Si elle croyait que

Si elle croyait que j’allais lui faire passer la porte du premier hôtel que je rencontrerais sur mon passage, elle se trompait. Je la fis simplement entrer dans le premier café, à cent mètres environ des bureaux que nous venions de quitter. Je n’aurais pas pu agir autrement. Je ne m’en étonnais même pas. J’aurais dû, pourtant : jamais encore je n’avais agi ainsi. Jamais, en effet, je n’avais ressenti cette sensation de suivre, non plus un circuit de raisonnements, mais une impulsion seconde, un peu étrangère, comme si quelqu’un d’autre me l’avait imposée.

Je désignai à la jeune femme une table dans le recoin le plus sombre, au fond d’une arrière-salle déserte, je la fis asseoir en face de moi. Puis, de tout mon regard, je me l’entrai dans les prunelles, cherchant à capter en silence ce qui pouvait bien provoquer en moi un tel bouleversement. En silence, car pour l’instant, je ne voyais même pas ce que j’aurais bien pu dire à cette inconnue qui évoquait si bien le silence, l’immobilité, ta pénombre d’une longue nuit de velours et de glacis.

Je la regardais, je m’imbibais de sa présence, je faisais l’éponge dans les multiples sensations qu’elle transfusait en moi. Et des bribes de pensées, pour la plupart assez confuses, me traversaient, s’entremêlaient, se déchiraient…

Et même si je ne voyais pas encore exactement pour quelles raisons elle m’avait frappé avec une telle violence, un fait, néanmoins, me paraissait flagrant : je ne m’étais pas trompé, je ne pouvais pas m’être trompé. Ce que je ressentais pour elle avait une densité, une force de trouble qui m’étaient inconnues. Quelque chose qui n’avait rien à voir avec le besoin de sauter sur une fille, de dialoguer avec elle ou de faire connaissance par le ventre, la langue ou les mains. Quelque chose d’autre. Restait à savoir quoi.

Elle aussi se taisait. Elle attendait. Quoi ? Rien sans doute. Ou simplement ma première question. Mais sans impatience, sans aucune curiosité, sans marquer aucun plaisir ou aucun déplaisir d’être avec moi. Parfois, elle me balayait d’un regard dont la lucidité aiguë, insinuante, frappait comme s’il avait été un rayon de ténèbres vaguement phosphorescentes. Avec une lueur de glaciale ironie tout au fond de ce regard bleu sombre dont la couleur donnait le même malaise que ces gouffres creusés, redoutables et profonds, entre deux rocs déchiquetés au bord de quelque océan. Dans les commissures des lèvres, on retrouvait l’écho de cette lucidité, de cette ironie morbide. Des lèvres qui exprimaient tout ce que le visage refusait d’exprimer. Elles se crispaient parfois, s’entrouvraient, se détendaient, se gonflaient ou s’amincissaient, toujours cruelles, lasses et vaguement hostiles. Le front était haut, à peine dissimulé par quelques mèches de cheveux châtains aux reflets roux. Et il fallait déjà la regarder avec une singulière attention pour se rendre compte qu’elle avait la bouche et les narines trop larges et quelques autres imperfections qui paraissaient se liguer pour lui sculpter dans une chair mate et dure un surprenant visage de calme et de frénésie étouffée, de ténèbres et de lumière, de renoncement et d’avidité. Les pommettes étaient assez saillantes, hautes, les joues nettement marquées, un peu creuses, les yeux bien enfoncés dans les orbites, comme à l’affût de tout le ridicule de cette planète. Et ce qui frappait le plus dans ce visage, c’est la stupéfiante sensation de mise à nu, à vif qu’il laissait. Il était net, sans la moindre retouche, sans aucune trace de peinture de guerre ou de fard d’attaque. Il apparaissait abandonné à ce qu’il était, épuré, donnant sans aucune mise en scène une réelle impression de danger, d’insolite et de glacis.

Je la regardais ou, plus exactement, j’entrais vraiment à l’intérieur de ce visage, subjugué, comme s’il avait eu le pouvoir de s’ouvrir, de m’enliser peu à peu, paysage aride et hautain, silencieux et sans aucun pittoresque de convention, d’autant plus déchirant.

Maintenant, je souriais. Peut-être pour me faire croire que je n’avais pas peur alors que je me sentais au contraire fasciné et transi. Sur une planète où, avec une invariable monotonie, la plupart des êtres sentaient à plein nez l’humanoïde moyen, il me semblait avoir rencontré, par hasard ou par fatalité, un être qui faisait penser à un monde informe tournant dans un temps qui n’était pas le nôtre, dans un espace qui nous était également étranger. Un monde perdu loin de nos régions, au large de notre géométrie du banal, voilà ce qu’évoquait surtout cette inconnue. Un monde femelle et frigide, passionné et lunaire, sophistiqué et pourtant sommaire, réduit à quelques détails mal définis, un monde d’au commencement était l’effroi et la cruauté, insinuant, lisse et dense, clos et peut-être privé de toute issue.

Il me semblait que si j’avais voulu poser à cette femme une question vraiment sensée, je lui aurais demandé :

— Tu es née sur cette planète ?

Mais je lui demandai simplement son nom.

Elle s’appelait Michèle, comme tant d’autres femmes. Au moins avait-elle un nom d’une neutralité absolue, un nom qui ne suggérait rien de très particulier.

Puis, je lui posai quelques autres questions pas moins banales qui, d’ailleurs, ne m’apprirent rien. Elle répondait sans empressement, avec un maximum d’équivoque et d’imprécision. Elle avait d’ailleurs si bien la voix râpeuse, un peu écorchée, d’une jeune femme qui ne parle pas volontiers et limite toujours ses phrases à quelques mots très simples. Souvent, il lui arrivait de ne rien répondre, de sourire simplement : mais il y avait tant de tristesse et de lassitude dans ce sourire qu’on le prenait plutôt pour l’ombre d’un sourire, plus proche du cri que de la joie. Ou bien alors, elle me coulait un de ces regards, comme seuls les félins savent en faire, quelque chose d’un peu sournois, d’un peu égaré aussi. Cela dit, son regard ne contenait aucune autre nuance de sentiment, pas davantage de méfiance, d’agacement ou d’intérêt. C’était, en quelque sorte, un merveilleux regard à l’état pur, une véritable source de lumière, de reflets luisants et de nuit liquide, allumée comme une veilleuse, pour voir, regarder avec quelque fièvre, pas du tout pour exprimer quoi que ce fût. Et de tout son visage, elle paraissait affirmer qu’elle n’avait jamais rien eu à dire à personne, qu’elle n’avait aucun message à transmettre et que rien au monde ni aucune force ne pourraient jamais lui en arracher un.

C’est alors, à cet instant précis, que je compris dans quel piège je m’étais laissé enfermer : j’aurais donné n’importe quoi pour voir du désir, de l’intérêt ou de la tendresse s’inscrire dans ce visage. Pourquoi dans ce visage en particulier ? C’était bien cela le piège : et c’était bien la raison pour laquelle il me paraissait si dangereusement refermé au-dessus de moi, devant moi, derrière moi. Clos comme un œuf. Et j’étais à l’intérieur.

J’eus alors un tel geste de recul que le cendrier de faïence que j’avais devant moi fut raflé au passage et je l’envoyai se fracasser à terre, presque aux pieds de Michèle. Elle n’eut pas un geste, pas même un sursaut.

— Vous attaquez toujours les femmes à coups de cendrier ? me demanda-t-elle sans aucune lueur de défi dans ses yeux.

Ce fut la première question qu’elle me posa. La seule d’ailleurs. Sinon, quand on ne lui parlait pas, elle ne parlait pas non plus. Elle ne soupirait même pas. Elle demeurait. Presque immobile, silencieuse. Pesant avec une telle force dans ce silence qu’on aurait pu croire qu’elle resterait ainsi durant des heures, des jours, des années, comme ces grands oiseaux de proie qui paraissent se confondre par leur immobilité avec les branches et les troncs des arbres.

À cette seconde, je me demandai s’il ne valait pas mieux fermer les yeux, oublier son visage, l’oublier à tout jamais et couper court à cette aventure métaphysique ou, alors, rejeter la table qui nous séparait, aller vers Michèle, lui arracher sa robe d’un seul geste, la plaquer dans l’angle de la banquette, lui flanquer ma main en plein centre de sa chaleur de femelle indifférente, la prendre sans attendre, changer mon désarroi en sève, ne plus jamais en entendre parler et l’abandonner là sans plus m’en préoccuper, les vêtements en lambeaux, les cuisses marquées par mes dix doigts.

J’aurais dû, bien sûr. Mais sans doute était-il déjà trop tard. Je ne ferais rien de cela. Et, au contraire, je mettais une certaine complaisance à me laisser émouvoir et déchirer par tout le désespoir de ces yeux qui semblaient donner de l’autre côté d’une autre nuit sans espoir d’éclaircie, à écouter ses silences ou la sonorité atonale de ses quelques rares répliques, à suivre les vagues crispations de cette bouche qui ne semblait jamais trouver de goulée d’air à son goût.

Trop tard, et je le savais si bien. De nouveau, ma main se referma autour de l’attache très fine de son poignet, puis elle remonta vers le bras et, cette fois, sa peau me drogua d’une telle décharge d’électrodes que je retirai ma main, étonné de voir que son regard à elle n’avait pas changé, qu’il n’était ni moins ironique, ni plus brumeux que d’habitude.

Inutile de songer à la prendre en hâte, à la sauvette, au demi-viol : tant qu’elle aurait ce regard dans les prunelles, je me refuserais à la prendre. Des mannequins de chair, l’époque nous en fournissait à la chaîne, en série, en solde, à jet continu. Ce que je voulais avant tout, par-dessus tout, c’était voir son regard se brouiller, se mouiller de désir et la prendre alors, lentement, alors seulement, longuement, ne prendre qu’elle, à jamais, ne plus avoir envie que d’elle, oublier toutes les autres qui…

Ma parole, je divaguais. Je me croyais en 1960. Comment s’attacher à une femme en particulier dans un monde où faire l’amour avec une même fille pendant plus de quelques jours paraissait une anomalie, presque une psychose digne d’être relatée à un médecin ? Comment croire que je pouvais être stupidement victime d’une pareille fixation, moi qui étais sain de corps et d’esprit ? Je divaguais, soit. Je le reconnaissais. Ça me passerait probablement d’ici un jour ou deux, ou peut-être même d’ici quelques heures. Mais divagation durable ou non, j’avais néanmoins la sensation d’avoir marché inutilement pendant très longtemps et d’être soudain arrivé en un lieu de prédilection que je n’aurais jamais imaginé, que j’avais pourtant confusément appelé. C’était bien ainsi : en face de cette jeune femme dont je ne savais rien, j’avais la sensation d’être parvenu devant un paysage qui m’était à la fois étranger et très proche, qui me déchirait et m’effrayait, plus indéfinissable qu’au moment où je l’avais vu pour la première fois, situé à une latitude encore inconnue, à une distance qu’il m’était impossible d’évaluer, comme si elle n’avait existé que sur le plan confus d’une quatrième dimension.

Une demi-heure avait passé.

Déjà une demi-heure. Une demi-heure seulement. En effet, il m’aurait été difficile de dire si j’avais passé tout l’après-midi avec Michèle ou si nous n’avions pas passé plus de quelques minutes ensemble. Le temps se distendait, perdait ses secondes, éclatait, stagnait, se déchiquetait, se rétrécissait au gré des laps de temps qui s’écoulaient. À certains moments, je cherchais avec un tel désespoir quoi dire à cette inconnue taciturne que j’aurais volontiers donné n’importe quoi pour la voir s’effacer, reculer dans le temps, disparaître du calendrier, comme gommée d’un coup net et sans bavure. À d’autres moments, au contraire, il semblait que je lui parlais d’une seule coulée depuis des années et que personne n’aurait pu mieux me comprendre au second degré que cette jeune femme au visage fermé dont l’expression ne trahissait jamais aucun sentiment bien défini.

Michèle, en effet, semblait toujours attendre, comme dans le bureau où je l’avais rencontrée. Là-bas, elle attendait un chef de service. Ici, elle attendait je ne sais quoi, je ne sais pourquoi. Mais elle attendait sans impatience et sans nervosité. Égale à elle-même, fidèle à son indifférence, atone, étale, narquoise peut-être, mais en veilleuse, sans la moindre agressivité. Elle passait le temps. Disponible sans doute, mais distante, presque lointaine. Ou, au contraire, très proche soudain, durant quelques secondes, presque attentive, donnant la sensation qu’on pouvait lui avouer n’importe quoi et que chaque mot la traquait jusqu’au plus profond de ce cocon de calme où elle se terrait. Mais cela ne durait que quelques secondes, pas assez longtemps pour laisser aux mots le temps de vivre et de l’atteindre vraiment.

Il lui arrivait aussi de compter uniquement sur elle-même pour passer le temps. Pendant au moins dix minutes, elle fabriqua, avec les emballages des morceaux de sucre, des petits bateaux de papier qu’elle posa dans le fond de thé que contenait sa tasse, puis, avec une extrême minutie, elle versa de l’eau dans cette tasse et fit monter le niveau jusqu’au bord en s’appliquant à ne pas faire couler les bateaux, et ce qui l’amusa encore plus c’est de faire redescendre le niveau de l’eau uniquement à l’aide d’une cuiller à café, transvasant l’eau goutte à goutte dans une autre tasse, toujours sans causer de dommages à ses embarcations.

— Au fond, dit-elle sans me regarder, comme si ce travail l’avait absorbée corps et âme, je ne m’ennuie jamais. Mais tout m’ennuie.

Elle leva alors les yeux vers moi et dota son regard d’une extraordinaire expression de fièvre, de soif et de voracité, celle qu’aurait pu avoir un fauve qui n’aurait jamais trouvé aucune proie à se mettre sous la dent.

— Peut-être, ajouta-t-elle de sa voix neutre et assourdie, que mon seul plaisir est justement de voir les choses m’ennuyer à ce point.

Plus que jamais, j’aurais voulu trouver un acte, un geste, une phrase capable de la surprendre, de la toucher, de lui faire peur, mal ou horreur. Quelque chose d’assez imprévu ou d’assez désarmant pour voir une réaction s’inscrire en faux dans son visage. Mais je cherchais en vain, je ne voyais pas. Ce qu’elle avait de saisissant justement, c’est qu’elle paraissait à l’abri de tout sursaut nerveux : perdue, irrécupérable, inaccessible, hautaine, à peine transie, peut-être assez forte pour affronter son destin de bel objet privé de centre de gravité, sa condition incertaine de femme dont on se demandait en vain si elle était de feu ou de glace, de métal ou d’eau trouble.

Puis, revenant à la réalité, elle se leva et me dit qu’elle allait donner un coup de téléphone. Me priant de l’excuser. Ce qui prouvait au moins qu’elle était bien élevée, consolation de peu de prix.

C’est alors, je crois, que je la vis avec quelque recul pour la première fois, révélée des pieds à la tête. De dos, quand elle se dirigea vers le comptoir pour y prendre un jeton. De face, quand elle revint vers moi.

De feu et de glace, c’était bien cela. Un corps de feu, un visage de glace ; le fait me frappa avec une évidence qui me laissa presque sans souffle. Et, à cet instant, mieux que jamais je compris non seulement que j’étais pris, fait comme un rat, mais aussi pourquoi j’étais pris, fait comme un rat.

Michèle, avant tout, s’exprimait dans sa démarche.

Elle en disait plus long sur elle que ses silences et ses quelques rares aveux. Étonnante démarche. À la voir marcher, on aurait pu croire qu’elle sortait du plus profond d’un orgasme sans fin et qu’elle avançait, somnambule, d’un point indéfini vers un autre, sans but et sans conviction, noyée en elle-même, coulée à pic, n’essayant même pas de prendre contact avec la surface et ses multiples réalités. Elle avançait presque sans lever les pieds, glissant silencieuse, sans geste inutile, les paumes de la main tournées vers l’extérieur, les hanches fixes, ventre et sexe en avant, provocants, alors que ses cuisses paraissaient véritablement huilées, comme lubrifiées par le désir qu’elle aurait secrètement sécrété, fonctionnant aussi précises que des bielles idéales, sans heurts, sans tangage, sans roulis. Aucune femme, même les plus femelles, ne m’avait jamais donné cette impression de choc d’être faite d’une seule coulée de chair brûlante, bombée, humide, presque obscène, évoquant irrésistiblement un calme et lent viol sans cris et sans paroles. Aucune femme non plus ne m’avait jamais donné une telle sensation de minceur et de puissance, de velouté dans le jeu des muscles, de souplesse et d’indolence : seules les panthères quand elles arpentaient au ralenti leur prison de fer donnaient cette impression.

Inconsciente ou simplement indifférente à ce que l’on pouvait en penser, Michèle revint s’asseoir en face de moi.

— Il veut me voir maintenant, dit-elle.

— Qui ?

— Le chef du personnel de votre bureau. C’est lui que j’attendais tout à l’heure.

Je les avais complètement oubliés ceux-là, les chefs de service et ceux du personnel, les autres et mon bureau.

On en parla un peu. Pas tellement. Elle m’apprit qu’elle se présentait pour une place de secrétaire de direction. Personnellement, je ne la voyais ni secrétaire, ni rédactrice, ni sténo, ni dactylo, ni corrigeant des épreuves, et je le lui dis. Elle m’affirma avec une singulière concision que justement elle avait déjà fait tous ces métiers, mais sans entrer dans les détails, car parler d’elle ne semblait pas l’intéresser beaucoup plus que parler des autres. Je n’insistai pas : force m’était de reconnaître que je ne la voyais pas dotée d’une fonction sociale bien définie, pas davantage d’une identité précise. À mes yeux, elle était une jeune femme, rien d’autre.

Je la laissai partir, lui demandant de venir me trouver à mon bureau si jamais elle n’obtenait pas l’emploi qu’elle désirait. Lui en procurer un autre dans la maison ne m’aurait pas coûté beaucoup d’efforts. Simplement, pour rien au monde, je n’en aurais fait ma secrétaire personnelle. Je n’avais pas envie de devenir complètement fou. Je me sentais déjà suffisamment ébranlé comme cela.

Ensuite, je lui fixai rendez-vous pour le lendemain soir. Nous irions dîner ensemble. Ce qu’elle accepta sans empressement et sans déplaisir. Avec la plus stricte neutralité, exactement comme elle avait accepté de venir prendre un verre avec moi une demi-heure plus tôt. Savoir ce qu’elle pensait de tout cela eût été difficile. On aurait pu affirmer qu’elle n’en pensait absolument rien. Ou peut-être même qu’elle n’avait encore pris la peine de m’accorder un véritable regard. Il me restait la consolation de pressentir que les autres détails de ce monde ne lui étaient pas moins indifférents.

Elle quitta ensuite le café, m’y laissant. Cette fois, j’évitai de la suivre des yeux. J’en avais assez vu pour la journée. Son long cou mince et ses épaules très droites, ses hanches trop bien marquées, ses longues cuisses et ses courbes femelles, j’avais tout cela dans l’œil et jusqu’au ras des prunelles. Je crois que je pensais plus à m’en débarrasser qu’à m’en gaver une nouvelle fois.

Elle me téléphona deux heures plus tard pour me dire qu’elle avait eu la place et qu’elle commençait la semaine prochaine et que pour demain soir, vendredi, elle était d’accord comme convenu.

Une fois de plus, je fus étonné de constater à quel point sa voix mate et neutre s’harmonisait avec la calme tristesse de son visage. Harmonie que venait catapulter la plénitude solaire de ce corps que l’on imaginait si bien se calcinant au soleil de la joie de vivre, d’aimer, de boire et de s’user à pleine chair. L’ombre et la lumière, il eût été difficile de ne pas y penser. Son regard et son sourire donnaient sur une région déserte de pierre et d’effroi, son corps évoquait la chaleur et l’eau, l’indolence dans le plaisir douceâtre de mourir à moitié.

Je regagnai mon bureau, étonné de me sentir vaguement étourdi.

— Où étais-tu ? me demanda Christiane.

— Je voudrais bien le savoir, lui dis-je.

Et c’est sans doute en la voyant là dans ce bureau où je la retrouvais chaque jour que je compris à quel point Michèle m’obsédait déjà. Je regardais Christiane et je ne la reconnaissais pas beaucoup mieux que je ne me reconnaissais. Elle me paraissait si limpide, tellement insignifiante, nette et futile, réduite à quelques éléments de séduction faciles à définir, à accepter ou à rejeter. Elle était le contraire du trouble, de l’équivoque. Ou, plus exactement, au plus haut degré de banalité, elle représentait une jeune femme de cette époque, un bel objet vivant doté de plus de roses que d’épines, un objet que l’on pouvait prendre et reprendre sans se poser la moindre question, sans aucun risque de ne plus pouvoir le remettre un jour là où on l’avait pris.

Mais d’où me venait cette obscure certitude que Michèle n’était pas ainsi ? Qu’avec elle, je risquais, non seulement de me brûler la paume de la main en la prenant, mais également de ne plus du tout savoir à quel monde inconnu et toxique je l’avais arrachée. Que pour elle, devant elle, inexplicablement, je retrouvais un sentiment, une hantise, une maladie mentale que les hommes ne connaissaient plus depuis bien des années, que moi-même je n’avais jamais soupçonnée. Cela ne me causait aucune joie, aucun plaisir. Rien qu’une sourde panique.

Je tentai au moins d’y échapper en me prouvant que ce ne pouvait être tout à fait vrai, qu’il y avait encore une porte de secours.

Je commençai par me dire que je ne reverrais plus jamais Michèle, que je n’irais pas au rendez-vous que je lui avais fixé. Mais cela ne tenait pas debout : je savais tellement bien que je la reverrais. Je le savais avec une telle force que je ne pensais à rien d’autre.

Ce soir-là, je fis quand même une dernière tentative pour fuir, pour me fuir. J’allai dîner avec une jeune femme qui venait d’être engagée dans la maison, une rédactrice à laquelle je n’avais pas encore eu l’occasion d’adresser la parole, mais que j’avais remarquée depuis quelques jours. Elle était plus jolie que je ne l’avais cru, beaucoup mieux faite également. Sa conversation avait un charme certain, son intelligence ne manquait ni de subtilité ni même d’imprévu. Pourtant, je n’arrivai pas à m’intéresser un seul instant à ce qu’elle me raconta. Ce que je lui racontai, moi, ne m’intéressa d’ailleurs pas davantage.

C’est entre le plat de résistance et le dessert qu’elle m’écrivit sur la nappe de papier qu’elle avait envie de moi. C’était un peu normal à une époque où tout le monde avait envie de n’importe qui sans trop savoir pourquoi. Personnellement, je m’étonnai cependant de constater que je n’avais pas plus envie de la prendre que je n’avais eu envie de l’écouter. Je voulus quand même aller jusqu’au bout de ma soirée et j’emmenai la jeune femme jusqu’à mon appartement. Je lui fis l’amour avec indolence, sans aucune conviction et le fait que cela la fît crier de plaisir ne fut jamais qu’une déception de plus.

En réalité, la présence de cette jeune femme, celle-là ou une autre, ne changea rien au cours de mon idée fixe qui se déplaçait inlassablement, géométriquement, d’un point à un autre : demain, je verrais Michèle.

Je ressentais une sorte d’ivresse à la pensée que personne n’avait jamais réussi à arrêter le temps et que, même si les heures traînaient en longueur, ce demain soir finirait par arriver.

Le reste, s’il y avait un reste, ne comptait pas.