Elle ne me téléphona que

Elle ne me téléphona que quelques jours plus tard, vers onze heures du matin.

Je restai pétrifié, tombant dans la sonorité étouffée de sa voix comme je serais tombé dans un étang glacé, y croyant à peine, aveuglé, assourdi, les sens à la fois à vif et complètement anesthésiés.

— C’est Michèle, dit-elle.

Elle n’ajouta rien de plus. Je savais qu’elle n’avait rien d’autre à me dire et qu’elle attendrait simplement mes réactions, mes phrases, consciente d’en avoir dit plus qu’assez. Au téléphone, sa voix mate paraissait étrangement enrouée, presque écorchée, lente et sans timbre. On aurait dit le fantôme d’une voix, quelque chose qui évoquait l’outre-tombe, la cave et l’aube. J’aurais voulu qu’elle me tienne un interminable monologue que j’aurais écouté subjugué, non par le sens des mots, mais simplement par la musique irréelle de ses phrases, ce parfum de lugubre et d’envoûtement qui s’en dégageait. Croyant peut-être qu’elle me téléphonait de son cimetière natal et aussi pour dire quelque chose je lui demandai d’où elle téléphonait.

— Je suis chez moi, dit-elle.

— Où est-ce chez toi ?

— C’est ici.

— C’est loin ?

— C’est tout près d’ici, mais c’est loin de là-bas.

Il me semblait comprendre que même si je n’avais jamais vu Michèle devant moi, même si j’avais dû vivre comme la plupart des hommes dans l’ignorance d’un sentiment autre que le désir, cette voix m’aurait si profondément bouleversé que bientôt, de mot en mot, de syllabe en syllabe, de son en son, j’aurais perdu pied avec le monde de la clarté et de la logique pour me laisser empoisonner par le venin de cette jeune femme que j’aurais pu aimer sans rien savoir de son visage, de son corps ou de son regard.

Cela dit, cet échange de répliques pour rien m’effraya soudain. Si jamais Michèle s’en lassait, raccrochait à l’improviste, je me retrouverais une fois encore rejeté à des millions de kilomètres d’elle, loin de tout indice, rejeté dans un ailleurs indéfini, non seulement dans un autre espace, mais dans un autre temps où la durée n’avait plus d’heures à sa disposition, plus rien d’autre que le désarroi. Avant tout, je devais voir Michèle, la revoir, savoir comment la joindre, où l’appeler, même si elle devait rester un an sans accepter de me répondre au téléphone, même si elle devait me repousser ou simplement oublier tous nos rendez-vous comme elle l’avait déjà fait une fois.

— On déjeune ensemble à midi, lui dis-je. Tu peux être prête dans une heure ?

Elle me répondit qu’elle n’avait pas faim.

— Prenons un verre alors.

— Je n’ai pas soif.

— Tu n’es pas obligée de boire.

— Oui.

— Quoi, oui ?

— Non. Je ne sais pas.

Mon inquiétude tournait à la panique, peu à peu. Je la voyais si bien recroquevillée sur elle-même, immobile, tapie au plus profond de sa mauvaise volonté, les yeux un peu égarés, fixant agrandis, non le vide, mais le fond même de sa tristesse qui n’avait jamais besoin de causes ou de motifs pour germer. Ses réponses confuses étaient claires : elle avait décidément l’art d’aller d’une impasse à une autre par les raccourcis les plus flagrants. Tout cela me laissait d’autant plus désemparé qu’elle avait pris l’initiative de me téléphoner, mais qu’elle me répondait avec la réticence qu’elle aurait témoignée à un importun la harcelant depuis des jours au téléphone.

— Veux-tu que je te rappelle ? Tu as bien un numéro de téléphone.

— De téléphone ? Je ne sais pas.

— Tu ne connais pas ton numéro de téléphone ?

— J’ai un numéro ? J’ai dû l’oublier.

Là encore, inutile d’insister. Je préférai prendre un biais, une fois de plus.

— On peut se voir ce soir, si tu préfères. Dîner ensemble.

Elle ne répondit rien.

J’eus le temps de penser que remettre à ce soir, c’était prendre un bien grand risque. Je l’avais pris une fois et il ne m’avait pas réussi. Elle pouvait oublier d’ici là, changer d’avis, ne plus savoir où nous devions nous retrouver, que savais-je, moi. De toute façon, j’imaginais sans effort une Michèle limitée à son regard de vérité, son sourire ambigu et son silence de repli. Un silence qui durait d’ailleurs. Elle n’avait pas raccroché, je ne disais rien, elle non plus. Je me demandais combien de temps elle resterait ainsi au téléphone, muette, peut-être sourde. Une journée, un mois, un siècle ? Ou bien elle pouvait raccrocher et dès lors… Je répétai ma question.

— Je n’aurai pas faim ce soir non plus. Et je n’ai pas envie de sortir.

Puis, sans changer d’intonation, d’une voix toujours aussi indifférente, elle ajouta que, si je voulais, je pouvais venir la voir.

— Maintenant ?

— Si tu veux. Moi, je n’ai jamais rien à faire.

Elle me donna une adresse, ce qui me surprit un peu : si elle ne connaissait pas son numéro de téléphone, comment se faisait-il qu’elle connût son adresse ? Je pris un taxi, non sans soupçonner cette adresse d’être fausse, ce qui m’aurait paru dans la logique des choses.

Mais elle ne l’était pas. Un quart d’heure plus tard, je me retrouvais devant la porte de Michèle dans un immeuble privé de toute particularité. Le meublé qu’elle habitait, un deux-pièces, également d’une exemplaire banalité, n’était ni sinistre, ni agréable : il ne dégageait rien de plus qu’une chambre d’hôtel de confort moyen. De toute évidence, Michèle ne possédait rien ou presque rien. Ni chaîne haute fidélité, ni disques, ni poste de radio, ni même aucun objet, pas le moindre petit bibelot ou souvenir de voyage. Les murs étaient nus. À peine si je vis quelques livres, très peu, déposés sur une table. On aurait pu jurer que Michèle avait à peine passé une ou deux nuits dans cet endroit, mais plus tard elle m’affirma qu’elle y vivait depuis plus de deux ans. Égayer cet appartement ne lui était donc pas venu à l’esprit, l’enlaidir non plus. Et c’est en vain que je cherchais entre ces murs un objet qui lui fût personnel, à part ses vêtements jetés en vrac sur une chaise et ses objets de toilette d’ailleurs entremelés en un seul désordre.

Quant à Michèle elle était assise dans son lit, pesant de tout son poids d’objet singulier dans ce décor sans aucune originalité. L’effet de choc était d’autant plus saisissant. Elle était vêtue d’une petite chemisette blanche qui lui découvrait les bras et non seulement elle ne s’était pas mise en frais pour me recevoir, mais on aurait pu croire, au contraire, qu’elle avait fait tout son possible pour se montrer sous son plus mauvais jour. Elle avait les cheveux qui paraissaient faire des nœuds, le visage encore luisant de crème démaquillante, les yeux bouffis par le sommeil. De plus, elle me paraissait pâle, un peu amaigrie et jamais je ne l’avais vue plus maussade, exactement comme si elle me voyait tous les jours à contrecœur depuis ces quelques semaines que j’avais passées à attendre son coup de téléphone. Elle ne m’avait pas encore adressé une seule parole et ne semblait guère disposée à en prononcer. Ses yeux aussi paraissaient plus transparents que d’habitude, presque vidés de toute expression. Tout au plus s’ils s’agrandissaient sur un seul paysage désolé de tristesse et d’ennui sans compromis. Ils n’évoquaient plus les eaux profondes de quelque côte de rocaille, mais celles d’un étang mort, insalubre, dangereux.

Insalubre, c’était bien vrai. Elle avait quelque chose de tellement malsain, de tellement nocif en elle ce matin que j’arrivais à peine à trouver mes mots et mes pensées. Elle me faisait peur. D’autant plus peur que je la trouvais toujours aussi saisissante alors que, lucidement, ce matin, je ne la trouvais pas tellement belle. Ou si l’on voulait, aussi laide que belle, ce qui revenait en fin de compte au même.

Je lui posai quelques questions banales, elle y répondit à peine, avec une visible répugnance. Elle avait l’air de me considérer comme un inspecteur de police à qui elle répondait parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, mais sans dissimuler son agacement ou son mépris. Elle mit d’ailleurs fin à ce dialogue confus en affirmant :

— Je déteste qu’on s’occupe de moi. Tu n’as rien d’autre à faire dans cette pièce, non ?

Même quand elle parlait, elle gardait ses doigts entre ses dents, se mordillant obstinément un ongle, sans tics, presque sans bouger. À la voir, on finissait par se demander si elle se souvenait m’avoir déjà rencontré, si elle m’avait bien vu entrer dans sa chambre, si elle m’avait vraiment appelé au téléphone et si ces différents plans formaient un seul tout à ses yeux. Elle avait l’air vidée de tout, aussi bien de son sang que de sa force d’attaque, de son influx nerveux ou de son ambiguïté pour n’être plus qu’une image statique de la neurasthénie, de l’immobilisme, de l’inertie absolue. Je me demandais comment elle réagirait si je devais m’avancer vers elle, arracher les couvertures de son lit pour mettre à nu son ventre et ses cuisses, m’abattre alors sur elle, sans lui accorder un mot. Peut-être n’attendait-elle que cela ? Mais je n’aurais jamais pu agir ainsi : elle me faisait bien trop peur, ce matin. Je n’aurais même pas osé m’approcher d’elle pour lui toucher la main. Peur, oui. À peu près aussi peur que si elle avait été un animal inconnu que j’aurais pressenti venimeux, Carnivore, probablement capable de tuer en quelques minutes. Et surtout, depuis que j’étais entré ici, avec une conscience de plus en plus aiguë, je sentais que, loin de l’avoir retrouvée comme je l’avais cru, j’étais en train de la perdre de minute en minute. J’avais encore tenté de lui parler, mais chaque fois elle m’avait interrompu en me jetant un bref regard ponctué d’un « Comment ? » ou d’un « Quoi ? » mots qu’elle prononçait avec une inquiétante sécheresse et qui me disaient sans détour que, non seulement elle n’avait pas envie de me répondre, mais qu’elle n’avait pas plus envie de m’écouter. Et d’un moment à l’autre, je le savais, elle me jetterait un regard un peu plus appuyé pour me dire qu’elle m’avait assez vu ou qu’elle ne comprenait pas ce que je faisais ici.

D’une façon ou d’une autre, je n’avais rien à gagner à rester devant elle. J’en étais à chercher un acte ou une phrase coupante pour annoncer que je m’en allais. Maintenant que j’avais son adresse, je pourrais toujours la retrouver. Pour l’instant, il me paraissait plus important de la laisser à son enlisement.

Jugeant cependant que je n’avais plus rien à perdre, je décidai de lui poser, avant de partir, la question qui sans doute risquait de l’agacer le plus. Il y avait longtemps, d’ailleurs, qu’elle me brûlait le gosier. Des semaines pour tout dire.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue au rendez-vous ?

— Comment ?

Je répétai ma question. Je finissais par en prendre l’habitude. Je devais toutes les répéter au moins deux fois. Non sans remarquer que Michèle me paraissait tellement distante que j’avais fini par la vouvoyer.

— Quel rendez-vous ? demanda-t-elle.

— Celui que nous avions fixé quand nous sommes revenus de voyage.

— Il y a longtemps de cela, non ?

— Quelques semaines.

— Si tu crois que je puis me souvenir de ce qui s’est passé il y a des semaines. Je ne me souviens même plus de ce que j’ai fait hier soir.

Je n’insistai pas.

— C’est agaçant, ajouta-t-elle. Il faut toujours s’expliquer avec les gens.

Puis, soudain, contre toute attente, elle éclata de rire. Elle se tourna ensuite vers moi, les yeux plissés, brusquement gavés d’ironie et de défi, comme lavés de toute trace d’angoisse.

— Je me souviens d’avoir beaucoup ri un soir en songeant que j’avais complètement oublié un rendez-vous. Ce devait être avec toi.

— Ça t’ennuyait tellement de venir ?

— Ce n’est pas que ça m’ennuyait, mais ça ne m’amusait pas tellement non plus. Mais je ne l’ai pas fait exprès. J’ai oublié simplement. Je n’y ai plus pensé, si tu veux.

Je voulais, je voulais, c’était beaucoup dire. Je ne voulais plus rien de très précis, en fait. Elle avait réussi à me jeter dans un tel désarroi que je ne voyais même plus ce que je pouvais dire. Je cherchais en vain, le regard brouillé, les idées empâtées les unes dans les autres, les muscles noués. Quand je pensais que j’avais bousculé avec un maximum de désinvolture et d’efficacité des centaines de femmes, en virtuose de l’art de me plier à toutes les situations, je n’en croyais pas mes souvenirs. À tout prendre, pour l’instant, j’aurais plutôt cru que j’en étais à ma première entrevue avec une femme, à ma première fois. Il y avait du vrai là-dedans : j’en étais à ma première rencontre avec l’incompréhensible, l’imprévisible, l’étranger. Et j’avais la sensation de n’être plus qu’un grand tuyau empli de vide, encombrant de façon assez ridicule l’appartement d’une jeune femme qui n’attendait que le moment de voir cet objet incongru rouler hors de cette pièce.

Par quel détour ou quel coup de chance avais-je réussi un jour, dans un passé pourtant très proche, à me plaquer corps, souffle, mains, regard et nerfs contre cette inconnue qui ne paraissait pas me reconnaître ? Je me le demandais. Et j’aurais bien voulu me dire ou me persuader que revoir Michèle sans retrouver cette violence et cette sombre vitalité qui faisaient sa force m’avait à tout jamais guéri d’elle, que j’en avais ressenti une déception, mais en vain, au contraire même : dans son apathie morbide elle ne mettait pas moins de sourde violence, dans sa tristesse hagarde il n’y avait pas moins d’électrodes et de feu que dans ses accès de joie, de viol ou d’attaque à mains glacées. Une singulière force de percussion, voilà ce qu’elle dégageait de toute façon, qu’elle fût déchaînée ou affaissée en elle, électrisée ou en veilleuse. Et puis, et surtout, peu importaient ses regards éteints, ses exclamations crispantes, ses moues de mépris ou ses crises de léthargie, je tenais à elle en dépit de tout, à travers tout et nulle déception ne pouvait avoir raison de ce sentiment, normal à mes yeux, aberrant pour l’époque. Et tant mieux, si je devais être le seul à avoir raison, je me donnais raison et priais les autres d’aller se faire voir ailleurs. Je croyais à ce qui me déchirait les nerfs, je croyais en elle, j’y avais cru sans preuves dès la première seconde, avant même de lui avoir parlé, avant même de la voir vraiment m’entrer dans les prunelles et ce qu’elle pouvait dire ou faire ne pouvait rien changer à ce que je ressentais pour elle.

— Tu veux bien me donner ma glace ? me demanda Michèle à cet instant.

Son ton me frappa par sa douceur, son insidieuse gentillesse.

Je la lui apportai. Elle la prit, se redressa, se jugea, jaugea son visage et parut très satisfaite de ce qu’elle avait vu.

— J’ai maigri ces jours-ci. Moi je trouve que cela me va très bien. Je dois avoir un très beau squelette, je crois. Je serais vraiment très belle, si j’étais très maigre. Je ne vais plus manger du tout. Je vais devenir le plus beau squelette du monde.

J’aimais beaucoup son assurance dénuée de toute prétention, de toute fatuité, inexplicablement dénuée de ces ingrédients puisque ses affirmations auraient au contraire pu paraître inquiétantes : mais l’ironie et le sens de l’absurde qu’elle arrivait à allumer dans ses prunelles remettaient tout en question, et sans erreur possible. J’aimais aussi son mépris total du jugement d’autrui. Jamais elle ne quêtait un avis, jamais elle ne faisait la gavée de complexes pour s’en enlever, jamais non plus elle ne paraissait soucieuse de savoir ce que l’on pensait d’elle. Sur ce plan, elle se suffisait à elle-même. Les compliments ou les paroles rassurantes ne l’intéressaient pas, l’agaçaient simplement. C’est dire que les mots ne pouvaient pas, soit la sortir de son angoisse, soit la faire douter d’elle. Hors d’atteinte, elle l’était au plus haut point. Invulnérable donc. Sauf pour elle-même. Elle était sa meilleure alliée, mais aussi sa plus dangereuse ennemie. Et il ne lui en fallait certainement pas beaucoup pour osciller d’un extrême à l’autre, et toujours avec cette faculté d’éviter la bonne moyenne, la dérive entre deux eaux tièdes.

— C’est drôle, lui dis-je. Tu ne sauras jamais ce qu’ont été ces quelques semaines pour moi.

— Tu as eu des ennuis ?

— Un seul. Tu étais mon seul ennui. Mais il faisait le poids.

Michèle trépigna sur place, sans colère, au ralenti. Elle plaqua ses mains contre son visage, pour donner plus de force à ses dénégations.

— Non, dit-elle sur le souffle, non sans mettre une stupéfiante puissance dans ce souffle. Je ne veux pas peser. Je veux être légère.

— C’est raté. Tu pèses plus que toutes les femmes que j’ai jamais connues, même si on devait les réunir en une seule gerbe, comme du blé.

En échange, Michèle se tourna vers moi. Elle me darda en pleine face le plein feu d’un regard que l’on aurait pu affirmer lourd de rancune, de colère et de méfiance. Puis, sans aucune transition, tout son visage parut craquer, sous le coup d’une sidérante métamorphose. Exactement comme si, par quelque effet cinématographique de fondu enchaîné, elle avait cédé la place à une autre, une sorte de double lui ressemblant comme une sœur, mais complètement différente pourtant, par l’expression, le regard et l’arrière-plan. Son regard se fit plus insistant, moins dense, plus lumineux. D’abord esquissé, un sourire d’une inquiétante douceur lui modela les lèvres, s’accentuant avec une extrême lenteur. Tous ses traits parurent s’élargir, se modifier, s’adoucir. De même qu’elle avait réussi à assumer toute la frayeur du monde en se repliant sur elle-même, soudain elle paraissait contenir et exprimer toute la tendresse perdue de ce même monde. Déchirée, déchirante, voilà ce qu’elle devenait. Et dans tout son visage montait une chaleur dont je cherchais en vain l’équivalent, une chaleur que je n’aurais jamais soupçonnée sur cette planète de verdure et de gravier où tout était commerce, sécheresse, sourires fonctionnels, tiédeur courtoise et des nerveux. Une chaleur qui n’avait rien à voir avec celle, factice, de la coquetterie ou du désir, une chaleur humaine simplement, sans cause peut-être et sans conséquences, à but perdu, à visage ouvert, d’autant plus insinuante. Jamais dans un visage de femme, je n’avais lu une telle humilité, une telle complicité de mortelle à mortel, une façon aussi taciturne, aussi expressive de ne rien signifier de précis tout en signifiant que nous étions tous les deux dans la même cuve, dans le même piège fatal, dans le même voyage au bout de la vie, donc déjà aux lisières de la mort.

— Pourquoi, Michèle ? lui dis-je.

— Oui, répondit-elle sans approfondir la question et sans accuser d’étonnement.

— Pourquoi m’as-tu téléphoné si tard ? Tu aurais pu le faire plus tôt.

— Ces jours-ci, j’étais loin. Très loin.

— Très loin ? Et avant ces derniers jours ?

— Je ne sais plus.

— Où es-tu allée ?

— Au soleil. J’avais des amis qui descendaient vers l’Italie en voiture. Je suis partie avec eux. Le voyage a été très fatigant, vraiment très. J’ai passé deux nuits sans fermer l’œil.

— Il y avait du soleil là-bas.

— Oui. Mais c’était un mauvais soleil. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. C’était un soleil sale. Et tout me déplaisait là-bas. Je n’y suis restée que deux heures et je suis revenue avec une autre voiture qui remontait. C’était terrible aussi parce que le voyage a été encore plus long.

Cette histoire me laissait assez perplexe. Je le lui dis.

— Tu aurais pu te reposer quelques jours là-bas avant de repartir.

— Voilà, tu es bien comme tout le monde, je te l’ai déjà dit. Tu raisonnes de travers et tu crois être sensé. Moi je suis logique avec moi-même : je m’ennuyais, ça ne me disait rien de rester, je ne vois pas pourquoi je serais restée à m’ennuyer là-bas.

— Tu ne t’ennuies jamais ici ?

— Oui. Mais ici j’ai l’habitude.

En fin de compte, elle avait raison. Cette histoire à la fois confuse et aberrante me paraissait soudain d’une logique irréfutable.

— Et puis, ajouta Michèle sans même me regarder, j’avais envie de te téléphoner. De te voir.

Cette fois, je demeurai stupéfait. Je m’attendais si peu à cette calme révélation qu’elle énonça comme si elle avait dit qu’il allait pleuvoir demain. Il me fallut même quelques minutes pour comprendre que c’était la première parole consolante qu’elle m’eût jamais adressée, le premier germe d’un aveu. Comment y croire alors qu’elle m’avait accueilli comme un intrus, sans un mot, sans un regard, sans un geste ? Mais j’y croyais pourtant. Michèle me paraissait incapable de truquer, de mentir pour jeter un appât, de poser des pièges classiques. J’aurais pu croire qu’elle allait en dire plus long, mais non : elle n’accusa pas le coup et changea de sujet.

— D’ailleurs, j’ai attrapé un bouton là-bas. Ça m’a dégoûtée de ce pays. Regarde.

Elle avait sur le front un bouton à peine visible. Une légère rougeur.

— Tu vois ? Je suis revenue parce que ce pays m’a donné un bouton. Quand j’ai un bouton, j’ai l’impression d’être entièrement pourrie.

Elle reprit sa glace, examina son bouton d’un air exagérément dégoûté, se fit une grimace qui lui était très familière : une sorte de moue comme si elle embrassait quelqu’un à distance, ouvrant d’énormes yeux hagards, plissant le nez, le cou jeté en avant. Cela parut la consoler.

— Tu ne trouves pas que j’ai l’air d’une grenouille ? demanda-t-elle. Il faudra que je colle une mèche de cheveux sur ce bouton. Avec du scotch, peut-être.

J’approuvai, incrédule. Je commençais à m’habituer : à la regarder sans en croire mes yeux, à l’écouter sans en croire mes oreilles.

Je me mis à marcher dans l’appartement, humant l’ambiance autour de moi. Mais en vain, elle ne dégageait rien. C’était d’ailleurs assez inquiétant, cet appartement où elle vivait et qui ne contenait aucun indice de sa personnalité. À part les quelques livres sur la table. Je regardai les titres. Je fus assez étonné de constater qu’il s’agissait de romans parus avant la troisième guerre mondiale. Il y en avait quatre assez médiocres, mais deux signés d’auteurs que j’aimais beaucoup et relisais souvent. Deux livres d’ailleurs assez arides à lire.

— Tu lis beaucoup ? je demandai à Michèle.

— Ça m’arrive, imagine-toi.

Pour la première fois j’avais l’impression de tenir, non plus les éléments d’un dialogue, mais ceux d’une conversation banale. On ne se disait plus rien, mais en échange je risquais d’apprendre des choses. Je me demandais combien de temps Michèle s’y laisserait prendre.

— Tu as lu les livres qui sont là ?

Elle m’affirma que oui.

— Lesquels as-tu préférés ?

— Je les trouve tous assez bêtes. Dès qu’on se met à dire des choses, ça devient un peu bête, non ? Tout de même, je préfère les livres difficiles aux autres. Même s’ils sont très ennuyeux. Mais ce qui m’ennuie encore plus, c’est de parler de tout cela.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. C’est comme ça. Les gens ne savent parler que des livres qu’ils ont lus, des films qu’ils ont vus. C’est vraiment très monotone.

Si j’avais cru la prendre au piège de la parole, il fallait reconnaître que mon piège ne tenait pas le coup. J’approuvai donc. C’était monotone, et comment. Je l’avais souvent déploré, mais tout en acceptant la règle du jeu. Elle au moins la refusait.

— Quand une conversation m’ennuie, et cela m’arrive souvent, tu peux me croire, je me lève et je m’en vais. Personne n’y comprend jamais rien. Ils me croient fâchée ou vexée. Ils ont tellement l’habitude de la politesse.

Elle refusait, oui. Elle avait sa veulerie intérieure, très certainement, mais en revanche on ne pouvait lui nier une réelle force de caractère, une farouche volonté de demeurer en dehors du cercle de famille, de cette vaste famille des bipèdes humanisés qu’elle savait si bien mépriser. Encore fallait-il avoir la force de demeurer en marge et posséder en soi assez de ressources pour agir ainsi. En avait-elle ? Je ne le pensais pas. Je me le demandais, je le lui demandai.

— Mais que fais-tu de ton temps ?

— Je le passe. Je n’en fais rien justement. Heureusement, je dors beaucoup. C’est même la seule chose que je sache faire vraiment.

— Et quand tu ne dors pas ?

— Je me lève et je regarde. Quand j’étais enfant, à l’école on me trouvait bizarre parce que je ne jouais jamais avec les autres. Je restais à les regarder jouer, sans bouger, sans rien dire.

En fait, elle n’avait pas beaucoup changé. Frappant même de constater combien elle ressemblait par moments à l’enfant taciturne, naïf et perdu dans un rêve confus qu’elle avait dû être, alors qu’à d’autres moments elle avait simplement l’air d’une sorte de créature rapace en quête de n’importe quelle proie abstraite.

J’allai vers elle. Je soulevai la couverture et ma main se posa sur son ventre nu. À part sa chemisette elle ne portait rien. Mais il y avait dans son regard une telle fixité, une couleur si brumeuse que ma main se paralysa, demeurant enlisée dans la fascinante douceur de sa peau mate, effleurant à peine l’enflure de son sexe. Puis, au ralenti, je retirai ma main. Son regard n’exprima rien de plus.

— On se voit ce soir ? lui demandai-je.

— Si tu veux.

— Tu viendras cette fois ?

— Je n’agis jamais deux fois de la même façon.