Je suis retourné au bureau ce matin.

Je suis retourné au bureau ce matin.

Depuis deux ans déjà, je travaille dans une agence de publicité, l’une des plus importantes de la capitale. J’ai échoué là après avoir changé souvent d’emploi, allant d’une firme à une autre, sans jamais ressentir aucun désir de me fixer, ni aucune intention de supporter plus de deux ou trois mois l’ennui de recommencer toujours les mêmes gestes. Vagabonder ainsi d’un travail à un autre ne m’était pas difficile : je n’avais aucune spécialisation, je n’étais pas plus doué pour accomplir une besogne particulière plutôt qu’une autre et me creuser patiemment une tanière – ce que l’on appelait se faire une situation – en acceptant de m’y limer les ongles et de perdre ma vie ne m’avait jamais tenté.

Dans cette agence, cependant, j’ai l’impression d’accepter, de marquer une pause. Peut-être parce que cette maison emploie plusieurs centaines d’employés parmi lesquels je suis strictement anonyme, perdu quelque part à l’un des six étages de l’immeuble, et que personne ici n’a jamais exigé de moi de remarquables performances, qu’il s’agisse du travail ou des heures de présence.

Mon travail est simple, bien défini, assez ridicule pour échapper au risque de le prendre au sérieux : je suis chargé de rédiger les projets de slogans ou de textes pour le lancement sur le marché des produits les plus divers, qu’il s’agisse d’un nouveau lait en tube, d’un réfrigérateur ou d’une poudre à lessiver. Travail qui ne s’encombre guère de subtilités car, que l’article à catapulter dans l’espace commercial soit une marque de pneu ou un modèle de cercueil, c’est toujours au même endroit que l’on essaie d’atteindre l’éventuel client : en dessous de la ceinture, par coups bas frappés net et sec. L’érotisme pour l’élite, la pornographie pour le grand public. C’est ce qu’ils demandent, c’est ce qu’ils reçoivent avec une constance qui n’a pas varié depuis bientôt dix ans. De plus, la plupart des articles qui connaissent actuellement une grosse vente ont, de près ou de loin, un rapport avec le plaisir, le couple ou la chair.

 

Ce n’est évidemment pas sans entraîner certaines répercussions que le monde est devenu, peu à peu, une gigantesque chambre à coucher où chacun fait désormais l’amour avec autant de désinvolture que s’il fumait une cigarette. Le monde, aussi bien celui du commerce que celui de l’industrie légère, n’a pas manqué de profiter à plein rendement de cette situation. En un sens, cela tombait bien. Depuis 1980, déjà une crise grave s’amorçait sur tous les plans, à tous les niveaux, dans toutes les branches. La perte progressive d’intérêt qui emportait vers la débâcle l’industrie, autrefois prospère, de la radio et de la télévision ; la décadence que connaissait le cinéma depuis 1970 ; la disparition presque totale des salles de théâtre ; le fait que bien rares étaient ceux qui consentaient encore à s’encombrer d’une automobile généralement vouée à moisir dans un garage ; la saturation du marché des réfrigérateurs et des machines à laver ; la guerre exterminatrice que menaient à slogans tirés les grandes marques de macaronis ou de produits détersifs ; l’usure fatale de toutes les formes de publicité directe ou indirecte, tout cela avait amené les trusts de l’industrie à se rabattre avec une frénésie nouvelle sur un produit de choc, vieux comme le monde, certes, mais enfin exploitable sous une optique absolument nouvelle, un produit qui pouvait être vanté à grands frais, vendu à prix d’or ou au rabais, sous des formes infiniment variées, de même qu’il pouvait être importé, exporté, loué, disséqué, arrangé, enjolivé, satellisé, colonisé, prêté à intérêt, offert, repris, revendu, bref une source de devises et un produit de consommation intensive : la Femme.

La femme et tout ce qui tournait autour de son nombril étaient devenus, depuis dix ans, la première industrie de la planète.

Et c’est également autour de la femme, bien entendu, qu’est centré l’essentiel de l’activité, pourtant multiforme, de l’agence de publicité où je travaille. Point de mire aussi supportable qu’un autre, qui, même s’il engendre parfois une certaine monotonie, réserve quand même des compensations plus agréables que les arts ménagers, l’industrie automobile ou la comptabilité commerciale.

Je me retrouve donc dans le bureau que l’on a mis à ma disposition et meublé de deux tables, de quelques chaises, d’une machine à écrire et d’une secrétaire, complément indispensable de la machine à écrire.

Cela dit, je tiens beaucoup plus à ma secrétaire qu’à ma machine à écrire. C’est d’ailleurs moi qui l’ai fait entrer dans cette maison, il y a un an, alors que je la connaissais depuis quelques mois. Un jour, soudain, elle m’avait demandé de lui trouver du travail, parce qu’elle s’ennuyait chez elle, à tourner en rond dans les quinze pièces du somptueux appartement qu’elle habitait. Christiane, en effet, avait tout pour elle : la fortune, la beauté, l’intelligence. Mais sa lucidité certaine et son certain humour détruisaient facilement tout ce qu’elle pouvait obtenir. Vivre avec elle devait être insupportable, mais comme secrétaire elle ne manquait pas de charme : elle était plus décorative que n’importe quel objet de prix et la voir prendre au sérieux un détail de ce monde, particulièrement dans le travail, était un risque que l’on ne courait guère avec elle. La surprendre sans un demi-sourire aux lèvres était bien rare. De plus, il y avait dans ses yeux très clairs, mais réduits à deux petites fentes, une lueur d’ironie, de gaieté et de crapulerie qui donnait de la lumière aux journées les plus grises. C’était, d’ailleurs, au plus haut point, une fille de plein soleil. Je l’avais toujours connue bronzée, dorée sur tranches, des cheveux aux chevilles, même au cœur de l’hiver. L’été, elle disparaissait pendant deux ou trois mois, à ses frais, se faire brûler par le soleil du midi. Et quand il faisait beau, elle se mettait toujours devant la fenêtre pour travailler, face au soleil, les épaules dénudées, la jupe tirée à mi-cuisse, les yeux clignotants, comme ceux des chats.

C’est dire que je la retrouve cuite à point, presque blonde, détendue et agressivement en vie, toujours souriante, affirmant sans aucune prétention sa fierté d’être en vie dans un vrai corps de femme, à la fois plein et délié, mince et solide, aussi appétissant que si sa chair avait été faite de miel, de duvet et d’ambre.

Christiane paraît ravie de me revoir, je ne le suis pas moins. Nous nous aimons beaucoup et il y a plusieurs mois que nous ne nous sommes pas vus. Je la prends dans mes bras, je lui mordille les lèvres, je lui caresse un peu les hanches, le bas du dos, le haut des cuisses, laissant à mes mains le temps de la retrouver, de s’imbiber de sa chaleur de belle fille saine tellement plus à sa place sur une plage ensoleillée que dans un bureau enfumé.

— C’est bien, lui dis-je. Tu n’as pas maigri, tu n’as pas grossi. Tu es toujours aussi agréable à caresser.

Satisfaite, elle se frotte le museau dans mon cou, presque en ronronnant, puis elle se cambre en arrière, les seins tendus, écrasant son ventre dur et plat contre le mien.

— C’est vrai, je répète. Si cela continue tu finiras par devenir presque désirable.

Elle éclate de rire, sans mettre dans ce rire aucune équivoque, aucune grivoiserie. C’est pour cela, je crois, que je l’aime bien. Elle agit toujours avec une simplicité absolue, avec un naturel qui lui coule des veines. Elle n’a jamais dans la voix ou le regard aucune ombre de racole ou de jeu. Elle est vraiment le contraire de ce type de femmes vaguement exotiques, que je déteste entre toutes : celles à l’œil sombre et humide, à la croupe aguicheuse, à la bouche gourmande qui ont toujours l’air de faire à l’avance la publicité de leur tempérament volcanique et d’annoncer publiquement leur température. Christiane, elle, n’annonce jamais. rien, ne fait pas de promesses, si ce n’est celle de garder constamment son sourire. Et surtout, elle semble se savoir suffisamment aimantée pour séduire n’importe qui en quelques secondes sans avoir besoin d’en rajouter ou de jouer de la guitare avec son regard ou son corps. Il faut dire qu’elle a un corps comme on en voit très peu, fascinant, sans cependant répondre aux canons classiques : un cou beaucoup trop mince qui lui donne une ligne d’échassier, un buste presque frêle avec des seins de très jeune fille, une taille si fine que les mains en font presque le tour, des hanches trop rondes pour cette taille, exagérément évasées, qui jurent avec le buste, mais s’harmonisent admirablement avec ses jambes bien galbées, ses cuisses un peu trop musclées.

Et Christiane, si elle évolue avec une absence méprisante d’aguicherie préméditée, a en revanche au plus haut degré la conscience d’avoir un corps désirable et toutes les occasions de le dévoiler le plus possible lui sont bonnes, non pour exciter les hommes, mais parce qu’elle supporte mal le contact du linge sur sa peau. Elle n’a jamais jugé nécessaire de cacher dans des bas de soie le bronzage idéal de ses jambes, je ne l’ai jamais connue portant un soutien-gorge ou même un slip sous les jupes ou les chandails aux couleurs pastel qu’elle porte de préférence. Quand elle s’assied, elle arrive presque toujours à donner l’illusion qu’elle ne porte pas de jupe du tout. Mais elle peut faire ce qu’elle veut et elle le sait : le charme et la désinvolture qui lui coulent du corps la préservent de toute obscénité. Elle est un de ces êtres qui ont la grâce. Elle assume sa condition de fille séduisante comme un arbre assume sa condition de végétal : avec une force naturelle qui laisse sans réplique.

Quoique mes mains connaissent le galbe de son corps aussi bien que mes yeux en connaissent ses contours, nous n’avons jamais fait l’amour ensemble. Nous savons que cela arrivera un jour, nous jouons un peu de cette complicité dans l’art de nous accorder un délai indéterminé. Nous ne sommes pas pressés. À une époque où l’on fait l’amour avec n’importe qui sous n’importe quel prétexte, il n’est pas inutile de s’arrêter parfois au seuil de l’acte et de le remettre à plus tard, à demain, au mois prochain. Ne jamais oublier que l’espoir fait vivre. Nos parents vivaient presque uniquement de ce principe, à tel point qu’ils finissaient par en crever. Dans notre cas, un peu de rêve, un peu d’espoir, en remplacement de tout ce que nous accomplissons sur-le-champ sans même nous accorder une minute de délai, cela ne peut pas faire de mal.

Ensuite, nous parlons travail. Il le faut bien, de temps en temps. Christiane est rentrée depuis quelques jours et elle me met au courant des dernières nouvelles concernant notre travail en commun.

— Tu sais, me dit Christiane, tu es très bien vu dans la maison en ce moment. Ils ont apprécié ta circulaire de lancement et les slogans pour les slips « Nylox ». Tu peux leur demander une augmentation, c’est gagné d’avance.

— Quels slogans ?

— Tous ceux que tu m’avais dictés le samedi avant de partir en vacances. Ils vont faire des affiches sur le thème « Enfin un slip qui s’enlève plus vite que tous les autres ». Et le deuxième « Avec le slip Nylox vous serez plus nue que si vous n’en portiez pas », ils vont l’utiliser pour la presse.

Je hoche la tête, je me passe un instant la main devant les yeux. Comment y croire ? Jusqu’où peut-on donc descendre ? Ces slogans, les premiers qui m’étaient venus à l’esprit, je les avais jetés sur papier p

ar dérision, par dégoût de chercher plus longtemps d’autres phrases à peine un peu moins puériles. Autant avouer que je les avais transmises à la direction pour voir jusqu’où on pouvait aller dans la connerie. J’aurais bien dû me douter qu’il n’y avait pas de limites de ce côté-là et que les slogans les plus idiots me vaudraient les louanges les plus chaleureuses.

N’importe quoi. Notre siècle est placé sous ce signe. N’importe quoi risque d’être acheté, vendu, imprimé, loué, divulgué, diffusé. C’est un des avantages de notre époque : inutile de se fatiguer, il suffit de jeter au vent quelques affirmations incroyables, quelques paradoxes primaires et salaces, cela suffit, cela fait toujours recette.

Il en est de même pour les idées. Je n’ai pas encore oublié comment j’avais réussi, voici un an et demi, à conquérir un bureau particulier et un poste de rédacteur. On avait demandé aux employés du service où je travaillais de présenter à la direction leurs éventuelles idées sur la transformation d’un magasin de chaussures qui allait vers la faillite. Le soir même, après avoir passé l’après-midi à faire la cour et l’amour à une secrétaire directoriale, je présentais une idée, la première et la seule qui m’eût effleuré entre deux spasmes : engager de jolies vendeuses aux jambes bien galbées, enlever le parquet de bois qui séparait le rez-de-chaussée du premier étage et le remplacer par une seule vitre de verre très épais, mais complètement transparente. Non seulement le magasin, reconstruit sur cette base, avait évité la faillite, conquis la renommée et trois succursales en moins de deux mois, mais l’idée avait éclaté comme une bombe à travers toute la ville et, en un an, une quantité de magasins l’avait adoptée, parfois sur plusieurs étages, ce qui décuplait la force de percussion de mon idée. En fait, si tous les hommes de cette ville peuvent, en attendant leurs femmes ou leurs amies plongées dans leurs achats, admirer en toute quiétude un paysage éternellement changeant de jambes et de cuisses vues d’en bas, c’est bien à moi qu’ils doivent cette distraction qui a l’avantage d’être gratuite et permanente. Et parfois je pense que si j’avais eu le bon sens de n’exiger qu’un seul franc par type se rinçant l’œil de mon idée, il y a longtemps que j’aurais pu me retirer de la publicité, du commerce, de la ville et même de la planète pour m’acheter comptant un petit astéroïde de luxe et me laisser emporter d’une galaxie à une autre à petite vitesse dans la quiétude d’un monde à peine encombré d’une raquette, de quelques disques, d’un bateau à voile et d’un quintette de blondes aux yeux verts. Mais voilà, j’avais toujours été peu doué pour les affaires.

Christiane, ma secrétaire, le sait mieux que personne. Mais le fait que je sois désarmé et fauché est bien une des raisons de son attachement pour moi. Mariée à un industriel, fille de banquier, divorcée d’un boursier, elle a toujours vécu dans l’argent jusqu’au cou, ce qui explique son mépris pour ceux qui en possèdent et sa tendresse pour ceux qui en manquent.

Vers quatre heures, profitant du fait que je suis bien noté en ce moment dans la maison, je décide de ne pas encore me montrer officiellement et j’emmène Christiane au cinéma voir Citizen Kane qu’elle a toujours manqué et que je revois pour la dix-septième fois.

Quand nous sortons de la salle, la nuit tombe.

C’est l’heure où, délivrés de leurs soucis de fonctionnaires ayant fonctionné au ralenti, les hommes en quête d’une aventure de quelques heures ou de quelques minutes harponnent froidement les femmes Qu’ils ont choisies, toute fatuité en proue, arborant haut leur morgue au-dessus de leurs faces de monstres, tout pleins de cette prétention qui a fait le succès de l’espèce, prétention renforcée par la conscience que la chasse est pratiquement sans risques, puisque les refus sont rares, les rebuffades exceptionnelles et les appels au scandale impossibles. C’est l’heure où le ciel est balafré des premiers hurlements lumineux de la nuit, cris de néon vert que pousse Mesley pour affirmer que seul son lait est aphrodisiaque, attaqués par le clignotement pourpre d’Air France qui garantit à ses clients un orgasme de rêve à plus de vingt mille mètres d’altitude, pensée élevée que réfute Shell en promettant à tous, même à ceux qui n’ont pas de voiture, le feu au cul. Pendant qu’au rez-de-chaussée de la réalité, avec des moyens plus modestes et disposant de moins d’espace vital, les produits usuels et les marques déposées continuent la lutte, étiquette contre étiquette, se bombardent de couleurs d’attaque et d’affirmations tranchantes, chaque grain de riz hurlant du fond de sa boîte qu’il est le meilleur et que sans lui la vie ne serait qu’un mauvais rêve. C’est l’heure où les derniers employés quittent le bureau, les yeux cernés, les membres brisés par l’abus d’heures supplémentaires consacrées à se persuader d’une virilité qu’ils ne possèdent pas, les yeux brouillés par tant de chair et d’excès très au-dessus de leurs capacités normales. C’est l’heure où les plus timides et les moins fortunés se dirigent vers les sex-bars où ils peuvent à bas prix consommer une fille sur place qui leur est délivrée automatiquement dès qu’ils introduisent une pièce dans la tirelire dont le mécanisme déclenche l’ouverture d’une sorte de placard-titoir où chaque client a le droit de rester cinq minutes avec une partenaire plus ou moins femelle au visage anonyme, masqué. C’est l’heure où les Calcidiennes, venues d’un autre monde perdu au fond des galaxies, prennent une teinte opaline qui brille dans les ténèbres puisque ces touristes sont phosphorescents à la tombée de la nuit. C’est l’heure où des intermédiaires et des racoleurs en uniforme abordent les passants pour les persuader de consacrer leur soirée à du jamais vu dans des boîtes qu’ils affirment universellement connues pour leur spectacle susceptible de ranimer les plus blasés. C’est l’heure où, dans leurs cercueils de verre, les instruments de plaisir et les photos obscènes, les gâteaux licencieux et les jouets pornographiques, prennent sous les projecteurs des vitrines un nouveau relief, comme s’ils avaient dormi dans la grisaille durant la journée pour éclater en tentateurs au seuil de la nuit.

C’est l’heure aussi où je commence à avoir faim.

— Tu dînes avec moi ? je demande à Christiane.

— Je te suis, dit-elle.

Et nous allons au hasard, singulièrement détachés de tout à cet instant, des horaires comme des obligations, du siècle comme de son décor de vaste snack-bar ou de ses figurants qui ressemblent pour la plupart à des représentants de commerce inlassablement en quête de l’affaire qu’ils ont cherchée toute leur vie sans trop savoir de quoi elle peut bien être faite. Nous nous sentons bien, rejetés un peu plus loin. C’est comme si nous évoluions en marge de ce monde à la fois frigide et haletant où l’on ne pense plus qu’au plaisir sans y mettre aucun sentiment, où l’on s’accouple comme autrefois on triait des fiches, on oblitérait des billets, on louait un canoë pour évoluer une demi-heure de vague en vague. Non solidaire des autres, de leur façon d’agir ou de penser, la tendresse que nous ressentons l’un pour l’autre a quelque chose de rassurant, de désuet peut-être, mais de vrai. Comme la chaleur d’un feu de bois dans un monde de radiateurs. Nous sommes sans doute les seuls à éprouver la douceur de sentir nos doigts faire l’amour pendant que nous marchons, la main dans la main, ce qui doit paraître assez incongru à une époque où personne n’a un geste ou une minute à perdre. Peu importe, nous ne nous en soucions pas et nous cuvons la joie un peu aigre-douce de savoir que nous jugeons tous les deux les choses sans candeur et sans béatitude, sans indulgence, lucides, exigeants, ironiques.

Le plus clair de notre temps nous le passons à tourner en ridicule quelque détail de ce monde, relevant au passage tout ce qui peut nous donner des raisons de sourire. Autant dire que nous avons le choix : le sens du ridicule n’avait jamais été le fort de l’homme, et maintenant que celui-ci peut se donner, en toute confiance, à sa plus tapageuse passion, si le ridicule devait encore tuer, la planète ne serait plus qu’un vaste désert.

— Regarde, me dit parfois Christiane.

Et je regarde, je souris, nous n’ajoutons rien, nous avons déjà autre chose à nous mettre dans l’œil.

Là en face, le « Sexybar », lancé l’an dernier par notre agence, affichant avec quelque fierté le stupide slogan que nous avions mis une semaine à trouver : « Ici, on baise mieux qu’en face. » Plus loin, sur le même trottoir, un restaurant à prix fixe qui engloutit une nombreuse clientèle grâce à son panneau indiquant que la consommation-express d’une serveuse au choix est comprise dans le prix du repais sans aucun supplément. Ici, devant nous, en vitrine, cette femme, qui à titre de démonstration, enlève et remet inlassablement ses bas pour prouver que le bas Ixe résiste mieux que les autres à un déshabillage éclair. Là, cet homme-sandwich déguisé en une énorme paire de fesses dont le recto comme le verso vantent les charmes secrets d’un établissement récemment ouvert. Au carrefour, ce cabaret dont l’affiche promet à ses clients un surcroît d’ivresse en les autorisant à monter sur scène pour déshabiller eux-mêmes les effeuilleuses. Et partout, dans tous les sens, ces flots d’éternels badauds qui ne savent où donner de la prunelle et se demandent sans entrain et sans joie ce qu’ils vont bien pouvoir manger, toucher, défoncer ou cuver ce soir.

La rue quoi. Un soir comme un autre. Dans une ville comme une autre. En plein dans un siècle qui doit avoir fait son temps. Rien qu’une grande rue de capitale ouverte crûment éclairée dans son désir de vendre ou de louer tout ce qui lui dégouline le long des façades, que ce soit de la viande vivante ou morte, du métal ou du jambon, du tissu ou de l’eau colorée, de la bouillie ou de la neige en tube.

Fatigués de marcher, nous entrons dans un de ces bars qui paraissent avoir miraculeusement échappé au règne tout-puissant du néon.

— Une chambre ? nous demande immédiatement le garçon d’une voix feutrée en harmonie avec les lumières tamisées de l’établissement.

— Non, dis-je. Deux scotches.

Dans la pénombre le visage hâlé de Christiane semble se dissoudre dans l’espace et seuls ses yeux clairs, ses dents un peu pointues brillent, comme supendus dans le vide. Je lui souris. Je la trouve tentante, douce à toucher, douce à écouter, douce à fréquenter. Elle a tout ce qu’il faut pour me séduire, elle est même mon type de femme, mince et un peu blonde, réservée et narquoise, taciturne et indolente, à la fois tendre et assez distante. Elle me plaît, mais je ne l’aime pas, je ne pourrai jamais l’aimer vraiment. Je suis donc comme les autres, comme n’importe qui, comme tous les hommes de cette époque où l’amour n’est plus qu’un mythe qui appartient à un passé encore proche et pourtant déjà si lointain, complètement oublié. Si seulement je ne connaissais pas Christiane depuis si longtemps. Si seulement je ne savais pas que je peux faire l’amour avec elle quand je voudrai, n’importe où, sans même risquer un refus de sa part.

Si seulement je pouvais me retrouver avec la même Christiane dans un autre temps, sur un autre plan, mais loin de cette ville, de cette année, de la complicité qui nous lie. Christiane, elle, me dévisage à travers la transparence du whisky et des glaçons. Puis, d’un seul doigt, elle me touche le front très légèrement, comme si elle voulait en effacer les rides.

— Tu avais quel âge avant la guerre ?

— La guerre de 85 ? Environ trente ans.

— C’était bien ?

— Différent. On était aussi malheureux que maintenant, mais pour d’autres raisons. Il ne suffit pas de changer d’époque pour devenir béat.

— Et toi, tu te sentais malheureux ?

— Un écrivain que j’aime beaucoup a écrit : « Quand les autos penseront, les Rolls Royce seront plus angoissées que les taxis. » Je n’étais pas une Rolls, mais j’étais très malheureux. À 19 ans surtout. J’étais tombé amoureux d’une fille qui ne voulait rien savoir. Elle refusait de déjeuner avec moi.

— Elle ne faisait pas non plus l’amour avec toi ?

— Pour rien au monde elle ne l’aurait fait. Elle en aimait un autre. Tu ne peux pas comprendre, mais à cette époque quand les femmes tenaient à un homme, il leur arrivait d’être fidèles.

— Comment peut-on tenir à un seul homme ? Et fidèles à quoi ?

— À leur mari, à leur amant. Ou à elles-mêmes, ce qui était pire. Tu sais, aborder une femme dans la rue, ce n’était pas si facile. On y renonçait souvent. Et la décider à venir prendre un verre, c’était souvent une véritable prouesse. Je me souviens avoir connu des filles de vingt-cinq ans qui n’avaient eu que quelques amants, à peine quatre ou cinq.

— Quatre ou cinq, seulement ? Mais, ce n’est pas possible !

— Je te l’ai dit, c’était très différent. Avant de coucher avec une fille on lui faisait un brin de cour, on lui payait à dîner ; on lui faisait comprendre que sans elle la vie n’avait plus de sens…

— Ce monde était idiot.

— Pas plus que celui d’aujourd’hui, pas moins.

— Je préfère celui de notre époque. Et toi ?

— Je ne sais pas, je crois que j’ai presque oublié l’autre.

— Tu veux que je te le fasse oublier complètement ?

En disant cela, Christiane s’est levée et elle vient se coller contre mes genoux, approchant son visage tout près du mien. Elle prend ma main et la plaque entre ses cuisses brûlantes.

— Tu n’as pas besoin de me faire la cour pour me prendre, me dit-elle en souriant. Je n’ai rien à te dire non plus. Écoute simplement comme j’ai envie de toi. Viens.

— De moi ou de faire l’amour ?

— C’est la même chose.

Elle a sans doute raison. Je me lève. Conscient qu’il a suffi à ma main de se brûler un instant au seuil du ventre de Christiane pour tout oublier : le monde d’autrefois et celui d’aujourd’hui, les filles que j’ai connues et celles que je connaîtrai dans l’avenir, le quart et le reste. Il n’y a plus qu’une seule chose qui compte : la prendre ou ne pas la prendre. Et que le reste aille se faire cuire un œuf. Peu importe si j’ai déjà désiré, aimé ou attendu d’autres femmes, je ne sais plus soudain que l’instant que je vis, le désir que j’ai d’arracher la robe légère que porte Christiane, de disparaître tout entier, corps et biens, dans sa chaleur, oublier tout dans cette noyade pour me dissoudre dans ce demi-néant, biffé du monde, engouffré dans un monde second heureusement enfoui bien en dessous de la température des réalités, un monde de quelques centimètres carrés plus vaste que l’univers tout entier, plus vaste que l’angoisse, le souvenir, les regrets ou les hantises.

Je la suis, maîtrisant à peine mon envie de lui coller mes mains aux hanches et de la prendre pendant qu’elle marche. C’est peut-être cela l’amour, ce n’est peut-être que cela. L’amour ravageur, cyclone, soufflant, meurtrier, d’une seule minute plus violent que l’amour égal de toute une vie.

— Vous désirez un partenaire supplémentaire ? nous demande le garçon au moment où nous atteignons la première marche de l’escalier qui mène aux chambres.

Je dis non merci.

Ce qu’ils peuvent être agaçants, tous, partout, avec leur sollicitude, à tous les niveaux. Madame désire-t-elle de la vaseline ? Monsieur veut-il que je lui tienne le sexe ? Ces Messieurs-dames feront-ils l’amour au plafond aujourd’hui ? Mademoiselle se fera-t-elle fouetter par deux nègres aujourd’hui ? Plairait-il à Monsieur de se faire teindre en bleu avant de prendre Madame ?

Nous poussons la porte de la première chambre que nous trouvons. L’œil de Christiane est tellement embrumé qu’il ne paraît plus tellement bleu, presque gris. À peine a-t-elle franchi le seuil de la porte qu’elle fait sauter les deux agrafes de sa robe qui tombe au milieu de la pièce comme une feuille morte. Entièrement nue puisqu’elle ne porte rien d’autre, elle virevolte un instant au ralenti devant moi, comme un mannequin qui me ferait admirer, non pas le dernier modèle d’un tailleur, mais le modèle de son corps et la douceur de sa peau qui l’habille mieux que n’importe quelle création de haute couture. Uniformément bronzée, hâlée de haut en bas, elle ne porte pas la trace d’une seule négligence. Ses cheveux sentent un peu le sucre, son ventre étourdit dans une odeur de sel et d’acide. D’un seul geste de la tête, elle rejette ses longs cheveux sur son visage, m’offrant la surprenante vision d’une femme qui aurait deux sexes et plus de visage, deux toisons de soie et de miel, de soif et de viol. Puis, toujours très lentement, elle va se plaquer contre le grand miroir qui tapisse un des murs, les bras levés, la bouche collée contre le reflet de sa bouche, ventre contre ventre, seins contre seins. Elle reste là, cambrée de toute sa chute de reins vers moi, les fesses tendues vers mes mains, les cuisses à peine entrouvertes. Et c’est là que je la prends, avec la surprenante sensation de prendre deux femmes à la fois, les yeux noyés dans le reflet de son sexe qui tangue, roule et se noie dans son propre délire.