Il me reste une journée de liberté

Il me reste une journée de liberté avant de reprendre mon travail. Une journée de transition, comme un dimanche jeté entre le calme de la campagne, ce caveau, et la frénésie de la ville, cette usine conçue pour cracher une seule bouffée de gaz toxique, de bourdonnements, de poussière et de grisaille empoisonnée.

Le moment le plus pénible de la journée est celui où il faut prendre connaissance du courrier qui s’est accumulé durant mon absence. Dans ce courrier, pas question de découvrir une lettre ou une carte postale qui me soit personnellement adressée. Il y a bien longtemps que plus personne n’écrit à personne, si ce n’est pour des raisons d’affaire. Les sentiments appartiennent à un passé à jamais révolu. C’est dire que je ne retire des enveloppes que des factures, des avis de taxes et de surtaxes, des menaces de saisie ou des injonctions. On écrit moins, mais on calcule beaucoup plus. Car chaque nouveau perfectionnement, même s’il ne profite à personne, coûte cher à tout le monde. Chaque pays est une monstrueuse tirelire et les habitants sont une grande famille de bons payeurs, d’ailleurs assez mal payés. C’est ainsi qu’il ne faut pas nécessairement s’intéresser aux voyages interplanétaires pour payer malgré tout la taxe indirecte galactique. Il n’est point besoin d’avoir une auto pour assurer les frais de la taxe routière qui permet d’élargir ou de rétrécir des routes dont on ne profitera jamais. De même, ceux qui ne possèdent pas le téléphone paient malgré tout une redevance annuelle, sans doute parce qu’il semble inconcevable, presque illégal, de ne pas être abonné au téléphone. Mais la cotisation la plus lourde est certainement, les contributions diverses mises à part, celle qu’exige tous les trimestres la Caisse des Redevances Sexuelles en échange des jouissances, plaisirs, facilités et libertés que le siècle nous procure, cotisation dont nous sommes tous redevables, même les centenaires, les impuissants, les indifférents ou ceux qui, comme moi, ne font jamais appel à un organisme officiel pour se procurer d’éventuelles partenaires d’une heure ou d’une nuit. Heureusement, je ne suis pas marié : j’échappe donc à la taxe conjugale, pas tellement lourde, mais toujours contrebalancée par la taxe d’adultère qui, en échange d’une absolution tacite et reconnue, grève sans difficultés les budgets les mieux équilibrés.

Bientôt agacé, je décide de remettre à plus tard l’examen de ce courrier chiffré et je range toute la liasse dans un tiroir sans même l’avoir triée.

Puis je consacre la matinée à traîner dans mon appartement que je retrouve chaque fois avec un certain plaisir. Non qu’il soit un musée d’objets précieux – je n’en possède pas un seul, au contraire – ni même une merveille de l’électronique – je n’ai ni télévision, ni téléscripteur, ni même un rasoir électrique – mais je tiens assez à ces trois pièces basses de plafond, avec ces fenêtres étroites donnant sur une impasse enfermée dans un carré de vieilles demeures qui ont miraculeusement échappé à toutes les crises de reconstruction et paraissent une sorte d’oasis de calme et d’harmonie dans une ville où tout est tiré au compas, strictement parallèle à la laideur, perpendiculaire au fonctionnel. Avec la même obstination, je tiens à mes livres, à mes disques, en particulier à mes microsillons 33 tours si désuets, peut-être parce que j’ai eu beaucoup de mal à les acquérir et que j’ai dû les revendre plusieurs fois pour survivre, quitte à en racheter d’autres quand tout allait mieux. Le seul objet de prix que je possède est ma chaîne haute-fidélité et son réseau de baffles qui avalent tout un mur. Avec son circuit d’amplificateurs, de préamplis, de platines, de magnétophones et de modulation de fréquence elle atteint le prix de la voiture de grand sport dont je me suis toujours passé. Ce qui n’est pas très difficile quand on pense que, depuis dix ans déjà, il est interdit de dépasser 40 km à l’heure dans les villes, 80 sur les routes perpétuellement noyées sous un flot ininterrompu de voitures. Détail qui n’empêche nullement les constructeurs de sortir des modèles qui peuvent atteindre sans effort des pointes de 350 km à l’heure. Mais où, à part sur la seule autostrade du pays ? Et comment ? Personnellement, j’en suis resté au Solex. J’ai une réelle tendresse pour cet engin qui paraît dater du siècle dernier avec son moteur que l’on n’a pas modifié depuis cinquante ans, sa vitesse horaire à peine augmentée d’une dizaine de kilomètres et son prix singulièrement modique qui en fait un objet que l’on pourrait presque jeter après un millier de kilomètres, alors qu’il s’avère au contraire increvable. Et surtout, ne comprenant pas le besoin de battre des records qu’entretient l’homme, détestant les routes nationales toujours jetées à travers les paysages les plus ingrats, il y a bien longtemps que j’apprécie le plaisir de louvoyer au gré des vicinales ou des départementales, de prendre le vent en pleine nature, loin des villages et des agglomérations, loin du vacarme, loin de ce siècle.

Dans mon appartement, je retrouve cette sensation d’isolement, de coupure. J’y ai toujours vécu seul et je n’y reçois presque jamais personne. J’ai fait de ces trois pièces mon seul refuge dans une ville où l’on est de plus en plus traqué sous de plus en plus de prétextes. Un simple coup d’œil dans mon appartement suffit à prouver que je n’ai guère de goût pour le délire actuel que je suis bien obligé d’accepter quotidiennement : sans être collectionneur, je ne range sur mes étagères ou dans mes armoires que des livres, des disques, ou des bandes magnétiques qui datent presque tous des années 1920-1970, époque que je préfère entre toutes. Mais cela sans aucun sentimentalisme, car je ne suis pas de ceux qui estiment que le passé correspond systématiquement au « c’était-le-bon-temps ». Au contraire, je garde la conscience que mes souvenirs d’enfance n’ont pas eu une toile de fond particulièrement rassurante, toile qui craqua d’ailleurs de part en part quand éclata la guerre de 1985 que l’on attendait, comme on sait, depuis plus de vingt-cinq ans. Tout cela ne tient en somme qu’à une certaine qualité d’angoisse. Incontestablement, celle d’avant la guerre était de meilleure qualité, plus à vif, plus riche de résonances et de répercussions. Elle contenait quelque chose de terrible, de déchirant. De nos jours, même si nous ne sommes pas moins angoissés que nos parents, notre hantise d’y échapper par le tapage et la surenchère, la démence organisée et le plaisir à toute heure, apparaît spectaculaire, certes, mais plus crispante qu’émouvante. Surtout quand cette frénésie artificielle fait craquer les cadres de la publicité, des loisirs ou du travail, pour déborder aussi bien dans la littérature que dans le monde en un seul hurlement inarticulé qui n’a plus ni charme, ni signification précise. Notre monde actuel a tellement peur qu’il n’ose même plus regarder sa peur, en parler ou la disséquer. Il se contente de l’étouffer sous des tonnes de cris, de rythmes haletants, de couleurs hurlantes ou d’images brutales. Désordre qui me laisse simplement hébété, tout à fait froid, un peu agacé quoiqu’habitué. Mais personne ne m’empêchera de préférer les plaintes exacerbées et lancinantes d’un Armstrong, d’un Charlie Parker, d’un Coltrane ou d’un Mingus aux hurlements incantatoires, obscènes, vulgaires, inconsistants qui sont l’unique aliment de la musique d’aujourd’hui, comme un continuel appel au viol alors que tout le système social nous y pousse déjà sans nous laisser le temps de souffler une minute. De même, en littérature, il est permis de trouver plus de force et de vérité terrifiée, de sombres fulgurances et de cauchemars dans la prose d’auteurs passés de mode comme Kafka, Beckett, Faulkner, Lovecraft ou Céline, plus de génie surtout, que dans les textes tapageurs de nos auteurs modernes dont on pourrait jurer qu’ils sont payés par quelque syndicat de l’excitation des sens et qu’ils n’ont d’autres souci que de vendre des cris, du flou, du rut et du déjà lu. Cela sans parler de la scène ou de l’écran où l’on regarde avec quelque lassitude des spectacles qui, il y a vingt ans à peine, auraient paru d’une vulgarité et d’une indécence stupéfiantes alors qu’aujourd’hui on les subit en famille, le samedi soir, le dimanche en matinée, sans rien y trouver à redire, sans rien objecter.

Cet après-midi pourtant, je compte aller au cinéma. J’y vais de moins en moins souvent depuis quelques années, mais, après un mois de soleil et de solitude, voir un film, quel qu’il soit, me paraît un passe-temps acceptable, une prise de contact avec la réalité. Les exclusivités de la semaine donnent bien la température de la réalité et en disent long sur ce qui rapporte aux producteurs et plaît au public : le Château des sept Femmes nues, 20000 lieues sous l’amour, Suzanne, ouvre-toi, le Viol de Frankenstein, Passeport pour Lesbos, Bonjour Luxure, Dracula contre les Nymphomanes, Messe pour Messaline, et j’en passe. Titres qui ne prêtent pas à équivoque et disent assez à quel niveau l’industrie du cinéma est arrivée après bien des recherches perdues, des faillites honorables et des coups pour rien : à la hauteur du bas-ventre. Il y a bien longtemps déjà qu’aucun film n’est pas monté plus haut ; ce qui peut surprendre quand on sait qu’en fait le cinéma n’avait jamais atteint de si hauts sommets. Mais force est de croire que cet art était, plus que les autres encore, sujet au vertige.

 

 

Ou alors, quand on veut échapper aux films conçus pour le grand public, il faut supporter les films abstraits, sans intrigue, sans acteurs, réduits à des sons désarticulés, des cascades d’images fugaces, des bribes informes. Car l’informel fait également la loi dans tous les arts. Le choix est simple car limité à deux issues : l’érotisme échevelé ou l’abstraction systématique. En musique, même refrain : quand on échappe aux recherches balbutiantes qui malaxent les sons les plus ingrats en une seule pâte, c’est pour tomber, soit dans les hurlements de jouissance indéfiniment répétés, jusqu’au paroxysme du paroxysme, soit dans les chansons sirupeuses où le sexe et la fesse ont remplacé le cœur et la chaumière. En ce qui concerne la peinture, même tableau : d’une part, les taches baveuses, les dégoulis, les crachouillages de couleurs violentes ; d’autre part, les scènes d’un minutieux réalisme pour glorifier les mornes fastes du vice, du sadisme ou de quelque autre perversion.

Entre cette condamnation à l’érotisme forcé ou à l’abstraction obligatoire, je n’ai pas à hésiter longtemps : je ne supporte ni l’un ni l’autre. Raison pour laquelle ma culture s’arrête aux environs de l’année 1975. Au-delà de cette date, je ne vois plus grand-chose qui puisse m’accrocher ou simplement m’intéresser.

C’est dire que je me rends au cinéma pour chercher deux heures de délaissement et quelques raisons de sourire, bien sûr. Car un des agréments de ce monde, c’est que plus il délire, plus il dispense d’occasions de sourire. Je tiens beaucoup à ce privilège. Je crois même savoir que je n’en ai jamais eu d’autres dans ma vie. Participer, être dans le coup m’a toujours été difficile. La foi n’y était pas, la conviction non plus. Mais j’ai toujours eu la faculté de demeurer sur place, de regarder et de sourire.

Je pourrais presque affirmer que sourire est en réalité ma véritable profession. Elle paie peu, il faut bien l’avouer, et réserve moins de satisfactions qu’on ne pourrait le croire, rien que des délectations somme toute assez lugubres.

Aujourd’hui, n’ayant pas envie de revoir un classique de l’écran – car bien rares sont les vieux films que je n’ai jamais vus – je me décide à aller voir en exclusivité le film qui me paraît présenter le plus de garanties négatives : Le Viol de Frankenstein qui a peu de chances de me décevoir. Et le fait que ce film bat, depuis trois semaines, tous les records de recettes sous-entend qu’il doit battre parallèlement d’enviables records de stupidité et de démence.

L’affiche déjà, qui dévore toute la façade d’un immeuble, sur vingt mètres de haut, a de quoi laisser rêveur. Dans une lueur d’apocalypse qui ne serait qu’une gigantesque explosion de couleur glauque, le monstre de Frankenstein, sans cesse coupé en morceaux depuis un demi-siècle et perpétuellement ressuscité, avance, les mains en avant, non plus dans un cimetière ou dans une lande déserte, mais dans un véritable labyrinthe de femmes nues qui se tordent de désir sur son passage, offertes, ouvertes, cambrées de la nuque aux chevilles, ruisselantes de sève, dévorées par leurs seins jusqu’aux yeux, fendues de partout, véritables orifices sur pattes qui ne paraissent plus savoir où donner de la bouche, les cheveux au vent confondus dans la toison de leur sexe avide de prendre le monde en tenailles, cabrées et capturées d’avance, brûlant à grand feu dans leur jus, les unes frôlant du ventre le visage du monstre qui paraît se demander ce qui lui arrive, les autres tombées à quatre pattes, écartelées, narguant les clients de toute la hauteur de leurs silhouettes de géantes affamées de caresses, de fouet, d’orgasmes et de terreur.

Quant au scénario, il est digne de l’affiche. Un psychanalyste de renom, donc autrichien, vient un jour dîner chez le baron Frankenstein et la conversation roule naturellement sur le monstre créé par le baron. Le psychanalyste fait comprendre au baron que, si sa créature était si sanguinaire, c’est tout simplement parce que, malgré sa débordante vitalité, elle n’avait pas la possibilité de faire l’amour. Libido, donc refoulement, d’où transfert, d’où besoin de meurtre, c’était simple comme au secours. Le baron est aveuglé par la lumière de ce raisonnement. Il retourne à ses caves et à son monstre – qui a miraculeusement résisté à la bombe atomique avec laquelle on l’avait détruit à la fin de son dernier film – il lui redonne la vie et, cette fois, en le dotant d’une sexualité d’adulte. Mais le baron en fait toujours trop et, dès que la créature ouvre les yeux, elle se précipite sur le baron, non pour le tuer, mais pour le violer, et c’est de justesse que le savant échappe aux premiers outrages. Une horrible pensée le tourmente : son monstre serait-il homosexuel ? Et puis non, car le monstre, après avoir arraché plusieurs portes, se précipite vers les cuisines pour y rafler une poignée de servantes et les consommer sur place. Elles échappent également, terrorisées. C’est la panique. Frankenstein comprend que sa créature est complètement déchaînée et qu’elle ne pense plus qu’à défoncer tout ce qui lui tombe sous la main. Faute de vivants, le monstre viole ainsi le portrait d’une grand-mère, un mannequin trouvé dans un grenier et une vieille tante qui était morte la veille au château. Puis, il prend la fuite, à travers la lande, vers le village. C’est dans une maison isolée qu’il trouve sa première proie de chair : une grosse fille blonde qui puise de l’eau dans la cour de la ferme. Attaquée par surprise, elle n’a pas le temps de fuir. Lui broyant les seins et la croupe dans ses mains plus puissantes que des bennes, le monstre la jette dans une meule de foin et là, dans un grand tourbillon de paille, de linge, de chair nue et de gémissements, il la prend avec une telle brutalité que la femme pourrait se croire violée par un raz de marée. Elle sort de cette aventure à moitié morte, ensanglantée, transpercée de part en part, les lèvres ouvertes, le ventre griffé, le dos rompu, la tête presque séparée du tronc, désarticulée, mais heureuse, l’œil trouble, les nerfs vibrants : elle n’a jamais joui comme ça.

Très vite, la nouvelle fait le tour du village. Les hommes prennent des fourches et des pelles pour aller à la rencontre du monstre, les femmes abandonnent leur slip et leur soutien-gorge dans l’espoir de le rencontrer sur leur passage. Et dans cette course contre le monstre, ce sont les femmes qui marquent des points. Alors que la plupart d’entre elles arrivent à assouvir leur faim, les hommes restent sur la leur : le monstre n’a pas encore reçu la moindre pointe de fourche dans le ventre, mais il défonce presque tous les ventres femelles de la région. Les quelques rescapées vivent d’ailleurs dans un état de transe qui frise l’extase religieuse. Elles n’en peuvent plus d’attendre, elles aboient à la lune, elles hululent le nom du monstre, elles parcourent la lande déserte à quatre pattes, tendues vers le ciel qui reste muet. Tout cela finit mal cependant, pour rester dans la grande tradition des Frankenstein : le monstre sera tué pour la trois centième fois depuis 1933. Une meute d’hommes passe en effet à l’action en adoptant les grands moyens : ils se déguisent en femmes, attirent ainsi le monstre dans un piège nocturne et arrivent à le maîtriser, au prix de quelques concessions, cependant. Châtré, découpé, mutilé, broyé, le monstre est jeté aux chiens et aux vers carnivores. Il s’en remettra bien sûr dès qu’un scénariste aura besoin de lui.

Quand même, en pensant qu’il n’a pas fallu moins de trois scénaristes professionnels, deux dialoguistes et quatre conseillers artistiques pour imaginer cette histoire réservée aux attardés, il est difficile de ne pas ressentir quelque accablement. Puis, habitué, on hausse les épaules. On sourit.

Et, un peu engourdi par tant d’infantilisme, on s’éveille à l’entracte, annoncé en multiphonie par un déluge musical de velours que crache le plafond et que les murs répercutent en douceur. Dans une lumière rose-nuit de petit paradis souterrain, comme de véritables détails vivants de cette bonbonnière, les ouvreuses apparaissent, les unes crachées par une colonne de plâtre, les autres par un rideau de mousse. Elles se dispersent dans la salle, nous cernent bientôt de leur présence, glissant vaporeuses, aussi feutrées que si elles se laissaient emporter par un tapis roulant de haute laine. Filles de l’entracte ce ne sont plus des chocolats glacés ou des caramels qu’elles proposent aux spectateurs, mais plus simplement elles-mêmes, sans invite, sans œillade, sans hameçon. Uniquement vêtues de longs bas noirs et de quelques pompons roses, elles sont perchées sur des talons tellement hauts qu’on pourrait croire qu’elles ne sont qu’une paire de jambes et de fesses qui semble sortir en rêve de quelque boudoir nocturne. Quand les ouvreuses approchent, frôlant le velours des fauteuils de leurs cuisses soyeuses, elles apparaissent encore moins réelles sous le treillis serré de leurs bas sombres, avec leur peau si nette et leurs fanfreluches si bien ajustées que l’on finit par se demander si leur chair pulpeuse n’est pas, elle aussi, un simple artifice, un mirage, un effet d’optique savamment réglé. Leurs visages de somnambules n’expriment absolument rien et il n’est pas exclu de penser que si on les débarbouillait de la couche de fard qui leur sculpte la peau, on découvrirait avec stupeur qu’elles n’ont pas de traits, rien qu’un visage aussi lisse que leur ventre bombé.

De temps en temps, un spectateur se lève et disparaît avec l’ouvreuse de son choix par une petite porte, près de l’écran, qui mène aux loges d’entracte. Les couples ont un quart d’heure à leur disposition, plus de temps qu’il n’en faut généralement : en quelques secondes, les pompons roses tombent sur le tapis, la fille surgit plus nue que la vérité, sortant, non pas du puits, mais de deux bas de soie bien galbés, offrant alors son corps à quelques centimètres des mains du client. Les loges sont, en effet, minuscules, à tel point qu’il est impossible de s’y allonger ou même de s’y asseoir. Ce ne sont que quatre parois aussi moelleuses qu’un divan qui enferment un espace où il y a à peine place pour deux personnes debout. Et les plaisirs de l’entracte sont compris dans le prix des billets d’entrée.

Aux autres, à ceux qui ne désirent pas profiter de ces privilèges, il reste les charmes bigarrés de la publicité. Charmes monotones, il faut dire. L’essentiel de ce que l’on propose aux millions de clients, qui s’affairent autour de ce vaste comptoir appelé la terre, tourne presque toujours autour de la femme, de l’amour, du couple, du plaisir. C’est ainsi depuis que la sexualité est devenue, non seulement la force motrice qui dirige le monde, mais une véritable métaphysique. Avant, au moins, il y avait le ciel et le cul. Maintenant, il n’y a plus que le cul qui virevolte dans l’espace, véritable monde parallèle, sphère idéale où s’inscrivent et convergent toutes les pensées d’une humanité éternellement en quête de sa raison d’être. Car, malgré tout, il convient de reconnaître que si l’homme a enfin pris pleine conscience de ses sens, il n’a toujours pas trouvé son véritable sens. Simplement, il ne le cherche plus comme dans le passé. Il baise, donc il croit qu’il est. Quant à Dieu, on l’a envoyé se faire croire ailleurs.

Distraitement, je regarde l’écran. Ces publicités, je les connais par cœur, comme tous ceux qui vont au cinéma plus d’une fois par semaine. La séance s’ouvre invariablement par la jeune femme qui nous montre ses fesses qu’elle prétend si douces et si blanches parce qu’elle utilise « Moussavon » alors qu’il est flagrant qu’elle les aurait eues aussi blanches et non moins douces sous la mousse de n’importe quel savon. Puis la grande brune de « Chocoflac » amène ses charmes de choc, dégrafe son soutien-gorge tout en nous parlant commerce et s’effeuille de la gorge aux chevilles sous le prétexte un peu futile qu’elle dépouille en même temps un caramel de son papier d’emballage. Nous avons droit ensuite au gros plan du ventre de Mlle Sexicolor qui semble palpiter pendant que, d’une voix mourante, elle affirme que si tous les hommes ont envie d’elle c’est grâce au soyeux que cette teinture donne à son sexe. Intermède suivi des prouesses amoureuses d’une blonde, dévoreuse d’hommes jamais rassasiée depuis qu’elle boit sa tasse de « Triscao » tous les matins. Bientôt remplacée par un couple de simples d’esprit qui, hébétés, enlacés, nus et dégoulinants de sueur, déclarent, en duo, qu’il n’est de bon orgasme que sur un matelas « Couchemoila ».

Écœuré, je me lève pour aller fumer une cigarette dans le hall avant qu’une rousse incendiée ne vienne me déclarer, le derrière à l’air, que pour bien baiser, il faut fumer français.

C’est avant d’atteindre la porte que je la remarque. Ce n’est qu’une ouvreuse comme les autres, mais je la considère avec quelque incrédulité éclater en trois dimensions, ou plutôt en quatre dimensions car ce qu’elle dégage de trouble et même d’obscène lui en donne une supplémentaire. Elle n’est pas à moitié nue comme les autres ouvreuses. Au contraire, elle est enfermée jusqu’au cou dans une robe de satin noir très serrée et c’est à peine si son cou laisse deviner la blancheur mate de sa peau de brune. Elle me dépasse de toute sa tête de méduse des ténèbres et me tient à distance en me braquant dans les yeux la pointe de ses seins qui ont l’air d’un véritable promontoire surplombant à pic le gouffre de son ventre. Mais tout son corps donne cette impression d’abîme, puisque sa robe tout entière se creuse et s’enfle d’inquiétants paysages du vertige.

Ses cheveux noirs lancent des reflets d’argent, ses sourcils sont de goudron, ses paupières plus vertes que le gris de ses yeux, sa bouche saigne en violet et ses longs cils bleus miment l’hébétude absolue. Mais sa couleur dominante d’attaque reste malgré tout le noir, cette gangue funèbre d’où émerge une chair tellement claire par contraste qu’elle paraît à peine vraie. Quand la fille bouge, des nouvelles courbes se créent, ses cuisses se dédoublent, des fesses de rechange sortent de leur repaire, son ventre bouscule l’espace, sa jupe lui rentre dans les chairs comme si elle n’était qu’une deuxième peau et, de tout son corps, elle paraît faire l’amour avec elle-même. Quand elle ne bouge pas, elle semble un peu écrasée par le poids de ce corps débordant d’électrodes, d’inertie et de feu sans flammes. Elle n’existe pas, elle explose de toutes ses courbes, inconsciente, endormie, dans cette robe étroite de deuil qui la dénude et la révèle des épaules aux cuisses.

Je suis là, devant elle, et je me dis que c’est bien cette ouvreuse que j’ai envie d’ouvrir, et je ne vois pas pourquoi je m’en priverais. À moins, évidemment, que le règlement ne s’y oppose et qu’elle ne soit là que pour ouvrir les portes.

Je me renseigne, je lui pose la question.

— Vous me suivez ? demande-t-elle en guise de réponse.

Et elle se dirige vers les loges d’entracte, vacillant légèrement sur ses talons pointus.

Je suis, je suis, oui, oui. J’ai beau me dire que je n’ai jamais été très sensible à la métaphysique un peu puérile qu’on avait échafaudée autour des bas et des dessous sombres contrastant avec une peau blanche, je dois cependant reconnaître que, si cette ouvreuse-là portait un tutu de danseuse ou un tailleur gris, elle perdrait une bonne partie de l’attrait qu’elle dégage. Je marche derrière elle, subjugué par le mouvement de ses cuisses et de ses hanches, un peu surpris de constater que sa robe tient le coup alors que je pourrais jurer que d’un instant à l’autre elle va lui craquer dans le dos et s’ouvrir sur toute une bande de chair blafarde.

Nous arrivons à la loge qu’elle a choisie. Un petit voyant de couleur indique si oui ou non elle est occupée. Rouge, c’est pris. Vert, c’est libre. La civilisation n’oublie jamais ses codes, même dans les petits détails. L’ouvreuse ouvre la porte, puis, métier oblige, me laisse passer. Je n’en fais rien et lui cède la place. Sa tête touche presque le plafond capitonné, ouaté comme le sol ou les parois, à croire que certains couples ont trouvé le moyen de faire l’amour au plafond, comme des mouches. Quand la fille se plaque contre la paroi du fond et moi contre l’autre, il n’y a entre nous qu’un espace de cinquante centimètres. On pourrait s’imaginer englouti dans une sorte de divan de rêve à dimensions multiples, un monde clos où tout est pénombre, velours profond, tiédeur et silence de plumes.

L’ouvreuse s’est débarrassée de ses chaussures, ce qui lui enlève quelques centimètres. Et déjà elle dégrafe sa robe. Je lui fais non de la tête. C’est exactement ce que je ne veux pas. Je n’ai aucune envie de voir cette grande statue se désagréger. Et la nudité risque de lui aller moins bien que sa carapace de scarabée des cinémas qui dissimule peut-être quelques défauts et quelques bourrelets de chair.

— Ôte simplement ton slip, lui dis-je.

Elle me fait remarquer d’une voix égale qu’évidemment elle n’en porte pas. Et pour me le prouver, elle soulève sa robe jusqu’au nombril. Je ne m’étais pas trompé en la choisissant parmi tant d’autres visages inexpressifs, donc semblables au sien : le ventre, les cuisses et l’éclatement de courbes bien mûres qu’elle dévoile, comme au théâtre, au lever du rideau, me violent littéralement les prunelles, donnant à la fois une impression de force et de voracité, s’imposant comme un de ces paysages de l’obscénité dont on rêve souvent mais que l’on trouve rarement dans une réalité en général plus tapageuse que saisissante. Elle a vraiment un triangle qui vaut qu’on le partage en deux parties égales, intermède de géométrie dans les spasmes que j’exécute sans me faire prier, avec une certaine frénésie même. Je l’ouvre donc comme un énorme coquillage pulpeux et je m’enfonce en elle de tout mon poids tandis que la fille s’enfonce de tout son dos dans le taffetas des parois et nous basculons l’un sur l’autre, debout, mais engouffrés dans un même vertige où il fait bon confondre les plans verticaux avec les horizontaux. Dès lors, tout rentre dans les normes de la banalité flagrante. Elle a perdu ses dimensions, son poids de créature irréelle et n’est plus qu’une femme comme tant d’autres qui, andante, de soupir en gémissement, se liquéfie en douceur jusqu’à son petit orgasme personnel dont il est facile de prévoir qu’il ne fera pas de casse. Dommage, mais cette splendide croupe de jument de la pénombre ne doit pas connaître des jouissances plus orageuses que les maigres fesses de quelque vendeuse de Monoprix. En effet, après une dizaine de minutes à peine, ouverte de l’âme aux cuisses, l’ouvreuse s’enlise dans son plaisir, s’y noie, s’y spasme, les jambes vibrantes, l’œil vitreux, les mains crispées dans les remous de sa robe.

Elle a d’ailleurs une lueur de reconnaissance dans l’œil et une tendresse vague qui ne me rassurent pas trop. Pourvu qu’elle n’ait pas l’idée de me raconter sa vie.

— Le film vous a plu ?

Je dis oui pour ne pas en discuter.

— La semaine prochaine, on en joue un meilleur encore : Vampires pour Lesbos.

Ah oui ? Ainsi vont les programmes, les heures, la vie.