Il me reste à affronter l’après-midi.

Après le déjeuner, désœuvré, je me décide à aller jeter un coup d’œil au Salon de l’Érotisme.

Le Salon de l’Érotisme que l’on considère comme un des événements de la saison attire chaque année des milliers de badauds dont beaucoup viennent du fond de leur province pour avoir l’air de se tenir au courant et admirer sur place les nouveautés lancées par la capitale. Exactement comme autrefois, paraît-il, on présentait à grands frais dans une sorte de garage-volière les nouveaux modèles de voitures, de presse-purée ou de réfrigérateurs, ce qui peut sembler surprenant car il y a bien longtemps que plus personne, de nos jours, n’aurait l’idée saugrenue de se soucier de la marque ou de la forme des engins usuels qu’on acquiert sans regarder aux détails : du moment que ça roule, que ça réduit en bouillie ou que ça refroidit, cela suffit et c’est fort bien ainsi. L’époque n’a plus de ces modestes glorioles à bas prix : elle a d’autres vices, certes, mais moins mesquins en fin de compte. À des détails de ce genre, on s’aperçoit que, malgré tout, le monde a bien changé, même s’il tourne, comme avant, dans le sens des aiguilles de montre et de la connerie. Mais il ne s’agit plus tout à fait de la même connerie. Et que l’homme, un jour, ait pu tirer quelque fierté d’une 2 CV ou y regarder à deux fois avant de payer comptant n’importe quel ustensile ménager nous paraît déjà impensable.

Au Salon, cette année, beaucoup de monde, beaucoup d’exposants et de bruit, mais peu de trouvailles révolutionnaires. La conviction n’y est plus, la chair devient banale et l’homme a vu tous les livres.

Cette année d’ailleurs, cette course forcenée à l’érotisme me paraît plus ridicule que jamais. Ou, plus exactement, je comprends qu’avant je la méprisais sans y prêter attention, alors qu’à présent je la sens m’écorcher les nerfs, je la vois, je la crains. Mon premier mouvement en entrant dans ce gigantesque palais de la hideur présentée avec un solennel déploiement de fastes et de tumulte est en effet de reculer vers la sortie, de prendre la fuite. Mais on ne déjoue pas si facilement les pièges de la société. Se trouver pris dans l’engrenage de l’entrée est simple, gagner la sortie l’est moins. Tout est à sens unique, bardé de sens interdits et d’autres obligatoires. Il faut se résigner à suivre le flot, à se laisser emporter. Et je me laisse faire, déjà pris dans l’hébétude générale, engourdi par la chaleur, le vacarme publicitaire, les explosions de couleurs d’attaque, les coups de néon plus nocifs que des insolations et cette qualité d’air sans air qui n’est peut-être qu’une sorte de gaz anesthésiant fait pour mener les clients d’un article à un autre dans un état d’hypnose.

Je résiste pourtant. Je suis, mais je n’en pense pas moins. Quelle absurde frénésie met le monde à tourner après sa queue, à la mordre avec rage maintenant qu’il croit l’avoir enfin trouvée. Quelle énergie jetée au vent pour ne même pas avancer d’un centimètre. Et à quoi bon tenter d’aller plus loin dans l’obscène ou la veulerie alors qu’il suffit, pour tout bouleverser, d’aller ailleurs, d’être hanté, non par tous les culs du monde, mais par un seul visage, par un seul regard ? Que de frais pour rien, que de mise en scène pour accoucher d’un fouillis, de raz de marée dans un verre de sperme ; que de pancartes, d’affiches, de stands, de verre et d’acier, de pylônes et de cyclones, de bruits et de moiteur, pour en arriver éternellement au même désir, au même acte, à la même nausée et au même recommencement de sans cesse le même mécanisme. Et surtout, que d’efforts tapageurs pour donner à cet acte de fabuleux prolongements, l’enjoliver de mille paillettes de féeriques promesses, le larder de feux d’artifice et de fallacieux délires.

Machinalement, de stand en stand, je flâne au gré de l’alphabet. Sous la lettre T comme Télévision, la vente à mots armés de millions de mirages femelles en trois dimensions in full color stereo and Hi Fi plus vraies que nature qui hantent depuis des années tous les foyers du soir à l’aube et seront dotées, cette année, en plus de leur relief, du mirage de leur odeur garantie naturelle qui en fera les indispensables créatures à l’usage de tous les voyeurs du monde. Sous la lettre L comme Littérature, des pyramides d’objets baroques, sortes de compromis entre la boîte de dragées et le bibelot de velours que l’on appelle encore des livres et qui, en marge de toute littérature, presque sans texte, détaillent avec une savante virtuosité tous les théorèmes de la pornographie par l’image, jonglant avec la typographie et l’éternel féminin, la mise en page et la topographie charnelle, voyage au bout de la femme que tous les éditeurs font en un incessant aller-retour criblé de détours sophistiqués et de variations plus ou moins subtiles. À la lettre P comme Publicité, je retrouve sans plaisir et sans surprise quelques affiches qui sont signées du nom de l’agence où je travaille, maigres trouvailles généralement engendrées par l’esprit de routine et le mépris du client : la célèbre rousse de Flop allongée dévêtue et décapitée sur un tapis de haute laine, tendant à bras le corps sa tête qui sourit stupidement au plaisir d’avoir été lavée avec le savon de ses rêves : ou Miss Hifi qui a toujours dissimulé derrière un disque les secrets d’un sexe qu’elle affirmait garanti haute fidélité ; ou encore la blonde sportive qui, durant toute l’année, barbouilla tous les murs de son ivresse de faire l’amour avec un imposant paquet de muscles dans le bouillonnement d’un gigantesque verre de Pschittel. À la lettre J comme Jeux, une avalanche nouvelle de jeux anciens à peine remis au goût du jour : un Érotopolis qui dans un déploiement de maisons closes à vendre ou à louer, de fesses soldées au kilo, de réseaux de call-girls, de parties carrées rondement menées, de trocs truqués et de dés pipés, retrace sur une échelle réduite tout le trafic de foutre et de chair, de salive et de combines du plaisir, d’orgasmes organisés et de vices policés qui fait la loi aujourd’hui ; ou des dizaines de variantes de jeu de l’oie qui tous mènent les joueurs de la fesse à la fesse en passant par toute la gamme de la débauche et tous les labyrinthes de la monotonie ; ou ces poupées assez souples pour mimer, ahuries et mondaines, les trente-deux positions de l’amour ; ou alors, pour les désœuvrés plus fortunés, cette femme lumineuse toute de verre et d’eau vêtue, commandée par un complexe circuit électronique, réagissant aux paroles qui lui parviennent, s’empourprant des cuisses au visage quand la voix lui débite des invites, et jouissant dans un gargouillis de bulles d’argent et de reflets multicolores qui lui dégoulinent de partout quand on la caresse aux endroits sensibles. Cela sans parler des milliers d’articles que je ne remarque même plus, tous les succédanés que l’on peut voir depuis des années à tous les carrefours, dans toutes les vitrines : lits garantis plus moelleux que des tombeaux de volupté, mannequins-robots toujours d’attaque et présentés comme les indispensables compagnons des solitaires, tablettes de vitamines prétendues plus aphrodisiaques et plus efficaces qu’un mélange explosif de poivre et de gingembre, gants de peau plus satinés que des mains d’oisifs à l’usage des travailleurs aux paumes ravagées par les travaux de forçat, parfums douteux dont la gamme va de l’arôme acide, genre sueur du peuple, aux subtils alliages de cire, d’algue et de cuir ; tapis de fourrure assez électrodynamiques pour combattre la frigidité, papiers à lettre imprégnés de parfums insidieux appelant irrésistiblement le viol, slips plus transparents que des vitres présentés avec des déhanchements ravageurs par de grands mannequins aux yeux également transparents et, bien entendu, tout l’arsenal à l’usage des sadiques et des détraqués de toutes zones, clients de choc qu’une simple publicité suffit à mettre en transe. Bref, tout le charlatanisme et l’exhibitionnisme que suppose la vente forcée à un public crédule, mais de plus en plus difficile à convaincre, submergé par les trouvailles quotidiennes d’une industrie de choc qui ne sait plus quoi jeter sur le marché pour frapper les imaginations et faire monter le chiffre d’affaire.

Et aussi, et surtout, en chair ou en os, en seins ou en croupes, vues d’en haut ou de profil, en contre-plongée ou sous l’eau, bien vivantes ou momifiées, plaquées plus grandes que nature sur d’énormes panneaux ou sculptées dans la glaise, des femmes, des mannequins, des modèles, des têtes d’affiche, des vedettes de la pellicule ou des condamnés à la photo à perpétuité, des centaines d’employées de la féminité, généralement plus insignifiantes les unes que les autres, figées stupéfaites ou satisfaites dans leur médiocrité natale, encombrées de leurs appâts ou engoncées dans leur minceur, jouant de la pupille et du crayon gras, de la moue et du rouge à bouche, de la narine et du fond de teint pour tenter désespérément de graver une expression sur leurs faces sans vie et sans visage.

C’est bien vrai. Je regarde autour de moi et je constate avec stupeur que pas une seule de ces femmes n’a de visage. Rien que des têtes, des minois, des museaux ou des masques. Toutes si loin du visage à la fois glacé et brûlant, véridique et mis à nu de Michèle, ce visage d’ambiguïté, de calme et de fureur en marge de toute définition classique de la beauté fonctionnelle ou de la laideur utilisable. Une certaine allergie à la réalité, voilà bien ce que Michèle me lègue en son absence. Peut-être n’est-ce qu’une illusion d’optique ? Ou peut-être suis-je sous l’effet d’un microbe oculaire ? Justement, il y a là une jeune femme derrière moi, le nez presque fourré dans mon cou. C’est, je crois, ce que l’on peut appeler une jolie femme, mais telle que je la vois en ce moment, en gros plan, elle m’apparaît exactement, non comme un être humain, mais comme une invraisemblable composition chimique entièrement préfabriquée dans quelque laboratoire, une vaste boule de mastic et de plâtre creusée de plusieurs orifices assez suspects, garnie maladroitement de pâtés de viande trop saignante et d’yeux morts d’aveugle, colmatée avec des poudres farineuses, de la peinture écaillée, du bitume et des poils postiches qui lui composent un ensemble très approximatif, une sorte de masque confus et arrogant que l’on jugerait prêt à s’effriter au moindre souffle d’air. À moins de supposer que je vis sur un mirage, sur le souvenir d’un visage qui n’est pas du tout aussi saisissant dans la réalité ? Soudain, j’ai un tel besoin de retrouver Michèle que je pourrais presque supplier n’importe quel responsable de me vendre à n’importe quel prix une gomme à effacer les heures pour me retrouver sans déplacement et sans perdre de temps à huit heures précises, à l’endroit même où nous avons rendez-vous.

Mais autour de moi, au-dessus de moi, dans le fracas de la vente à bénéfices déchaînés, il n’y a que des objets bien plus complexes, bien plus inutiles que des gommes à effacer les heures, un monstrueux ! échafaudage du commerce ligué avec l’industrie qui sous-entend pompeusement que, du haut de cette pyramide, quarante siècles de sexualité nous contemplent. Et aussi, suspendue très haut entre parquet et verrière, une horloge qui affirme qu’il n’est que quatre, heures. Huit moins quatre, encore quatre heures d’attente, de sur place.

Autant aller d’un stand à un autre, prendre un bain d’époque, plonger du haut de ma nouvelle hantise dans l’eau trouble de ce siècle pour bien me prouver à quel point je m’y sens étranger et lucide, indifférent et sceptique, plus que jamais.

Et je vais, je viens, je pousse, je me fais pousser, je passe, je dépasse, je m’arrête, je me glisse, je me faufile, je me défile et je regarde, moins par intérêt que sous l’impulsion d’échapper à la présence gluante de l’heure congelée dans toutes les pendules, de fuir l’obsession de ce rendez-vous, minuscule point d’intersection de mon existence et néanmoins le seul incident qui m’ait jamais donné une sensation de panique, d’avenir, d’attente et d’impatience.

Soudain, d’objet en objet, j’en arrive à la sortie, je me retrouve dans une rue que je ne supporte pas non plus, car je m’engouffre presque aussitôt dans un cinéma dont l’affiche annonce un festival Walt Disney.

Walt Disney, il y a bien longtemps qu’il moisit dans les entrailles de cette même adorable nature qui lui fit gagner tant d’argent, mais le nom de sa firme, synonyme de prospérité et source de profits, a survécu au temps qui passe. Ce qui n’a pas survécu, en revanche, c’est l’écœurante sentimentalité et la mièvrerie dégoulinante qui définissaient ce label de sucre et de crème Chantilly aux environs de 1950. La « Walt Disney Production » s’est mise au goût du jour avec cette souplesse mercenaire qui l’a toujours si bien servie et elle produit depuis bientôt dix ans les dessins animés les plus pornographiques, les plus licencieux que l’on puisse rêver, ce qui a encore renforcé la puissance de cet empire pour simples d’esprit. Personnellement, je les apprécie modérément, mais comme je connais bien les anciens Disney, je prends quelque sournois plaisir à mesurer l’innocente désinvolture avec laquelle on a transformé la psychologie des personnages traditionnels du répertoire, car ceux-ci, paresse ou calcul commercial, n’ont pas changé d’un trait. Simplement, Donald Duck est devenu un obsédé sexuel qui chasse de préférence les fillettes en dessous de treize ans. Pluto assume un rôle éternel de pédéraste. Dingo celui d’un voyeur impuissant. Mickey Mouse se révèle inlassablement grand chasseur de femmes et de parties carrées, et ainsi de suite, chacun ayant, comme dans le passé, sa petite personnalité standard bien simplette, bien reconnaissable, qui fait toujours la joie des petits et des grands. L’apothéose de cette production étant la version 1985 de Blanche Neige et les Sept Mains, que l’on peut déjà considérer comme un classique du dessin animé, un dessin particulièrement animé, il faut bien le reconnaître. Blanche Neige y est devenue la partenaire consentante et dépravée des nains qui s’en donnent à cœur joie sur toutes les parties de son corps pendant qu’elle leur rend la monnaie de leur langue en menus services dont le film ne fait grâce d’aucun détail, tant il est vrai que le dessin autorise encore plus d’audace et de délire que la photo. La belle-mère est évidemment amoureuse de Blanche Neige et cet amour non partagé nous vaut quelques belles séquences, tandis que le coït qui « réveille » l’héroïne sous un prince plus cavaleur que cavalier reste un des sommets, sinon du septième art, du moins de ce remake revu, corrigé et considérablement augmenté.

Quant à la cuvée des dessins animés que je subis et qui datent tous de l’an dernier, ils sont moins réussis, certes, mais distrayants malgré tout. En particulier, Donald a sommeil où, avec un art consommé de la progression mathématique, on assiste aux reculs de plus en plus ingénieux de Donald pour échapper dans une pièce close à une femme qui veut à tout prix faire l’amour toute la nuit. Et une parodie incendiaire du Petit Chaperon rouge où un loup qui en a vu d’autres montre, non de grandes dents, mais un bon tempérament que le Petit Chaperon semble trouver à son goût puisqu’elle finit par témoigner d’une telle avidité au lit que c’est le loup qui prend les jambes à son cou.

Il est sept heures et demie quand je sors de la salle de cinéma.

Le temps d’aller à pied jusqu’au café où j’ai donné rendez-vous à Michèle et tout sera dit : cette journée, de gré ou de force, aura quand même perdu ses heures et ses minutes. Elle a capitulé.

Et soudain, alors que je vais vers Michèle, un grand désarroi me prend. À la gorge d’abord, puis au ventre, descendant jusqu’aux jambes, me les coupant presque.

Soudain, je ne sens plus que la terrible force d’attraction qui me drague vers l’endroit de notre rendez-vous, mais je ne vois plus du tout qui m’y attend, ni même si quelque chose m’y attend. Michèle qui ne m’a pas lâché d’un pouce, elle dont le visage, l’absence et la présence me collent à la peau depuis hier soir s’est tout à coup dissoute, dématérialisée, se réduisant à une véritable abstraction : la panique et la fureur de la retrouver. Mais je ne vois plus du tout son visage, je n’entends plus rien de ses mots, je ne perçois plus rien de sa personnalité, je ne la vois plus du tout ni en moi, ni devant moi, ni dans mes souvenirs. Elle se brouille, tout se brouille. Il me serait impossible de dire qui elle est, ce qu’elle est, ce qu’elle a dit, ce qu’elle n’a pas dit, comment elle agissait, comment je la voyais. Je ne sais plus. Je ne sais plus rien, si ce n’est mon désarroi. Jamais personne ne m’a paru subitement aussi flou, aussi indéfini, aussi lointain. Non seulement je pourrais presque jurer ne jamais avoir passé deux jours et même toute une nuit avec elle, mais je pourrais également jurer que je ne lui ai jamais adressé la parole, que je l’ai simplement entrevue un jour, un instant, entre deux portes. Et que, depuis cet instant, je n’ai fait que me poser des questions qui sont toujours restées sans réponse. Jamais sans doute je ne me suis rendu compte avec autant de netteté que je ne la connais pas, que je ne sais rien d’elle, pas même son nom. Michèle, et puis quoi ? Michèle, sans plus. Et au-delà de ce nom, ou collé à ce nom, un visage dont je perds subitement les contours. Autant dire qu’elle n’est plus qu’un sentiment, une force qui me déchire les tripes, me serre la gorge, m’embrume le cerveau, le regard et les sens. Elle est aussi vague que si elle n’avait jamais existé. Elle me brûle pourtant avec autant de force que si j’avais passé toute ma vie à griller dans sa présence.

Je ne suis plus qu’à quelques minutes du point d’intersection où nous devons nous rejoindre. Et la brûlure se fait plus vive, la panique plus intense. Mais son visage et son corps ne se recomposent toujours pas devant moi, informes, noyés, peut-être érodés par toutes les questions que je me suis posées à son sujet sans jamais recevoir de réponse, peut-être broyés par tous les fantômes différents qu’elle est capable de jouer, par tous les visages qu’une seule minute peut lui sculpter alors qu’il suffit d’une autre seconde pour les lui arracher.

Il était huit heures cinq quand j’entrai dans le café où nous devions nous attendre.

C’était l’heure de la grande foule. Mais il ne me fallut qu’une seconde ou moins pour me rendre compte que Michèle n’était pas encore là. Ou plutôt non, je ne pensai pas qu’elle n’était pas encore là, je pensai simplement qu’elle n’était pas là du tout.

Et, avec une force qui ne pouvait pas me tromper, je crus savoir, dès cet instant, qu’elle ne viendrait pas du tout. Je savais, c’était ainsi. J’étais convaincu que si elle avait dû venir, elle serait arrivée avant moi, même si j’avais dû arriver avec dix minutes d’avance. Il en avait été ainsi la première fois que nous nous étions retrouvés : elle m’attendait, elle avait eu le temps de prendre une consommation et avait bien le visage de celle qui est arrivée depuis un certain temps.

Je savais. Et je sentis mes chevilles céder, puis mes jambes.

Une heure passa. Je n’avais même pas besoin de guetter la porte d’entrée. Je n’étais même pas impatient. Je n’attendais même pas un coup de téléphone me prévenant d’un retard ou d’un contretemps. Rien de tout cela : elle ne viendrait pas et le fait demeurerait suspendu dans le temps et l’espace, net et inexplicable, confus, indéfinissable et effrayant, comme Michèle elle-même.

Comme Michèle elle-même. Durant cette heure, une image facile, mais précise, de Michèle se dessina en moi : celle d’une jeune femme provocante et futile, avide d’accepter certaines incidences pour mieux les refuser ensuite, ingrate et dure, avide de faire mal et peut-être heureuse d’agir ainsi. Mais cette image, en réalité, n’était pas plus plausible que n’importe quelle autre image. On pouvait la remplacer par toute une gamme d’autres clichés qui se superposaient aussi bien à ce que je savais de Michèle. Elle avait pu simplement oublier le rendez-vous car rien ne prouvait qu’elle eut un indice quelconque de mémoire. Elle ne venait peut-être pas par simple jeu ou pour bien me faire comprendre que je n’étais arrivé nulle part et qu’elle gardait ses distances. Ou bien elle n’avait pas ressenti le besoin de venir, pas plus celui d’être polie et de me prévenir par téléphone. Ou bien elle mettait un point final à une histoire qu’elle préférait effacer par le silence qui lui allait si bien. Ou encore elle avait trouvé très drôle de manquer ce rendez-vous et elle avait préféré passer la soirée toute seule à en rire. Ou bien, ou bien, ou bien quoi ? N’importe quoi, bien sûr, puisqu’elle pouvait être n’importe qui.

Puis, vers neuf heures et quart, un autre fait me frappa, plus glacial encore : je ne savais rien de Michèle, je m’en souvins. Rien que son prénom. Je ne connaissais ni son adresse, ni son nom de famille, de même que je ne savais pas du tout d’où elle sortait ni même quels endroits elle avait l’habitude de fréquenter. Autant dire que si elle ne me téléphonait pas, je la perdrais à tout jamais.

Je fermai les yeux, je murmurai que ce n’était pas possible et je crus sentir mon corps rejoindre le plafond et rester collé à cette surface, loin de tout, éjecté, perdu, renversé, à la fois conscient et sans connaissance.

— Pourquoi, Michèle ? dis-je.

Mais personne, aucun client, aucune Michèle, aucun verre, aucun objet, aucun être vivant ne répondit à ma question qui me revint dans la gorge, descendit plus profond et se mit à me tourner dans le corps, au ralenti, comme un animal grièvement blessé, mais avide de tourner dans sa cage jusqu’à son dernier souffle.

Il était dix heures quand je sortis de ce café. J’aurais pu croire que la porte de sortie avait été blindée et renforcée par du plomb fondu depuis que je l’avais poussée deux heures auparavant.

Je ne ressentais qu’un seul désir : me retrouver soudain plus grand que n’importe quel immeuble, plus fort que n’importe quelle arme, arracher tous les toits de toutes les maisons, faire tomber toutes les façades comme des panneaux de carton jusqu’à trouver enfin Michèle dans un des tiroirs de ce gigantesque casier que l’on appelait une ville, la retrouver et alors, et alors, et…

Mais je me sentais à peine la force de prendre la décision de traverser ou de rester, sans raison, sur le même trottoir.