Il devait être une heure du matin

Il devait être une heure du matin quand je lui proposai d’aller prendre un verre dans un bar du centre dont j’aimais les meubles de bois sombres, les vitres teintées et la lumière dorée.

Soudain, j’avais un peu peur de me retrouver avec elle dans une chambre. Cela non plus ne m’était jamais arrivé. Non, je n’avais pas perdu la mémoire. J’avais toujours conscience de vivre dans un monde où l’amour n’était plus qu’une collation sans importance. Et j’avais également la conscience de n’être qu’un homme de cette époque, un homme tristement banal, bien conditionné, normalement décomplexé. Je me souvenais même avoir léché, écartelé, défoncé, vidé, rempli, noyé, tellement de femmes que leurs visages, leurs cuisses et leurs ventres se confondaient en un seul souvenir informe. Je savais, oui. Et sur le même plan, parallèlement, je ne savais plus rien, j’avais l’impression d’avoir tout oublié, de ne jamais avoir connu aucune femme et d’être là, seul et sans défense, inoffensif et un peu égaré, devant ma première rencontre, complètement dépassé par la situation.

En voyant Michèle prendre place en face de moi, de nouveau gagnée au silence, comme rejetée en elle-même au fond de quelque rêve brumeux, confus et lointain, je comprenais qu’on ne pouvait que la perdre constamment si on ne cherchait pas, à chaque instant, à prendre de l’avance sur les ténèbres qui l’envahissaient comme si elle avait été un paysage de nuit où le soleil aurait le plus grand mal à s’infiltrer.

À ces moments-là, on se demandait en vain où la chercher, où la trouver, que faire, que lui dire, d’autant plus que rien ne l’intéressait particulièrement, que rien n’avait de prise sur elle. Alors quoi ? Je comprenais parfaitement mon désir de lui arracher ses vêtements et de la prendre de tous les côtés à la fois, par toutes ses bouches et tous ses pores, mais pourquoi, en marge de mon désir, me touchait-elle avec cette violence qui me laissait sans réactions, sans force ? C’était vrai : quand je la voyais se taire et fuir sans bouger ce temps et cet espace, je me sentais biffé et anéanti, privé d’imagination comme de toute présence, comme si mon corps n’avait été qu’un bocal susceptible de se vider soudain de toute sa sève vitale. J’avais envie alors de la laisser sur place, de lui flanquer une paire de gifles avant de lui tourner les talons, sans un mot, sans même lui dédier une expression. Et puis non, il me suffisait de me perdre dans son regard d’eau et de braise, d’épier les vibrations de sa bouche de poisson Carnivore pour me sentir tomber en avant, m’enliser dans sa présence et m’en saouler sans ressentir aucune ivresse, rien qu’une sensation de malaise et d’effroi. Tout ce que j’avais de lucide et d’arrogant en moi me disait que j’avais tort de tenir à elle, mais tout ce que j’avais de veule, de faible, d’impur et de trouble en moi m’attirait, m’aspirait vers elle. Et je me laissais faire, bien sûr, conscient du fait que les sentiments boueux couvés à l’arrière-plan avaient bien plus de poids que ceux que l’on s’avouait avec quelque fatuité.

Au fond, notre lucidité et notre mépris mis à part, raisonnés chez moi, irraisonnés chez elle, sans doute n’avions-nous rien en commun, sans doute n’avions-nous rien à nous dire. Elle était exactement le contraire de la femme que l’on rencontrait dans les romans si romanesques d’autrefois : cette âme sœur, ce double avec lequel on rêvait de ne faire qu’un seul souffle, un seul tout. Pas un seul instant, je n’aurais pu avoir la sensation qu’elle avait été créée pour moi, pour me compléter ou se confondre en moi et pourtant jamais aucun être humain ne m’avait donné à ce point le besoin de me noyer dans sa présence comme on se jetterait dans un marais plein de pièges et d’horreur. C’était comme si je me laissais inexplicablement fasciner par une créature venue d’un autre plan mental, presque hostile, farouche, incompréhensible et incompréhensive, distante et si parfaitement reconnue cependant. Car jamais je n’avais compris un être d’aussi près, aussi bien, aussi mal en même temps, comme si je comprenais Michèle en un fulgurant raccourci, par ellipse, sans trop savoir par où cela passait, ignorant les détails pour m’engluer dans l’essentiel, semblable à un homme qui aurait réussi à résoudre une équation particulièrement complexe sans jamais avoir entendu parler d’algèbre ou de mathématique.

Quant à Michèle, peut-être pour bien me faire comprendre que jamais je n’arriverais à percer son équivoque, elle se pencha vers moi dans un véritable élan de vampire assoiffé depuis un ou deux siècles, me mordit la nuque, sa main se glissa comme une anguille entre ma peau et ma chemise pour me labourer en douceur, toutes griffes dehors pendant que, de tout son visage, elle me narguait et me fusillait d’un regard dont la glaciale dureté me cloua sur place comme si j’avais été un simple papillon traversé en pleine gorge par une épingle.

— Et si je te disais, me demanda-t-elle de sa voix âpre, humide et plus déchirante que si elle lui venait directement des entrailles, si je te disais que je veux bien faire l’amour avec toi, mais pour cent mille francs seulement ? Maintenant ? Comptant.

— Et si je te disais, poursuivit-elle, que je n’aurai jamais envie de toi, quoi que tu fasses. Que je préférerais faire l’amour avec n’importe qui plutôt qu’avec toi… Avec le premier venu même. Tiens, avec celui qui me regarde là avec ses grosses mains et sa figure que l’on dirait roulée dans de la farine.

Je ne répondis rien. C’était un risque à prendre, je l’avais toujours su. Et je me trouvais là avec elle, parce que j’avais toujours pressenti, sans preuve et sans raison, qu’elle ne se donnerait pas comme les autres, pour un oui ou pour un non, pour un peut-être ou un pourquoi pas, en guise de hors-d’œuvre ou de dessert, par esprit de routine ou pour suivre la vogue. Je croyais savoir qu’autre chose arriverait. N’importe quoi, bien sûr. Quant à savoir quoi…

— Je n’ai jamais rien désiré, dit-elle d’une voix presque éteinte mais sans aucune mélancolie. Pas plus un homme qu’un billet de banque ou un abat-jour. Rien ne me fait rien. Et je n’en suis même pas triste. Ou, quand cela m’arrive, je me fous également de ma tristesse… Rien ne compte. Ni toi, ni moi, ni cet endroit, ni ce que nous ferons cette nuit. Il n’y a aucune raison pour que je te désire toi plus qu’un autre. Je voudrais… je voudrais savoir ce que je voudrais.

Je lui souris, j’avançai ma main vers elle, exactement comme j’aurais passé la main à travers les barreaux d’une cage. Sans la prendre entre ses doigts, elle la happa de toutes ses dents pointues, au vol, comme un oiseau et, sans la mordre, elle la garda dans sa bouche, ressemblant plus que jamais à un félin de taille moyenne qui aurait attrapé une proie de peu d’importance.

— Si seulement il pouvait nous arriver quelque chose d’extraordinaire… dit-elle.

— Mais quoi ?

— N’importe quoi, je ne sais pas. Ce serait au monde de trouver quoi. Il faudrait que le plancher devienne soudain de l’eau et qu’on soit tous emportés dans un torrent d’écume. Que tu te changes en verre de vin ou que moi je devienne une table.

— Et si tu étais cette table, que serais-tu ?

— Je serais une pauvre table, une table aussi ennuyeuse qu’une chaise.

— Peut-être que je tiendrais à toi, même si tu étais une table.

— Mais oui, justement. Tu y tiendrais vraiment. Tu ne voudrais plus boire sur d’autres tables et, tous les soirs, tu viendrais t’appuyer sur moi sans rien dire. Ce serait bien. Peut-être que je tiendrais à toi, moi aussi. Moi j’aurais envie de faire l’amour avec toi parce que tu es un homme, mais toi, non, parce que je ne serais qu’une table.

En attendant, en fait de table, j’avais simplement envie de l’y jucher, de l’y allonger, les jambes pendantes, ouverte à angle vif et m’y enfouir de tout mon corps, de tout mon poids, de toute ma vérité.

C’est à cet instant que, pour la première fois depuis que nous étions partis, le siècle se rappela à notre bon souvenir. Cela me surprit parce que, depuis ces quelques heures, je l’avais vraiment oublié. Reconnaissant que je m’en passais fort bien. En effet, comme j’aurais dû m’y attendre parce que ce genre de faits était courant, non seulement dans les bars, mais dans les restaurants, un des garçons vint apporter à notre table un petit billet par lequel un couple nous faisait savoir qu’ils nous trouvaient à leur goût et que nous serions les bienvenus, cette nuit, dans leur chambre, donc dans leur lit. Michèle lut le billet, ouvrit d’énormes yeux pour mimer un étonnement qu’elle ne ressentait pas, accorda un bref regard au couple et prit un crayon pour répondre qu’elle regrettait, mais qu’elle n’aimait que les singes, surtout en semaine. Je ne jugeai pas utile d’ajouter un post-scriptum. À en juger à la réaction du couple, ils furent plutôt choqués. L’époque était au coït, certes, mais la susceptibilité demeurait malgré tout.

— Pour rien au monde je n’aurais accepté de suivre des gens aussi insignifiants, m’avoua Michèle. J’aurais encore été capable de te désirer, toi.

— Ce que tu ne veux à aucun prix.

— Je n’ai pas dit à aucun prix. Je t’ai fait un prix, tu l’as refusé.

— Il était trop bas, je trouve.

— Coupe-le en deux.

— Il serait encore trop bas.

— Oh ! tu es trop difficile, murmura-t-elle presque sans voix, sans sonorité, prononçant les mots avec une extraordinaire lenteur, les étirant interminablement comme si elle avait voulu les changer en une insidieuse caresse, ce qui lui arrivait parfois.

Puis, elle se cambra de tout son corps, projetant ses seins en avant, vers moi, dans un magnifique geste de défi, écartelant à plaisir toutes les mailles de son chandail. Elle prit ses seins ensuite à pleines mains pour murmurer de la même voix :

— Je suis très contente de mes seins ce soir.

— Pourquoi ce soir ?

— Parce que ce sont les miens.

Je commençais à être un peu étourdi. Boire Michèle de loin, la toucher à travers ses vêtements, la voir changer de visage et d’attitude plusieurs fois par minute, sentir ses mots ou sa langue me transpercer, geler sous sa froideur ou brûler sous ses brusques accès de faim, passer du solaire aux grands froids ou du calme plat à la fièvre, tout cela était assez épuisant. Pour récupérer, je me forçai à avaler deux pilules B. 12, remède que j’utilisais toujours en pareil cas, sans trop savoir pourquoi, sans doute parce que cela ne pouvait jamais rien faire de mal, même si cela ne faisait que rarement du bien. Michèle parut fascinée par cette drogue.

— Ce sont des pilules, non ? dit-elle avec quelque exaltation. Elles peuvent tuer ? Oui ?

Je lui affirmai que non, mais elle ne m’écoutait pas, comme entraînée dans un autre labyrinthe où il était plus difficile de la suivre.

— Tu sais, c’est bien les pilules. Une fois, j’en ai vidé tout un tube de je ne sais plus quoi. Mais lentement, une par une. C’est ça qui est bien, les avaler une par une. On meurt lentement, on a le temps de se voir mourir. Mais il n’est rien arrivé du tout. J’habitais alors avec une amie qui ne rentrait presque jamais le soir. Mais ce soir-là, elle est rentrée.

Elle parlait de tout cela avec une surprenante neutralité. Exactement comme elle aurait parlé d’une soirée chez des amis, une soirée comme une autre, ni très frappante, ni particulièrement ennuyeuse.

— Elle en aurait fait une tête ma mère si j’étais morte, dit-elle ensuite en souriant à cette pensée. Tu te rends compte : avec mon frère qui s’était suicidé l’an dernier, cela aurait fait deux suicides dans la famille. Une hécatombe, non ? Ça fait beaucoup pour une seule mère.

— Quel âge avait-il ?

— Onze ans. Un jour, on l’a trouvé pendu à une fenêtre. C’était un curieux garçon, il ne souriait jamais, il ne disait jamais rien. Je l’aimais beaucoup.

Impossible de ne pas remarquer le sourire cruel qui lui découvrait les babines quand elle parlait de tout cela. On aurait pu jurer qu’elle humait l’odeur même de la mort et du sang et que cela ne lui déplaisait pas. On aurait pu également croire que d’un instant à l’autre elle allait sortir un couteau, mais non, pour quoi faire : elle était elle-même le couteau, un couteau de douceur et de violence, de métal acéré et de velours, d’imprévu et de feu glacé. Je croyais qu’elle allait poursuivre, descendre plus loin encore dans les régions morbides où elle semblait se complaire, mais elle revint à la surface avec un détachement absolu, comme si elle avait oublié tout ce qu’elle venait de me dire.

— Tu crois que c’est bon un gin tonic ? J’en veux un. Et puis non, j’ai faim. Je voudrais une pomme. Va me chercher une pomme.

— À cette heure, une pomme ?

— Oui, une pomme.

Cette façon de passer de l’extrême gravité à une futilité désarmante lui était très particulière. Mais elle oubliait l’une et l’autre instantanément. Elle aurait pu paraître capricieuse si elle avait eu assez de suite dans les idées pour poursuivre un caprice au-delà de ses paroles. J’en arrivais à me demander s’il était possible de faire l’amour avec elle : le temps de la voir manifester quelque désir et de la déshabiller à cet instant, on risquait de se retrouver avec une femme déjà emportée à la dérive loin de son désir, emportée vers d’autres frontières. Au fait, quel âge avait-elle ? Je me le demandais. Lui donner un âge d’après son visage était facile, bien sûr. Vingt-trois, vingt-quatre ans. Mais j’avais rarement vu quelqu’un osciller sans heurt et sans artifices entre l’extrême jeunesse, celle de l’enfance, et l’extrême lassitude de la maturité ; comme si, sur un plan, elle n’avait jamais rien vécu, comme si, sur un autre plan, elle avait subi durant des millénaires le froid souterrain de sa solitude.

Au fond, d’une façon ou d’une autre, il y avait toujours quelque chose d’excessif en elle. Quelque chose qui jetait l’alarme dans ce monde où le juste milieu et la bonne moyenne étaient de rigueur. Quand elle se taisait, elle semblait muette de naissance, minéralisée dans la force de son silence. Quand elle ne laissait filtrer dans son regard que sa tristesse, elle paraissait y concentrer à haute dose toute l’angoisse et le désespoir de la planète. Quand la fièvre la prenait, on pouvait croire qu’elle allait bouffer de l’espace à la fourchette, violer des inconnus sur les tables, écorcher vifs des nouveau-nés, allumer des pétards sous les jupes de la vertu, enfiler en brochette les sentiments pour les dévorer à belles dents, cracher feu et cyclone, griffer le soleil et rugir toute nue à la vie comme une bête sauvage. Quand elle allumait du mépris dans son regard, rien ne paraissait pouvoir trouver grâce à ses yeux dont le regard vitrifié traversait les choses pour les mettre à vif aussi sûrement que sous l’effet d’un rayon X. Quand elle se laissait aller à sa tendresse, on croyait que n’importe quel déchu de ce monde pourrait l’apitoyer et se faire aimer d’elle.

Un déchu avait d’ailleurs plus de chances de réussir auprès d’elle qu’un autre. Ne se laissant guère impressionner par la beauté et l’arrogance, elle devait être en revanche capable de se laisser attendrir par le malheur ou le côté pile des choses. Et surtout, rien ne l’agaçait plus que la respectabilité, le sérieux ou la dignité. Elle y était résolument allergique. Dès que les choses prenaient un coup de sérieux, on sentait soit son désir d’y échapper en demeurant sur place, soit son besoin de les faire basculer dans le saugrenu et de les changer en mauvaise farce. Et son besoin de s’abaisser, de s’avilir, de s’enveulir, de tenter l’horrible, l’odieux ou l’obscène n’était pas moins flagrant, d’autant plus émouvant qu’elle avait conscience de sa force de séduction, qu’elle était sans complexe à ce sujet sans jamais en tirer aucune vanité, sans même en profiter.

— Je me trouve très belle, m’avait-elle dit au début du repas. Je sais que je suis très belle. Et puis quoi ? Ça ne change rien.

D’ailleurs, elle n’éprouvait jamais le désir de consulter un miroir, encore moins celui de ravaler sans cesse son visage.

En vie, vraiment en vie, et limitée à ce que la vie avait de plus crucial, voilà ce qu’elle était plus que n’importe quoi. Là où les autres vivaient, elle vivait au carré. Oscillant pour cette raison au gré des dixièmes de seconde, d’un monde à un autre, d’un sentiment à un ressentiment, d’une panique à une raison de se donner, d’un sursaut de frayeur à un éclat de joie, de l’indifférence à la passion d’un instant, versatile, fluide et opaque, lourde et légère, trimballée entre tellement de mondes incertains qu’elle ne devait plus trop savoir à quel sol elle appartenait vraiment.

La tête vide, parce que trop pleine d’images contradictoires, je fis le tour de la table pour me jeter vers elle et lui mordre les lèvres, lui griffer les épaules. Elle parut s’ouvrir de la bouche au ventre et, ployant insensiblement, elle se laissa aller en arrière, bien cambrée, jusqu’à s’allonger presque entièrement sur le dos, les cheveux frôlant la cuisse de notre voisin. Jamais je ne perdis aussi bien la notion de l’endroit où nous étions, hanté par le fait que je n’étais plus que dans la force d’attraction de sa présence. Je lui soulevai les fesses de mes deux mains, elle les écrasa de tout son poids, comme pour mieux se les rentrer dans ma peau à travers le tissu de sa robe. Je me retirai alors de son visage et je jaugeai son expression : elle serrait les dents, la bouche entrouverte et il y avait quelque chose de tellement voyou, de si implicitement sordide dans son visage que cela m’aurait sans doute incité à la prendre sans plus attendre, devant tout le monde si un des garçons n’était pas venu me prévenir qu’il était inutile de penser à faire l’amour ici car l’établissement allait fermer d’un instant à l’autre.

Nous nous redressâmes.

— Nous rentrons ? je proposai.

Michèle fit oui de la tête.

À cet instant-là, il faut bien avouer que j’étais convaincu que nous rentrions pour nous jeter l’un sur l’autre sans même nous laisser le temps de nous déshabiller. J’avais oublié qu’un quart d’heure nous séparait de notre chambre d’hôtel. En un quart d’heure, Michèle avait le temps de changer dix ou vingt fois d’attitude.

Ce qu’elle ne manqua pas de faire, en effet. La jeune femme que j’affrontai dans notre chambre n’était plus du tout cette boule de chair en fusion, presque débraillée, ivre d’indécence et de morsure que j’avais mise à vif et presque à nu dans un bar.

Michèle, au contraire, avait retrouvé le silence, ce même silence qui paraissait, si souvent, son véritable oxygène. En entrant, elle s’était plaquée contre la porte. Elle était restée là, très droite, pas du tout provocante, les mains à plat contre la porte, la tête haute et elle me dévisageait avec une fixité qui me parut bientôt insoutenable, dotant son regard humide d’une insistance maladive tellement intense qu’il me clouait sur place, amorphe, dépouillé de toute velléité, chloroformé, réduit à ma plus simple expression d’objet humain sans nerfs et sans vie.

Je tentais de réagir, certes, mais en vain.

Enfin quoi, des regards j’en avais affrontés dans ma vie, j’en avais soutenus, j’en avais subis. De toutes les couleurs, de toutes les densités, de tous les genres. Jamais pourtant je n’avais reçu entre les yeux un regard d’une telle force de percussion. Ce n’était plus un regard, mais plutôt un véritable faisceau lumineux de couleurs incertaines, de brillance et de sensations à la fois glacées et brûlantes soudées en une seule déflagration de silence. Autour de nous, dans l’hôtel, dans la rue, rien que le silence. Et nous aussi nous nous taisions. Nous attendions. Une attente peut-être sans but et sans issue en dehors du temps dans un monde où plus rien n’avait de forme, de volume, de vérité. On aurait même pu se demander si nous étions encore en vie ou si, plus simplement, nous ne nous étions pas endormis l’un en face de l’autre, les yeux écarquillés, nous voyant en rêve sans trop y croire et sans rien en penser. Jamais aussi Michèle ne m’avait paru plus belle, plus strictement décantée dans sa beauté, comme si les traits de son visage s’étaient purifiés, élargis, creusés pour lui sculpter un visage qui faisait étrangement le pont entre la vie et la mort, la sensualité et la froideur, le tumulte intérieur et la torpeur d’une momie foudroyée depuis des siècles dans l’éclatement de sa beauté. Il y avait une telle lucidité, une telle force de désespoir dans ce regard que n’importe quel regard inquisiteur ou brillant d’intelligence aurait paru terne et myope à côté du brasier allumé dans ces prunelles. Elle me regardait, elle me voyait, elle me jugeait, elle me disait quelque chose de précis. Mais quoi ? Quoi ? Comme si elle avait été une créature étrangère à cette planète pour la première fois en contact avec un être humain et tentant en vain de communiquer avec lui par les yeux en une gamme d’incompréhensibles sous-entendus. Le reste du visage s’harmonisait de façon idéale à ces deux grands gouffres que le regard creusait : givré, mat, nettement dessiné, singulièrement pur, hiératique. Et pas un seul trait de son visage ne semblait capable de s’altérer, pas un de ne lui courait sous la peau, son sang même paraissait l’avoir abandonnée. On aurait pu la croire morte, les yeux grands ouverts en un dernier regard d’incompréhension jeté sur ce monde qu’elle méprisait d’instinct sans rien en connaître à fond.

Je lui demandai ce qu’elle avait, elle ne répondit pas, ne bougea pas. Je lui tendis la main, elle ne fit pas un geste vers moi. Je lui caressai le visage, elle n’eut pas davantage de réaction. On avait la certitude qu’on aurait pu dévider toutes les questions du monde, jouer toutes les attitudes, sans avoir aucune chance de creuser une brèche dans la torpeur embrasée qui la paralysait.

Puis soudain, en deux mouvements d’une incroyable vivacité, elle lança ses chaussures au milieu de la pièce, sans les toucher de ses mains, et elle déclara qu’elle allait prendre un bain.

C’est dans une salle de bains surchauffée que je la vis pour la première fois nue devant moi.

Michèle était assise dans la baignoire, les jambes repliées sous ses fesses. L’eau lui arrivait jusqu’au-dessus des seins, comme le décolleté d’une robe du soir. Sa peau paraissait aussi pure, aussi limpide que l’eau dans laquelle elle baignait. Et tout son corps donnait la même impression de fluidité, de velouté. Longue et fine, fuselée et pourtant bien en chair, souple et nerveuse, singulièrement racée, elle était plus proche que jamais du grand félin dont elle avait si bien le regard, les mouvements, les incertitudes, la nocive sournoiserie, et son corps donnait la même impression de lascivité et de puissance, de minceur et d’inquiétante souplesse, de feinte lenteur et de réelle rapidité.

Ma main droite la prit à la nuque, ma main gauche plongea dans l’eau, puis se referma en douceur sur un de ses seins, se droguant de cette certitude que jamais mes doigts ou mes rêves n’auraient pu les modeler plus proches de ce que j’avais cherché si longtemps et souhaité si confusément. De tous ses nerfs, Michèle se crispa, me rentra la chaleur de sa peau dans la paume de mes mains et ma bouche, une fois encore, alla chercher au plus profond de sa nuque cette odeur de femelle que je n’arrivais plus à fuir. Puis, comme si elle se noyait et coulait au ralenti au fond de l’eau, ma main tomba en feuille morte jusqu’à ses cuisses, s’y échouant, comme lourde d’eau et d’agonie, à quelques centimètres des poils de son sexe qui ondulaient sous l’eau comme cette mousse qui tapisse les pierres des fonds sous-marins. Ma main rampa jusqu’au plus haut des cuisses, je la laissai là, résistant de tous mes muscles à mon désir de la refermer sur ce sexe que l’on devinait gonflé de sève et de remous, à la fois impudique et réservé, encore refermé sur ses secrets. Un instant, ma main virevolta, le frôla simplement comme un poisson se serait approché d’une proie peut-être dangereuse et dissimulée au fond de son repaire.

Je sentis Michèle me plaquer ses mains trempées dans le cou, tendue, crispée, rejetée en arrière, à moitié sortie de l’eau. De tout son ventre elle s’arc-bouta contre ma main, se labourant de mes doigts, s’y plaquant, sans déchaînement, avec une inquiétante lenteur, comme assoiffée de jouir en silence, en profondeur, avec une brutalité maîtrisée, les lèvres serrées, les yeux grands ouverts, avide de boire l’amour plutôt que de le faire, de le sucer à la façon d’un sable mouvant, possessive et ralentie, engouffrante et tropiquée, dégoulante et envertigée, tout entière dévorée par une voracité presque invisible à l’œil nu.

Elle sortit de son bain, me fit face. Elle souriait. Rien dans son regard n’indiquait la soumission ou l’égarement. Plutôt une lueur de défi et pas le moindre voile de brume dans les prunelles.

Je passai des heures, cette nuit-là, à me rentrer Michèle dans la peau, à me gorger d’elle, mais sans la prendre, sans faire l’amour avec elle. Je savais, mieux que je ne l’avais jamais su, que je ne la prendrais pas cette nuit-là. Je le savais, elle le savait aussi. Comme moi, elle acceptait de couler au ralenti pour demeurer au seuil de l’acte qui, d’une façon ou d’une autre, ne pouvait être qu’une fin ou un commencement. Maintenant que nous y étions, nous avions le temps. Je tenais à l’étirer, à le défier, plus conscient que jamais du fait que Michèle n’était pas remplaçable, que la perdre ou la gagner bouleverserait fatalement ma vie.

La toucher suffisait d’ailleurs à mon plaisir, je n’en demandais pas plus à cette nuit. Enroulé autour d’elle, lové dans sa chaleur, déployé dans son odeur, noyé au plus profond de ce cocon de nuit et de douceur, d’âpreté et de silence, les yeux fermés, submergé dans mon propre vide, je n’étais plus qu’une main, une chaleur, un vertige abstrait. Elle-même n’avait plus de nom, plus de visage, plus d’autre vérité que celle de son souffle ; elle n’était même plus un corps puisque je n’en voyais rien dans la nuit, elle n’était plus qu’un puzzle équivoque dont je découvrais peu à peu les méandres et les labyrinthes, un paysage charnel qui me brûlait les pores, ondulant et chimérique, inconnu et fuyant, paysage de houle lisse dans lequel mes mains se perdaient délivrées de la pesanteur, indépendantes, coupées de tout, comme si j’avais abandonné mon visage et mon système nerveux pour n’être plus qu’une minuscule chose tactile avide de s’enfoncer plus profond dans les ténèbres et les tropiques de l’inconnu, ivre de se voir rejetée dans une sorte de négatif nocturne de l’univers où tout était anonyme, désert, gouffre et chute au ralenti.

À l’aube seulement je m’endormis, enlisé en elle, engourdi du plaisir de toucher cette peau plus lisse qu’un silex poli par les flots, presque en état d’hypnose, comme si mes mains avaient découvert un extraordinaire objet vivant que plus jamais elles ne pourraient se passer de pétrir, de mordre, de caresser. Je m’endormis éreinté, plus fatigué de tout ce qu’elle m’avait fait ressentir que si j’avais passé toute la nuit à la prendre pour la reprendre quelques instants plus tard.

Quand je me réveillai, elle était levée. Elle s’approcha de moi et me regarda sans rien dire. Je pensai alors que, depuis hier soir, nous n’avions pas échangé une seule parole. Au plus fort de son vertige, elle n’avait pas murmuré un seul mot, pas même un balbutiement. Ce matin-là pourtant, elle parla la première pour me dire qu’elle avait très faim.

Elle avait l’œil clair, le teint net et pas la moindre trace de fatigue sur son visage. Nous n’avions pourtant dormi que deux ou trois heures.

— Il fait trop jaune dans cette chambre, remarqua-t-elle. Ça m’a empêchée de dormir.