Ce n’est qu’en arrivant au bureau

Ce n’est qu’en arrivant au bureau, vers dix heures, qu’un fait me revint à l’esprit, un fait que j’avais complètement oublié, ce qui m’étonna d’ailleurs : c’est ici que j’avais rencontré Michèle ; elle avait été reçue par le chef du personnel, elle avait fait semblant d’accepter un emploi, elle avait peut-être laissé son nom et son adresse.

Mais pas du tout, c’eût été trop simple. Pas la moindre trace, elle n’avait laissé aucune trace derrière elle. D’après ce que m’apprit le chef de service qui l’avait reçue, elle avait posé quelques questions, d’ailleurs assez saugrenues, concernant cet emploi, puis avait déclaré que cela ne l’intéressait pas du tout.

— De toute façon, ajouta-t-il, je ne l’aurais pas engagée.

Je lui demandai pourquoi.

— C’est difficile à dire. Une impression comme ça. Elle n’avait pas une tête à travailler dans un bureau. Je ne sais pas, personnellement je lui trouvais quelque chose d’assez inquiétant.

Je le remerciai, je me retrouvais au point zéro. Il n’y avait plus rien à faire. Attendre. Mais quoi ?

Son coup de téléphone, puisque tout était désormais lié à cette fragile éventualité. Elle n’avait pas mon adresse, mais elle connaissait celle de ce bureau, de même que le numéro de téléphone. Tout se limitait là.

Attendre. Mais sans aucun espoir, je ne mis pas le moindre espoir dans cette attente. Je savais qu’elle serait vaine. Mais quoi, il fallait bien faire semblant de tenir le coup.

J’essayai pour commencer de m’intéresser à mon travail et de le considérer comme un moyen d’oublier. Je n’arrivai pas à me duper ne fût-ce que pendant un jour ou deux. Mon travail ne m’avait jamais passionné, mettre en slogans des filles tendues tous charmes dehors dans la gueule des clients ou trouver à une Miss Stéréo quelconque de bonnes raisons d’enlever son slip pour vendre des disques ne m’avait jamais convaincu et toute cette épuisante dépense d’énergie dans un grand vide mental me paraissait maintenant, non seulement plus absurde que jamais, mais pratiquement insoutenable. Sans cesse, je pensais à ce mépris que Michèle entretenait pour toute action, à sa fascinante volonté de demeurer sur place, les mains vides, les yeux ouverts, à cette mystérieuse vérité qu’elle semblait détenir, et je ne pouvais que lui donner raison, me donner tort, donner tort à tous les autres.

D’ailleurs, le plus clair de mon temps au bureau, je le passais à lire ou à tracer des graffiti sur un bloc-notes, spirales et labyrinthes dans lesquels je me voyais si bien enfermé, cloué sur papier, en quête d’une improbable issue. Et parler de travail était facile, mais y croire posait d’autres problèmes : je passai deux jours à chercher en vain la première phrase d’une circulaire que l’on me réclamait d’urgence. En filigrane de tout ce que je vivais entre deux eaux troubles et vaguement poisseuses, Michèle s’insinuait, le goût et l’obsession de Michèle, comme si j’avais vécu sur deux plans à la fois, dans une réalité qui ne me concernait plus et dans le souvenir d’un passé tout proche et pourtant à jamais perdu. Elle me suivait à la trace avec une épuisante insistance, de tout son regard, de toute son odeur, de toute sa veulerie indifférente, de toute sa peau de femelle qui me brûlait avec autant de force que si j’avais été constamment enfermé avec elle dans une prison de draps. Et si j’avais dû me laisser aller à mon instinct, je crois que j’aurais simplement passé mes jours à hurler son nom, à le hurler assez fort pour renverser toutes les façades de la ville et la forcer, sinon à revenir, du moins à m’entendre gueuler.

Le troisième jour, las d’attendre, en vain sans doute, dans le morne bruissement des heures qui passaient, je décidai de rechercher le vacarme. J’en avais besoin. Mais le vacarme de ma chaîne haute fidélité m’était trop familier, il ne m’aurait fait aucun effet. Je passai donc une matinée à acheter les éléments d’une chaîne plus puissante, plus perfectionnée également, un ensemble d’amplis et de préamplis qui crachaient des aigus assez crissants pour briser une vitre et des basses qui auraient pu souffler une bougie. Je passai un jour à me laisser emporter par une marée de sons, ne sélectionnant que les passages les plus brillants de mes disques, ne songeant qu’à me faire gifler par une musique dont je n’avais aucune envie d’apprécier la valeur ou les secrètes beautés.

Mais cette avalanche sonore ne servit à rien. Absente, présente, invisible, charnelle, abstraite, Michèle y résista avec une désarmante facilité. Même les aigus qui filaient à 12 000 périodes et les graves qui descendaient en dessous de 30 n’eurent pas raison de son silence, de sa force de muette qui n’avait à sa disposition qu’un regard de choc dont les graves et les aigus n’étaient pas aussi faciles à mesurer.

Bref, ce fut un coup pour rien.

Le lendemain alors j’eus une réaction brutale. Je m’affirmai que la présence de Michèle ne pouvait que m’être nocive, ce qui était probablement vrai ; que sa conversation n’avait que peu d’intérêt, que la beauté de son visage se serait fatalement érodée à mes yeux après quelques semaines, que bien souvent son inertie ou sa veulerie m’étaient insoutenables, que nous n’avions rien en commun, rien à partager, rien à échanger et qu’en somme je ne regrettais que l’arrière-plan de son visage, sa peau, ses mains qui n’avaient fait que m’effleurer, ce corps à la fois fuyant et agressif que j’avais à peine mordu de mes doigts, et je voulus me convaincre qu’il me suffirait de trouver l’équivalent ou un semblant d’équivalent chez d’autres femmes pour l’oublier, ou, du moins, retrouver un peu de calme.

Ce fut une journée bien remplie, mais particulièrement vaine. Et fatigante aussi, bien sûr ; les trois femmes avec lesquelles je fis l’amour ce jour-là me laissèrent épuisé, mais insatisfait. L’une d’elles cependant m’avait donné quelques instants d’espoir, quelques instants seulement, comme l’ombre du mirage d’un peu d’oubli. Je l’avais rencontrée vers midi dans un restaurant, je lui avais adressé une seule phrase et elle s’était levée sans dire un mot, puis m’avait emmené chez elle. Par chance, elle habitait presque en face et nous n’avions pas dû monter dans une des chambres de ce restaurant qui devaient sentir la friture, le savon et le plastique. Force m’était de reconnaître que cette jeune femme était frappante, de visage, de corps surtout. En la déshabillant, en m’enfonçant peu à peu dans la certitude qu’elle devait être encore plus belle nue qu’habillée, j’avais même réussi à croire durant quelques minutes que le plaisir avait une chance de balayer tout ce que je ressentais pour Michèle, me prouver que j’avais été simplement victime d’une aberration mentale issue d’un autre temps ou d’un microbe depuis longtemps disparu ou encore d’une illusion nerveuse, qu’il suffirait de quelques spasmes pour voir tout sentiment s’écrouler dans mon indifférence, et me rendre compte que je n’avais jamais rien ressenti d’autre que le désir d’une jeune femme qui, parce que je l’avais voulu ainsi, m’avait échappé. Mais faire l’amour avec cette inconnue bardée d’une réelle force de séduction ne m’apporta rien de plus que si elle avait été laide et mal faite. Me répéter qu’elle était belle, douce à toucher, douce à pénétrer, ne me laissait pas dupe. Je ne l’avais ni dans le regard, ni dans la peau, ni dans la main, ni dans les narines. Je ne l’avais pas en moi, j’étais simplement en elle, c’est-à-dire nulle part. Ou toujours en Michèle qui me paraissait plus fascinante que jamais, plus perdue d’heure en heure, plus introuvable de minute en minute, comme si le temps et l’espace ne formaient plus entre nous qu’un gigantesque fossé qui se creusait irréductiblement. Et quand enfin la jeune femme m’adressa la parole, d’une voix qui m’agaça immédiatement, avec des mots qui ne m’agacèrent pas moins, je compris que si elle m’avait parlé avant de faire l’amour je n’aurais même pas eu envie d’elle et je ne ressentis plus qu’un seul désir : me retrouver seul.

Seul, mais où ? Je ne supportais pas l’idée de me retrouver dans mon appartement au milieu de livres que je n’avais pas envie d’ouvrir, de disques que je n’avais pas envie d’écouter ou d’objets dont le charme me laissait froid ; je décidai d’aller au cinéma, hésitant entre Hercule contre les Lesbiennes qui, par son déchaînement dans l’idiotie, connaissait un certain succès de snobisme et Si loin du Monde dont les péripéties très sophistiquées avaient été tournées sur Aldrige l’Ambrée, célèbre pour ses Aldrigiennes que l’on disait les plus saisissantes de toutes les créatures extra-terrestres. J’optai pour ce dernier film, mais je ne le supportai pas plus d’une demi-heure. Il n’y avait rien à faire, rien ne pouvait réformer l’homme : en toutes circonstances, il se montrait tellement vaniteux, tellement raciste, tellement imbu de sa condition de grand singe supérieur à tous les autres qu’il gâchait toujours tout. En l’occurrence, je trouvais particulièrement attristant que l’on eût donné la vedette non aux Aldrigiennes que l’on avait filmées avec quelque condescendance teintée de mépris admiratif, mais bien aux Terriennes dont le regard en creux, la bouche maussade, les cheveux décolorés, les seins lourds, les cuisses entre deux cellulites et la morne prétention avaient de quoi provoquer la nausée.

Qui sait ? Peut-être une créature d’ailleurs avait-elle plus de chance qu’une Terrienne de me faire oublier Michèle ? L’idée me traversa et j’eus même le réflexe d’arrêter un taxi pour aller jusqu’au quartier réservé aux boîtes de nuit étrangères où l’on pouvait trouver n’importe quelle femme d’un autre monde, en particulier au Galaxy’s que fréquentaient tous ceux qui cherchaient dans une quatrième dimension, celle de l’exotisme absolu, de quoi raviver leurs sens usés. Mais je ne mis pas mon projet à exécution. Cette lutte contre une obsession me paraissait tout à coup épuisante, ridicule, inutile. Elle était perdue d’avance. Après tout, des extra-terrestres j’en avais connues, comme n’importe qui, et leur faire l’amour ne m’avait jamais procuré des sensations inoubliables. Que trouverais-je là-bas de tellement inattendu ? Du spectacle pimenté, oui, de l’exhibition rare, mais rien d’assez envoûtant pour me faire oublier. Qu’avais-je à gagner à passer une nuit ou quelques heures avec une Druge dont les énormes yeux jaunes viraient au vert quand elles jouissaient ? Pourquoi me faire enlacer par les quatre bras d’une Drysiale alors que Michèle de ses bras me paraissait plus pieuvre que n’importe quelle créature ? Comment supporter, en marge du silence narquois et opaque de Michèle, le doux ronronnement des Aldrèges qui mettaient à notre disposition leurs deux sexes et leur toison de grandes femelles angora ? Même les Triffuses ne me tentaient guère, malgré la brûlante frigidité de leur corps qui s’ouvrait dans une sensation de noyade et de volupté faite pour nous laisser hébétés et sans souffle. Pas plus que les Caniopes dont les grands yeux visqueux dans un visage privé de traits évoquaient confusément quelque chose de si obscène qu’il nous suffisait de les regarder pour atteindre la jouissance. Ou même les Éphémères, véritables cibles du sadisme latent que nous avions tous en nous, puisque nous avions une chance sur trois de les voir mourir quand elles dérivaient dans le plaisir.

En réalité, avec une netteté de plus en plus grande, je me rendais compte que si j’avais tellement soif de Michèle, c’était parce qu’à mes yeux elle paraissait humaine justement, singulièrement humaine dans un monde de terriens déguisés, les uns en objets plus ou moins vivants, les autres en animaux savants, les autres encore en fonctionnaires fonctionnant parce qu’on en avait remonté le ressort une fois pour toutes.

Jamais, comme à cet instant, je n’eus aussi profondément le dégoût de tout, de l’univers tout entier, de la planète endèrement meublée, la lassitude de tout en échange du seul besoin d’avoir Michèle près de moi, au prix de n’importe quel marché, de n’importe quelle compromission. Ridicule, j’étais ridicule, je le savais, je l’admettais, mais je n’en tenais pas compte. Que pouvait-elle exactement pour moi ? Rien. Rien de plus qu’une autre femme, rien de plus que Christiane, peut-être moins. Alors quoi ? M’empêcherait-elle de crever un jour ? Certes non ; au contraire, peut-être raccourcirait-elle, d’une façon ou d’une autre, les délais. Le reste pouvait-il avoir une importance ? Je me disais que non, mais je n’y croyais plus. Je savais encore que, dans l’absolu, sur ce plan glacé, terrifiant, infiniment dénudé, qui était le seul véridique, retrouver Michèle ou l’avoir perdue ne pouvait pas avoir beaucoup plus d’importance que perdre un mouchoir de poche ou retrouver un stylo-bille. Mais juger de cette façon, raisonner ainsi, ne m’était plus possible, sinon par dérision ou par jeu. Je n’avais plus de points de repère, plus de moyens d’attaque ou de défense, plus de passé ou d’avenir et je me retrouvais dans une région inconnue où mon seul lien avec une réalité crédible était un nom, un nom banal, abstrait, inconnu, impossible à retrouver dans une réalité logique ou sociale.

« Dans ce monde où l’on n’a que la terreur pour se défendre contre l’angoisse », cette phrase, je l’avais lue il y avait bien longtemps et elle m’avait toujours hanté. J’en avais fait ma devise intérieure. Peut-être Michèle était-elle justement ma terreur, peut-être était-ce pour cette raison que j’en avais un tel besoin : pour lutter contre la petite angoisse grise et lancinante à la petite semaine et ressentir un sentiment plus effrayant, mais plus vivifiant. Ma terreur, ma souffrance, mon désarroi, ma panique, ma faim, elle pouvait être tout cela, comme elle pouvait être n’importe quoi, puisque sans doute elle n’était personne et rien de tellement défini. C’était bien pratique. Je n’avais aucune raison particulière de tenir à elle, donc j’avais toutes les raisons du monde, les bonnes et les mauvaises, les absurdes et les logiques, sans parler des autres. Je tenais à elle parce que personne ne m’avait donné avec autant de vérité et de présence la certitude d’être ma contemporaine, d’habiter vraiment la même planète que moi, d’être dans le même bain, la même boue, les mêmes incertitudes, la même confusion mentale, d’être prise au piège du même jeu à la fois adulte et simplet, sadique et morose, terrifiant et dérisoire. Je tenais à elle parce qu’elle seule me sortait de mes gonds, de ma peau, de mes effrois, de mon froid. Si l’on voulait bien admettre, et il le fallait bien de gré ou de force, que la vie n’était jamais qu’un océan où l’on nageait jusqu’à l’épuisement des forces sans le moindre espoir d’atteindre jamais un rivage qui n’existait pas et que l’on devait fatalement couler au cours du voyage, il fallait admettre que Michèle au moins représentait une sorte de radeau. Qui prenait l’eau, lui aussi, mais un radeau au moins. Je l’appelais avec des gestes de noyé, mais en vain. Je l’appelais en sachant qu’elle n’était qu’un mirage, mais quand même. Je demandais grâce : j’avais besoin de l’illusion qu’elle m’apportait.

À bout de solutions, de forces, je rentrai chez moi.

Je voulus me coucher, dormir, je me relevai bientôt. Je passai au moins deux heures à poser des questions au vide, à mener une enquête silencieuse, sur place, en partant du vide, de rien, comme si j’avais voulu résoudre une équation à plusieurs inconnues en ne possédant qu’une ou deux données inutiles.

Qui était Michèle ? Où était-elle ? Où habitait-elle ? Que pouvait-elle faire dans la vie ? Avait-elle une vie ? Une vie privée ? Une vie sociale ? Une vie normale dans les trois dimensions alors qu’elle paraissait toujours dévier et tendre vers un ailleurs saugrenu ? Qui voyait-elle ? Qui la connaissait ? Aucune réponse à ces questions, aucun élément si ce n’était les quelques lambeaux de confidence qu’elle avait bien voulu m’accorder, parmi lesquels, plus que probablement, un certain pourcentage de mensonges. Je n’étais même pas certain qu’elle s’appelât vraiment Michèle. Quant à ce qu’elle pouvait bien faire pour vivre ? Rien sans doute. Mais je ne la voyais pourtant pas mariée, ni même entretenue. Je ne la voyais pas davantage dans une chambre ni dans un appartement, qu’il fût modeste ou cossu. Je ne la voyais pas davantage évoluant dans une famille. Je la voyais simplement se découper dans le vide, pas du tout sur un fond de décor précis et je ne voyais son regard s’harmoniser qu’avec un mur de brume ou quelque terrain vague sans paysage et sans aucun pittoresque. Que pouvait-elle bien faire dans une journée ? Il y avait une telle force dans sa faculté de demeurer silencieuse et immobile, comme ces grands oiseaux de proie, une telle présence dans sa densité de femelle que je ne la voyais pas accomplissant d’autres gestes que ceux de se lever, de lever les yeux pour sourire et détourner la tête, puis se recoucher. Ou bien alors, quand la fièvre la prenait, quand tout était vie, électrodes et calme fureur en elle, alors elle paraissait en proie à une telle frénésie, à une telle fluidité qu’elle devait passer d’un acte aberrant à un autre, sans transition, et là encore je ne voyais pas comment elle aurait pu assumer un emploi, ce qui exigeait, non seulement une mentalité de prisonnier sur parole, mais une faculté de toujours recommencer les mêmes gestes. Pour moi, elle n’était qu’une jeune femme qui attendait, rien de plus, mais rien de moins surtout. Le seul emploi qu’elle aurait pu à la rigueur avoir, c’était celui d’attentiste. Emploi peu demandé, je croyais le savoir.

Ou peut-être une putain. Elle-même me l’avait suggéré à un moment. « Et si j’étais une putain ? » Je n’y croyais pas. Si elle en était une, je ne la voyais qu’exerçant très mal son métier, aussi mal que si elle avait été vendeuse ou modèle, en dépit du bon sens et de ses intérêts, termes qui ne devaient avoir aucune signification à ses yeux, comme tant d’autres d’ailleurs. C’était vrai, elle savait si peu de choses, si mal, si peu qu’elle ignorait sans doute les principes élémentaires des besognes les plus simples. Non seulement elle paraissait toujours agir à contresens, mais elle avait perpétuellement l’air d’avoir à peine poussé la porte pour faire son entrée sur cette scène semée de pièges et de trappes, de faux semblants et de barbelés électrifiés. À un adulte à peine né, voilà à quoi elle me faisait si souvent penser. Une Terrienne qui, à l’âge de vingt ans, serait arrivée de nulle part sur cette planète et aurait ouvert de grands yeux étonnés et narquois, désolés et fiévreux, sur le spectacle incompréhensible, mais ridicule, de ce monde, y demeurant par la force d’inertie, sans le moindre désir de se mettre dans le vent, dans le bain ou dans le coup, demeurant simplement statique, immobile, derrière la vitre qui la séparait de notre morne logique, exclue, exclusive, exclusivement limitée à sa propre logique faite de versatilité et d’insolite, à son monde intérieur à la fois confus et lumineux, sombre et saugrenu, tellement limitée à ce monde qu’on ne la voyait même pas dotée, comme n’importe qui, d’un endroit natal ou de parents et qu’on aurait pu jurer qu’elle était née en elle-même, qu’elle n’avait jamais vécu ailleurs, qu’elle n’avait rien appris d’autre que sa tristesse, ses flambées d’agressivité ou de joie, sa tendresse équivoque ou sa cruauté d’inconsciente.

Étrange de penser que je la connaissais si bien sur un certain plan alors que sur un autre plan je la connaissais si mal : j’ignorais même son nom de famille si toutefois elle en avait un. Et durant des heures je tentai en vain de résoudre ce problème apparemment simple et pourtant sans solution : « Étant donné un point appelé Michèle, tracez la ligne droite qui va de Michèle à X, dessinez ensuite le triangle dont cette ligne droite figure un des côtés et le cercle dans lequel peut s’inscrire ce triangle. » Michèle, rien d’autre… De ce point, comment retrouver une adresse, un nom, un numéro de téléphone peut-être ? C’est en pensant à cet instant au téléphone que je sursautai, je me levai même, je demeurai atterré. Comment avais-je pu déserter le bureau pendant ces derniers jours alors que ma seule chance de trouver Michèle était justement le bureau, le numéro de téléphone du bureau qu’elle connaissait, si toutefois elle ne l’avait pas jeté. Peut-être m’avait-elle appelé hier ou avant-hier ? Cette idée me laissa sans autre idée. Tout juste si je résistai au désir de me rendre au bureau en pleine nuit pour attendre près du téléphone son improbable appel.

Puis soudain, la fatigue, l’énervement, la lassitude, le découragement, tout cela s’entrouvrit en une seule houle de calme et de grisaille, je tombai dans une sorte de torpeur où le sommeil n’arrivait pas à gagner du terrain et demeurait, comme une nappe de gaz, à ras des pensées qui tournoyaient en moi au ralenti, à la fois précises et fluides, toxiques et grisantes.

Jamais, sans doute, autant qu’entre cette nuit qui n’en finissait pas et cette aube qui ne voulait pas se lever, je n’eus plus de mépris et d’indifférence pour tout ce qui faisait le décor, le sol, le plafond, les murs et l’intérieur meublé de mon existence. J’aurais pu jurer que jamais je ne reviendrais à la vie de tous les jours. Que je venais de mourir tout en demeurant en vie, mais si faiblement, de façon abstraite, dans une autre dimension qui était peut-être celle de l’ultime renoncement sans révolte, sans fièvre et sans aucun sentiment. C’en était fait. Je n’étais pas seulement rentré chez moi, j’étais revenu en moi, au point mort, au point nul. Et j’étais seul. J’avais des amis, des relations, des maîtresses, des partenaires, des patrons, des connaissances, des passants à ma disposition qui pouvaient devenir des proches ou des intimes, des millions de possibilités de ne jamais être seul, mais Michèle m’était à jamais inaccessible. Personne et rien ne pouvait plus rien pour moi. Je ne voulais d’ailleurs plus rien.

J’étais enfin plus loin que je ne l’avais jamais été. Je m’étais dépassé d’un centimètre et me retrouvais dans une région de brume, de vide, de terne inertie, d’abandon et de veulerie où je n’avais encore jamais mis les pieds. Je ne me voyais plus en sortir, revenir un jour à un bureau ou entrer dans un magasin, pas plus que je ne me voyais reprendre le sens des journées, des horaires, de la réalité acceptée si facilement depuis si longtemps par faiblesse, par inconscience ou par automatisme. Toute volonté de me lever ou de me coucher, de bouger ou de raisonner était morte en moi. Il ne me restait plus qu’à demeurer au niveau de cette passivité, me laisser couler à pic en moi, dépasser l’inertie et l’indolence pour glisser un peu plus profond, peut-être jusqu’à une mort sans véritable mort, une mort non clinique, une mort qui me laisserait en veilleuse, jusqu’à la fin des siècles, biffé du monde, rejeté en moi.

Je voulais oublier aussi. Il le fallait. Oublier cette planète, ses figurants, ses lois, ses accessoires, sa métaphysique. Et Michèle. Oublier que l’on pût se souvenir et oublier. Éliminer tout indice de souvenir. En arriver à admettre que je n’avais jamais eu de passé et que toute notion d’avenir se trouvait à jamais réduite à un éternel sur place dans un présent indéfiniment prolongé.

Confondre les couleurs et les sons, les mathématiques et la géographie, l’optique et la morale, le travail et le sommeil, la chimie et le savoir-vivre en une seule purée informe d’éléments abstraits, inconnus, impossibles à identifier. Oublier par exemple que cette sonnerie qui résonnait depuis quelques secondes dans l’appartement était celle du téléphone. En arriver à la prendre pour une faute d’orthographe, un théorème de géométrie ou un tableau figuratif. Ou alors ne plus l’entendre du tout. Mais j’entendais encore, je savais que le téléphone sonnait et je décrochai même le récepteur.

Un choc me traversa même, me remontant du ventre à la gorge. Et si c’était Michèle ? Bien sûr, elle n’avait que le numéro de téléphone de mon bureau, mais si, je ne savais comment, elle avait réussi à obtenir mon téléphone privé ? Si, depuis une semaine, elle appelait un à un tous les numéros de téléphone de la ville et qu’enfin après la quatre cent millième communication elle était enfin parvenue jusqu’à moi ?

— Oui.

Mais ce n’était pas elle. Ce n’était qu’une voix que d’ailleurs je ne reconnaissais pas. Mais une autre voix, pas la sienne, donc la voix de n’importe qui, sonore, bruyante, explosive, crispante, insoutenablement terrestre.

— Je veux qu’on me foute la paix, dis-je avant de raccrocher.

Cette voix gluante, insidieuse, qui venait me trouer le tympan, ces gestes de tendresse qui montaient vers moi, toute cette ville qui ne demandait qu’à me racoler, à me récupérer pour me rejeter dans son tourbillon de fils électriques et d’horloges, d’éclats de rire et de sanglots mécaniques, de sermons et de moyens de consolation alors que je ne demandais qu’à atteindre le fond de la cuve. Tous ces mots que l’on m’adressait, ces phrases syntaxées, synthétiques, tous ces mots toujours les mêmes qu’ils ne se lasseraient jamais de répéter alors que justement j’étais sur le point de pénétrer dans le grand silence marécageux où Michèle avait toujours vécu. Foutez-moi la paix, je vous prie. Vous m’entendez ? Je ne demandais rien d’autre : rien, ni mot, ni geste, ni échange, ni consolation, plus rien. Pour la première fois j’avais enfin échoué dans un monde où tout était négation de l’effort, détente totale, ralenti perpétuel, absorption morbide de toute dépense nerveuse. J’étais devenu le calme, la contradiction finale de tout ce que j’avais toujours été. J’étais revenu à mon être animal et primaire. Je n’étais ni bien ni mal. Je n’étais rien. J’étais moi, le vide, le repos, l’imprécis, l’hébétude au seuil des dernières questions sans réponse. Et quand les autres se décideraient enfin à fermer leur gueule, alors je pourrais sourire et me vitrifier dans ce sourire sans joie et sans rancune. Peut-être pouvais-je tenter un dernier geste : les appeler tous au téléphone et les prier de me laisser désormais en paix, de ne plus me déranger sous aucun prétexte. Mais ils étaient trop nombreux et je ne voyais plus trop comment ramper jusqu’à un geste.

Tout était tellement éteint en moi que même ce qui me cernait de toutes parts avait fini par se dissoudre et perdre ses volumes, son relief, ses contours et ses couleurs. Michèle elle-même n’avait plus de réalité. Rien qu’une insoutenable présence de charme et d’horreur, de densité et de mutisme, d’effroi et de malaise, de douceur et de calme sans fond. Je ne me souvenais plus si elle était belle ou laide, je ne savais même plus si elle m’avait jamais adressé la parole ou si moi je lui avais déjà parlé. Elle s’était réduite à une douleur d’être loin d’elle ou si près d’elle, à une odeur charnelle qui tournait au vertige dans mes narines, à un regard luisant dans la nuit, étincelant d’invite et de refus, d’ironie et de tendresse, de rancune et de frayeur. J’entrais dans l’an zéro de mon univers personnel.

Michèle si proche et si lointaine de moi, de ma vie, de mon lieu de naissance ou de mon cimetière. Plus qu’une femme elle m’apparaissait maintenant comme une sorte de climat inquiétant, de couleur indéfinie, de trouble et de fascination. Et surtout, d’une façon ou d’une autre, quelque part, je ne savais où, elle était dangereusement en vie. Elle était non seulement en vie, mais sans doute était-elle la vie elle-même. Michèle donc ne pouvait que me tuer puisqu’elle était la vie. Mourir de vie, mourir d’un cancer de vie. Le temps d’ouvrir les yeux, de les lever vers elle, et trop tard, j’avais été contaminé. J’étais incurable désormais. Elle était le mal, mais non le remède. Même si je devais la retrouver, la revoir, me jeter en elle, me faire aimer d’elle, je n’en resterais pas moins incurable. Cela ne m’affectait guère. Plus rien ne pouvait m’affecter. J’étais loin. Loin du monde, loin de tout, au seul centre de son absence. Enfermé là à double tour, glacé, muet, paralysé, dépouillé de tout, sauf de son souvenir.

Vers cinq heures du matin, je me redressai pour accomplir un dernier geste : m’occuper du téléphone. Il me paraissait logique de couper le contact avec le monde puisque n’importe qui, sauf Michèle, pouvait m’appeler à mon domicile. Ce fut vite fait : j’empoignai les fils et les arrachai.

Michèle… Je murmurai une dernière fois son nom et je tombai au ralenti dans le elle de son nom.