoup de bruit ici et elle propose de m’emmener dans le petit bar où nous avons bu quelques verres et fait l’amour, un jour, il n’y a pas si longtemps, dans un temps qui me paraît parallèle, à jamais séparé du temps où je vis depuis deux jours. Mais j’accepte : il est plus facile de retrouver un morceau d’espace qu’une portion de temps.

Durant le trajet, Christiane ne dit rien. Elle pilote sa voiture, pieds nus, mains nues, cuisses nues aussi, écartées, avec cette conscience qu’elle est trop bien faite pour être vulgaire ou indécente. Elle fait tellement corps avec sa voiture qu’on pourrait presque croire qu’elle marche à l’essence elle aussi, tournant rond dans un bain d’huile et de cambouis, aussi aérodynamique, aussi nettement polie que son bolide de course qui est, comme elle-même, à la fois potelé et fuselé, racé et puissant.

— À moins, dit Christiane, que tu ne préfères faire de la route pour oublier ? Tu ne veux pas qu’on se tape une centaine de kilomètres d’autostrade à deux cent cinquante à l’heure ? Tu sais, le vent et la vitesse dans une décapotable, ça arrache tout sur leur passage…

Je préfère un endroit clos, un local de silence, la transparence du whisky à travers les glaçons, le silence, mes mots, ses mots, et la tiédeur d’un cocon où tout est feutré, moelleux, à peine éclairé. Dix minutes plus tard, après avoir doublé un nombre incalculable de voitures et entendu des chapelets de menaces et d’injures pour les avoir doublées en piqué dans tous les sens, nous y arrivons, nous y sommes.

Christiane a faim, moi j’ai soif. On satisfait sans délai son envie en même temps que la mienne. Tout est facile. Tout est bien. Tout est miraculeusement en équilibre au bord du vide, comme la vie des oisifs pleins d’argent au bord de la mort. Ici, tout est quiétude, tendresse, oubli vague et tristesse à peine lancinante, presque agréable, mais un peu plus loin, à quelques centimètres de moi, de cet endroit, il y a ma petite nuit personnelle, le gouffre qui m’est personnellement réservé, dédicacé, celui-là même que j’ai creusé sous mes pieds ou que la vie m’a creusé, peu importe : Michèle, sa présence ou son absence, la revoir ou l’avoir perdue, la retrouver avec si peu d’espoir de la trouver vraiment, la subir et la sentir ronger le calme et la grisaille des jours sans histoires, me créer de toutes pièces une histoire justement, une de ces histoires pleines de bruit et de fureur dont…

Mais je m’accroche, je me raccroche au bord pour l’instant. Et Christiane, sans trop me comprendre peut-être, comprend cependant que ses mains peuvent me retenir. Elle les accroche à mes mains, les change en crocs de velours qui paraissent comme l’écho de la douceur attendrie qu’on peut lire dans ses yeux, dans toutes les attitudes de son corps de douce femelle faite pour s’abandonner en gémissant à mi-voix, jamais pour se reprendre ou se cabrer.

— C’est terrible, me dit-elle. Tu aimes cette fille. Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je ne sais pas si je l’aime. Nous ne pouvons pas savoir ce que cela signifie, ce que cela signifiait. C’est plus terrible encore. Je tiens à elle. Je la hais, je la déteste, je la crains, mais je la veux.

Un jour, je ne sais plus où, j’avais lu que le vautour devait être doux à Prométhée et cette phrase m’avait beaucoup frappé. Il me semble savoir qu’il y a un peu de cela. Ou plus exactement, ce n’est pas que mon vautour me soit doux, mais il m’est nécessaire. J’en ai besoin, comme on a besoin du tabac, de la drogue ou de l’alcool qui, comme on sait, tuent lentement. Je le dis à Christiane, elle ouvre de grands yeux sur son étonnement d’entendre parler d’un certain Prométhée.

Je le lui explique :

— Michèle, tu vois, c’est mon vautour, je le sais, je l’ai su dès la première minute. Elle me fait peur, elle m’attire. Peut-être justement parce qu’elle me fait peur, que je n’ai pas plus de prise sur elle que Prométhée n’en avait sur le vautour qui le bouffait. Je n’arrive pas à la saisir, je n’arrive pas à la comprendre. Pas beaucoup plus que Prométhée ne pouvait comprendre son vautour. S’il avait pu le comprendre, il lui aurait bêtement tordu le cou.

— Elle te téléphonera. Demain sans doute.

— C’est possible. Mais cela ne changera rien. Quelle soit loin de moi ou qu’elle revienne vers moi, elle ne peut que m’être nocive, je le sais. Le mal est fait, cela s’est fait très vite, en quelques minutes.

— Et tu n’as même pas fait l’amour avec elle ?

— Même pas.

— Tu aurais dû, tu l’aurais oubliée.

— Je crois que cela aurait été pire.

Je le croyais, oui, et sincèrement. Si j’avais fait l’amour avec Michèle, cette nuit-là, je n’aurais été que mieux empoisonné, mieux dévoré, mieux hanté. D’ailleurs, je n’avais pas eu besoin de la prendre ou de la défoncer, de jouir en elle ou de la bousculer jusqu’aux derniers spasmes pour ressentir ce besoin d’elle sans cesse : la preuve était faite qu’aucune femme ne m’aurait enlisé plus profond dans le plaisir. Je l’avais touchée, je savais. Il en aurait été ainsi. Ma peau le savait, mes doigts, mes narines, mes yeux. Tous mes pores avaient encore le goût de sa peau, l’odeur de ses abîmes. Et qui sait ? Peut-être, inconsciemment, n’avais-je pas fait l’amour à Michèle parce que je savais que je ne la reverrais plus et qu’à jamais je resterais sur cette fin, sur ma faim, affamé d’elle et réduit à perpétuité à ne dévorer que d’autres femmes si différentes d’elle.

— Je ne sais que dire, que faire, me dit Christiane. Je suis tellement simple. Te dire que j’ai envie de toi. Tu ne veux pas que nous fassions l’amour ?

En effet, elle était tellement simple. Mais c’est exactement ce dont j’avais besoin ce soir-là. Simple comme la gentillesse, la douceur, la compréhension. Et ce que j’aimais surtout en elle, ce soir, c’est qu’elle n’avait pas tenté un seul instant, comme n’importe quelle femme l’aurait fait, de me séduire en douce pour se prouver qu’elle était capable de m’avoir malgré tout et de me faire oublier, ne serait-ce que le temps d’une nuit, une femme à laquelle je tenais. Elle agissait simplement, disait les choses simplement. Sans doute avait-elle envie de moi et elle ne le dissimulait pas non plus. Mais si elle me voulait, c’était en pleine connaissance des faits, avec la conscience qu’elle ne pourrait jamais être qu’une consolation occasionnelle, ce qu’elle acceptait avec une déroutante humilité, comme si elle avait été laide et repoussée par tous, refoulée et dépravée alors qu’au contraire elle était belle, saine et traquée par tous les hommes qui l’approchaient. Cela me toucha beaucoup, raison pour laquelle je refusai sa proposition, hochant la tête au ralenti, sans rien dire. Puis je me penchai vers elle pour lui mordre le lobe de l’oreille, le gobant comme une huître.

— Non, lui dis-je en lui souriant. Tu es la seule femme, ça je te le jure, la seule à laquelle je dirais non ce soir. Il me semble que même si la plus sordide des putains me proposait de la baiser maintenant, je dirais oui. Et sans hésiter. Par dérision, par rage ou par panique, pour tant de raisons, pour n’importe quelle raison. Mais pas avec toi. Toi, tu comprends, je t’aime bien. Tu es Christiane, tu es ma compagne. Tu es la seule que j’aurais pu supporter ce soir, cette nuit. La seule que j’ai pensé à appeler. Je ne veux pas t’humilier. Tu comprends ? Tu es là, tu es venue, tu me regardes, tu m’écoutes, tu me parles. Je n’ai pas besoin d’autre chose ce soir. Simplement que tu sois là.

Christiane resta longtemps sans rien dire. Seule sa main me parlait, patinant contre ma peau nue.

— Tu veux que je reste avec toi cette nuit ?

— Je veux, oui. Cela me ferait plaisir.

D’un mouvement du cou elle me désigna l’escalier par lequel nous étions montés, il n’y avait pas si longtemps jusqu’à la chambre où nous avions fait l’amour pour la première fois, peut-être pour la dernière fois.

— Ce hier lointain, murmura-t-elle.

Elle avait tort de croire que j’avais oublié. Il me semblait savoir que cela s’était passé sur un autre plan du réel et que, depuis deux jours, je vivais un peu en dessous de cette réalité, mais je n’avais rien oublié du tout. Je me souvenais parfaitement de cet escalier, de notre lente montée vers la chambre après avoir consacré plusieurs mois à descendre la pente de notre désir l’un de l’autre. Je me souvenais de mon envie de ne pas laisser Christiane arriver jusqu’au palier, de lui arracher sa robe pour la prendre ainsi, en oblique, cahotant entre le moelleux de son corps et l’inconfort des marches de l’escalier. Je me souvenais aussi des quelques mots qui avaient suffi à mettre le feu à mon sang, de mon premier geste pour capter sa chaleur au centre même de son désir, de mon trouble en voyant que nous allions nous enliser dans l’amour aussi simplement que si nous y avions pensé depuis des années et que soudain les parquets et les cloisons cédaient pour se changer en un lit de plumes plus vaste que toute la ville. Je me souvenais aussi de sa robe haute couture se métamorphosant, soudain dégrafée d’un geste précis, en un simple chiffon informe sur le parquet, du léger coup de pied qu’elle avait donné pour la repousser un peu plus loin sur le sol, émergeant triomphante d’être si parfaitement à l’aise dans sa peau d’ambre et de miel ; comme je me souvenais du faisceau blond et dru de cheveux qu’elle avait rejeté dans son visage pour le recouvrir entièrement.

Je me souvenais aussi des deux Christiane accouplées dans le grand miroir de cette chambre, l’une de chair, l’autre de reflet, verso et recto, pile et face en une seule vision, aussi parfaites l’une que l’autre, concave et convexe, mi-frêle, mi-puissante, ce corps que j’avais pris debout, contre le miroir, dans le miroir, dévorant d’un bref regard ce dos braqué vers moi, m’y jetant d’un seul coup de reins dans lequel je mis tellement de rage que je m’étonnai de ne pas voir la glace se fendre en deux. Je me souvenais également de tout son corps qui, de l’autre côté du miroir, paraissait me chercher alors que son corps de chair m’avait si bien trouvé, de sa bouche ouverte qui couvrait de buée la surface du miroir et y noyait le reflet de son visage encore refermé sur son cri de jouissance.

— J’étais bien avec toi, me dit Christiane. Je suis bien avec toi.

Elle se leva, me prit le bras, s’y accrocha, comme si elle avait oublié que c’était moi le noyé, ce soir, pas elle.

— Et chez toi, nous serons bien ?

Je la caressai du bas du dos jusqu’aux cuisses, avide du plaisir de sentir ma main dévaler de sa chute de reins vers sa croupe comme une piste idéalement galbée.

— Cela dépend, dis-je. Si tu aimes les livres introuvables, les tableaux surréalistes et la musique de Coltrane, de Mingus, de Bartok ou de Varese, tu te sentiras bien.

— Je ne connais aucun de ces gens-là, m’avoua-t-elle.

— Non, mais tu me connais moi. Je te présenterai.

Mais je ne la présentai à personne, il faut bien l’avouer. Parler littérature ou peinture m’avait toujours agacé et la musique ne me disait rien ce soir. J’avais au contraire soif de silence, de calme, de vide et de pénombre.

Christiane dut le comprendre car elle ne passa que peu de temps à tourner dans mon appartement.

— Je ne savais pas que tu avais tant de choses chez toi, remarqua-t-elle simplement.

Puis, sans doute pour me prouver que j’avais fait une acquisition de plus, elle sortit de sa robe comme elle serait sortie d’un sac facile à rejeter d’un seul geste, elle esquissa un pas de danse et, avec une souplesse de femme rompue à beaucoup de sports, elle sauta sur mon lit et se glissa sous les couvertures, aussi rapide qu’une loutre plongeant dans l’eau.

La grâce, bien sûr. Cela me frappa d’autant plus fort que, ce soir-là, je n’aurais accordé de crédit à aucune autre femme. Elle avait la grâce qui lui dégoulinait du corps, comme d’autres suent l’ennui, la laideur ou la prétention. La grâce, et la désinvolture comme Michèle était l’opacité et l’impureté. L’une était solaire, l’autre nocturne. Et même si j’avais eu Christiane dans le regard, comme une hantise, c’est de toute façon Michèle que j’aurais eu dans le sang, dans le ventre, dans tout ce que j’avais de plus secret en moi. Et, de toute façon, la balance de ma confusion mentale était à poids égaux : si je ne comprenais pas exactement pourquoi je n’aimais pas l’une, je ne comprenais pas davantage pourquoi je tenais à l’autre. Preuve que j’y tenais vraiment, de toutes mes forces obscures, de tout ce qu’il y avait de plus négatif en moi, donc de plus vrai.

J’éteignis toutes les lumières, je me glissai dans le lit où Christiane était allongée sur le dos, comme si elle avait fait la planche, les bras collés au corps, les hanches droites, les jambes serrées. Je m’allongeai dans la même position sans la toucher, mon bras frôlant simplement son bras. Tout était silence et nuit comme je le souhaitais. De la vie, je n’entendais que le souffle de Christiane, un peu trop saccadé aussi.

— Et si j’étais, moi, amoureuse de toi ? me demanda Christiane.

— Mais non.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Je t’aime peut-être depuis que nous avons fait l’amour.

— Tu ne sais pas ce que tu dis.

Puis, tout ne fut plus que silence entre nous.

Je me sentais à la fois lucide et un peu drogué, éreinté et incapable de trouver vraiment le sommeil, écroulé dans ma tristesse et, en même temps, dans un bien-être sous-jacent, un peu semblable à celui que procure une grippe anodine.

Étrange nuit dont je ne retrouverai plus l’équivalent, dont je ne puis plus retrouver que des lambeaux épars, des trous d’ombre et de lumière. Ce fut en réalité une des nuits les plus indéfinissables, une des plus troubles qu’il m’ait été donné de vivre. Une nuit douce-amère, faite de confusions et de laisser-aller sans arrière-pensée, de faiblesse et de faim impossible à assouvir, de résignation et de calme fatigue, d’une seule plongée dans le tunnel qui n’était sans doute que le prolongement de la demi-ivresse que l’alcool m’avait inoculée dans les veines.

Au début, je crois que je m’endormis ou du moins je tombai dans une sorte de léthargie qui me laissa sans souvenirs. Puis, dans un de ces demi-rêves du demi-sommeil, émergeant je ne sais quand, je ne sais où, je sentis une source de chaleur d’une fascinante présence s’emparer de moi, comme si Christiane avait été une vague m’emportant au ralenti dans les replis de sa chute qui paraissait sans fin et sans commencement. Ondulante et si lente, insidieuse et vibrante, Christiane s’enroulait autour de moi, déployant ses mains et ses bras, ses jambes et ses cuisses comme des tentacules, et moi, peu à peu, sans rien préméditer, je me lovais en elle avec la même lenteur qui aurait pu faire croire que nous glissions le long d’une pente à peine accentuée. Nous ne faisions pas l’amour, non. C’était moins que cela, c’était plus que cela. Ma main ne lui écartait pas les jambes, je ne la cherchais pas, mais j’avais la sensation que son corps tout entier était béant près de moi et qu’il s’était refermé sur mon corps comme une énorme gueule de feu et de moiteur, caverne de néant et de tendresse lascive dans laquelle je me recroquevillais, je m’enroulais, je me déroulais, sans trop savoir exactement qui était Christiane, qui était Michèle, où était l’une ou l’autre, laquelle des deux était perdue ou gagnée, sans plus savoir à qui appartenait cette tiédeur femelle où je me noyais sans suffoquer, sans chercher à savoir où me retrouver, ivre de démission au contraire, de ne plus penser à rien, de ne plus être qu’une larve un peu hébétée, une simple chose à moitié engloutie entièrement chloroformée, allergique à toute sensation étrangère à cette immersion bien au-delà du désir, du plaisir ou de l’amour.

Puis tout fut immobilité.

Nous ne pouvions pas aller plus loin, nous étions vraiment une seule masse de chair. Nous étions soudés l’un à l’autre et sans doute perdis-je de nouveau conscience avec comme dernière pensée la certitude que plus jamais je ne sortirais de cette noyade, qu’à tout jamais je resterais enseveli au plus profond de cet anonymat de chair qui me servirait de fosse idéale. Jamais, je crois, comme cette nuit, je n’aurais été plus disposé à mourir, à ne plus jamais me réveiller au grand jour, tant il est vrai qu’un simple moment de prédilection peut faire d’un cauchemar un rêve sans grande importance.

Plus rien ne pouvait arriver, j’étais arrivé au fond de la cuve et je m’y trouvais bien, tellement mieux qu’entre deux eaux. Toute ma fièvre de prendre et d’attaquer était tombée, toute ma vitalité était devenue indolence et toutes mes hantises ne formaient plus qu’une seule flaque de pensées informes dans laquelle flottaient, déchiquetés, encore à vif, mais méconnaissables, mon besoin de Michèle, mon désespoir de l’avoir trouvée et probablement perdue, mon impatience de l’avoir si vainement attendue, ma panique de retrouver au grand jour mon envie d’elle, ma tendresse pour Christiane, mon désir de me laisser aller contre son corps à peine mouvant que je sentais assoiffé de jouir, prêt à n’importe quoi sous n’importe quelle condition.

Mais je ne lui demandais rien, je n’avais plus rien à demander à personne. Pas même à moi. Je n’essayais plus de savoir si j’étais au seuil du bonheur, au-delà du désespoir, aux frontières de la terreur, au centre du bien-être, sur ce monde ou ailleurs, dans ce siècle ou nulle part. De même que je ne savais pas exactement si c’était la cuisse ou le ventre de Christiane qui se ventousait contre ma bouche, si j’avais l’odeur de son sexe ou celle de ses cheveux entre les dents ; de même que je ne savais plus ce qui était jambe ou bras, dos ou cuisse, comme si le corps de Christiane, qui se plaquait contre moi, n’avait plus été qu’une sorte de grande méduse des ténèbres capable de se déchiqueter sans jamais se réduire en morceaux, de se multiplier sans jamais perdre sa présence unique et sa perfection.

Ainsi passa la nuit.

Sans le moindre geste plus heurté qu’un autre, sans assaut, sans aucun sursaut des nerfs. Nuit tellement lancinante et si confuse que la plupart du temps il m’aurait été difficile de distinguer l’état de veille du demi-sommeil, le rêve d’une réalité encore plus brumeuse. À plusieurs reprises, cependant, entre la nuit et l’aube, entre ce siècle et le suivant, j’eus la sensation, précise celle-là, de revenir à la surface. À ces instants-là, je touchais Christiane, je l’entendais gémir dans mon cou, au seuil de l’orgasme, je laissais longuement ma main baigner entre ses cuisses et le creux bien dessiné de ses fesses, je lui humectais doucement la peau avec sa propre sève qui lui donnait le poli d’un silex enduit d’un peu de vase marine. Puis, progressivement étourdi, je me laissais aller contre elle, sans aucune violence, sans même mimer les gestes rythmés de l’amour. Je glissais contre elle, comme elle glissait contre moi, parfois ventre contre ventre, parfois enchevêtrés je ne sais comment, et de toute mon indolence je me changeais en un simple poids, une densité, une pression plus forte pour jouir de tout mon corps contre son corps tout entier sans jamais la prendre, sans qu’elle cherchât à se faire prendre, jouissant en douceur comme elle jouissait en moi, en une seule lente goulée, et nous perdions le souffle en même temps, emportés aveugles et à demi inconscients dans cette source commune qui paraissait couler de nos corps malgré nous, presque à notre insu, comme la goutte qui fait déborder la coupe, nous jetant calmement exacerbés dans un même plaisir où nos doigts entremêlés, notre salive et notre odeur intacte de toute sueur ne faisaient qu’un seul marécage où il faisait bon partir pour mourir un peu.

Le lendemain matin, quand je me réveillai, c’est à Michèle que je pensais.

Et, de nouveau, le désarroi me prit à la gorge, puis au ventre.