Quand j’arrivai, le lendemain soir

Quand j’arrivai, le lendemain soir, au café où nous avions décidé de nous retrouver, Michèle m’attendait déjà.

Sans impatience, détendue, immobile, isolée, les mains inertes, exactement dans la position où je l’avais vue, la veille, pour la première fois. Une différence, pourtant : dans cet endroit très fréquenté du centre, elle regardait avec une certaine attention un détail bien défini, et elle souriait ; ou plus exactement sa bouche esquissait un sourire d’une inquiétante fixité, à la fois las et narquois, toujours un peu cruel, mais ses yeux ne souriaient pas. Quant à savoir ce qui la faisait sourire, on pouvait se le demander en vain.

Je restai quelques secondes à la regarder de loin. Fasciné, toujours un peu effrayé. Comment ne pas comprendre pourquoi elle m’avait frappé avec cette force, pourquoi elle me restait dans le ventre et dans le regard depuis hier ? Au milieu de cette foule, elle frappait encore bien plus violemment que dans une pièce vide. Dans cette vaste volière remplie de bipèdes déplumés, de perroquets cultivés et de dindons dodus, elle avait simplement, triomphalement, l’air d’un être humain que l’on aurait mis par erreur dans une cage réservée aux animaux domestiques. J’avançai vers elle et je la vis détourner la tête pour soudain regarder dans ma direction. Elle avait agi lentement, d’un seul mouvement de son cou mince et musclé, et rien dans son expression ne la trahissait : impossible de savoir si oui ou non elle m’avait vu, si elle me voyait arriver avec ou sans joie. Son regard s’était pourtant posé sur moi, à la fois pesant et insondable.

— Tu es une Carnivore, lui dis-je en arrivant près de sa table.

Je vis ses yeux s’agrandir, à la fois amusés et surpris. J’avais vu juste bien sûr. Je l’avais un peu étonnée aussi. Et il y avait dans le regard appuyé qu’elle leva vers moi, non pas un sentiment, mais une sorte d’assentiment, de complicité qu’elle ne commenta d’ailleurs par aucune parole. Un instant, elle découvrit des dents assez effilées, des dents de carnivores justement, petites et luisantes, puis tout son visage se scella et parut se vider de toute réaction, de toute sensation, de tout influx nerveux pour n’être plus qu’un masque hautain et statique, visage de piège que l’on devinait recouvert d’une mince couche de givre pour mieux dissimuler un insondable bourbier de vie, peut-être très proche, peut-être inaccessible. Le savoir m’était toujours impossible. Même si, durant une seconde, elle avait accusé une réaction, elle s’était déjà ressaisie, recomposée, rejetée dans le cocon brumeux qui lui servait de repaire. Elle ne s’y terrait même pas. Elle y demeurait, les yeux bien ouverts, tranquille, apaisée ; ni froide, ni brûlante, ni proche, ni distante : neutre.

J’allai m’asseoir près d’elle et sans autre prologue, ma main s’enroula autour de son cou, la forçant à ployer vers la table. Et de toutes mes dents, je la pris à la nuque, exactement comme les fauves prennent leur femelle lorsqu’ils lui font l’amour, me rentrant dans la bouche sa peau, dans les narines, dans le sang, dans la vie.

Je me redressai, y croyant à peine. Jamais je n’avais rien ressenti de pareil. Lui mordre la nuque me gavait de plus d’atomes en fusion que me jeter entre les cuisses détrempées d’une autre femme. Si je n’avais pas encore compris à quel point j’étais fait, je l’aurais compris à ce moment-là et sans ambiguïté.

La sensation d’être parvenu à un paysage à la fois étranger et très proche… J’y avais pensé hier, je l’avais ressenti rien qu’en la regardant ; que dire de la certitude qui m’envahissait maintenant que je m’étais entré le goût de sa peau, son poli et son odeur dans la gorge ? Un paysage qui était une odeur, une odeur qui était un paysage, une odeur à la fois inconnue et si bien reconnue, comme si je l’avais humée bien avant de naître pour l’oublier totalement au cours de ma vie et la retrouver lancinante, vertigineuse, intacte alors qu’elle avait peut-être attendu des siècles avant de parvenir jusqu’à moi.

Cette fois, plus besoin d’aller me chercher des prétextes ou d’autres raisons plus ou moins valables : j’étais fixé. Je savais avec une force de percussion qui avait de quoi m’effrayer : je n’avais pas besoin de la caresser, de lui écarter les lèvres pour l’embrasser, les cuisses pour la pénétrer, je n’avais pas davantage besoin de revoir devant moi son corps tellement bien défini par cette odeur d’attaque pour comprendre pourquoi je la voulais avec une telle rage. Et sans doute du fait que son visage paraissait presque étranger à cette force charnelle tirait-elle cette équivoque dont elle se servait comme d’une arme, sans jamais y penser, sans jamais prendre cette arme entre les doigts.

Je tenais à elle, c’était simple. J’y tenais, même si je devais être le seul sur cette planète à tenir encore à une seule femme.

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là… Qui donc avait dit cela ? Peu importait, je l’avais oublié, mais je le pensais. Un instant, je voulus lui avouer que je tenais à elle. Je me ravisai cependant. Surtout pas : dans un siècle où tout se passait dans la seconde, dans l’immédiat, l’attente avait son prix. Je me levai simplement et je pris la main de Michèle pour la forcer à se lever. De même que je ne voulais pas la prendre comme on pouvait prendre n’importe quelle femme, sur-le-champ, sur le pouce, au comptoir. Voilà pourquoi, à cet instant, je pensai à l’emmener ailleurs, loin d’ici, pour me laisser au moins quelque chance de perdre du temps.

— Viens, lui dis-je. Je t’emmène. Loin d’ici.

— Très loin ?

— Assez, oui. Dans une autre ville. À quatre cents kilomètres d’ici.

Elle me demanda où, je le lui dis, et elle parut très heureuse de partir pour une ville qu’elle ne connaissait pas. Mais c’est à peine si on avait le temps de saisir dans son visage cette expression de joie : elle flambait un instant, puis se dissipait et laissait de nouveau ce visage tout à sa tristesse, comme une plage abandonnée à son sable à marée basse.

Dans le train, j’eus le temps de lui parler. Connaître les gens, c’était facile. Cela revenait à mener une enquête, à les soumettre à un interrogatoire plus ou moins fouillé, en général assez révélateur même si on s’en tenait à quelques poncifs. Avez-vous lu truc ? Que pensez-vous de K ? Vous avez vu KX ? Vous aimez les toiles de F 4 ? Vous préférez F à G ? Avec Michèle, les choses étaient moins simples, l’enquête n’avait aucun sens. Elle n’avait pas lu truc ni vu KX et il lui aurait été difficile de dire si elle préférait G à K ou vice-versa. Elle prétendait qu’elle ne lisait pas, elle n’allait jamais au cinéma, la peinture ne l’intéressait pas, la musique l’agaçait et aucune entreprise humaine ne paraissait susceptible de l’accrocher. Sa culture générale était absolument nulle, mais ce fait la laissait sans le moindre complexe. Au contraire, elle tirait même quelque fierté de son ignorance. Elle l’affichait la tête haute, avec un sourire méprisant, un regard vibrant de lucidité qui ne pouvait tromper personne.

— Ça ne sert à rien de savoir des choses, m’affirma-t-elle. L’intelligence, c’est avoir l’intelligence de ne rien apprendre.

Quand elle se taisait, on pouvait volontiers la croire perdue, transie ; mais quand elle parlait, il y avait dans sa voix sans aucune intonation dramatique une surprenante force de conviction. Quelque chose de vrai, de net, d’obstiné. Quand elle disait oui, ce devait être vraiment oui, du plus profond d’elle-même. Et vice versa. Avec la différence que, très évidemment, elle paraissait beaucoup plus douée pour refuser que pour approuver ou accepter. De même, et ceci me frappait encore plus que tout le reste, il n’y avait pas la moindre coquetterie dans ses attitudes, pas trace de jeu dans ses reculs, ses silences ou ses rares paroles. Le charme toxique qui se dégageait de sa voix, de sa façon de scander les phrases n’était pas une question de mise au point : il venait d’en dessous, suintait par les racines, entêtant, dévorant, aussi nocif qu’un gaz qui aurait eu la consistance chimique de l’air. Avec la voix à la fois insidieuse et tranchante qu’elle avait, on aurait pu admettre qu’elle pouvait se permettre d’énoncer n’importe quelle stupidité sans rien perdre de son pouvoir de fascination. Mais elle s’en gardait bien. Même si elle ne semblait guère cultiver le sens de l’humour pour l’humour et que les jeux acidulés de l’esprit lui étaient inconnus, son manque absolu de tout sérieux, de toute prétention, comme de toute fausse dignité était flagrant, aussi bien dans ses quelques répliques que dans l’expression constamment narquoise de son visage. Au plus haut point elle paraissait toujours en retrait par rapport à la lourdeur de la réalité, en marge des situations, apte au recul, prompte à juger sans rien dire. Sourire devant un détail qu’elle seule saisissait et ne jamais en parler était certainement une de ses occupations favorites, sa seule véritable occupation peut-être.

Je passai beaucoup de temps durant ce voyage à lui parler, j’en passai plus encore à la regarder. Parfois, il m’arrivait de m’éloigner d’elle, de sortir dans le couloir du wagon pour la regarder avec quelque recul et, de près comme de loin, la fascination que m’inoculait son visage gardait toute sa force de percussion.

Au plus haut point, mais sans aucun éclat, Michèle évoquait un monde clos, parfaitement lisse, vivant de sa propre inertie, au ralenti, repliée sur elle-même, certes, mais pas du tout concentrée sur elle, car non seulement elle ne parlait pas volontiers d’elle, mais elle ne semblait guère se trouver beaucoup d’intérêt. Et surtout, à un point presque déchirant, elle suggérait le contraire de l’action, le renoncement concerté, le refus d’avancer, l’attente entre tant de mondes informes, entre tant de mots informulés, tant de sentiments informels.

Cela dit, ce que je pensais d’elle me paraissait beaucoup plus indéfini. Y pensais-je, d’ailleurs ? Est-ce que je pensais quelque chose d’elle ? Rien n’est moins certain. Était-ce bien nécessaire ? Encore moins certain. J’avais surtout l’impression que, plus ce train avançait dans la nuit, plus je sondais le visage de Michèle pour mieux la comprendre, plus je reculais jusqu’aux balbutiements de la confusion mentale et du doute. En somme, je la voyais beaucoup plus floue encore que je ne l’avais vue en lui parlant pour la première fois. Tout ce que je pensais d’elle pouvait être aussi vrai que faux, et de toute façon rien ne me paraissait ni démontré, ni vérifiable. Michèle parlait peu, ne confessait jamais rien, n’agissait pas non plus et semblait strictement incapable d’une décision ou d’une initiative. Soumise ? Certes, elle devait l’être. Mais là encore cette affirmation prenait l’eau quand on s’en approchait : certains reflets de métal dans l’eau dormante de son regard disaient assez qu’elle risquait au contraire de faire la pierre en beaucoup de circonstances, de peser de tout son poids pour mieux refuser, pour mieux dire non à tout sans même se donner la peine de l’exprimer par un simple mot. Dire non, ces deux mots lui allaient bien. Sans doute parce que tout paraissait tellement négatif en elle, refus de secours, refus de participer, refus de se laisser aller. Même la tristesse qui l’habitait n’avait pas eu raison d’elle, pas complètement. Elle en était imbibée jusqu’au sourire, certes, mais elle la subissait sans la moindre veulerie, sans jamais en parler, sans pitié pour elle-même.

Et puis quoi, autant l’avouer : la comprendre ou apprendre à la voir me paraissait à peu près impossible. Je ne pouvais la voir qu’à travers le diaphragme de mes prunelles à moi et ce diaphragme était altéré, faussé peut-être. Le trouble que je ressentais semait le trouble dans tout ce qui concernait Michèle. Avant tout, je pouvais affirmer qu’à mes yeux elle était nuit et noyade, brume et vase, raison pour laquelle mon obsession me semblait si sournoise, tellement nocive aussi. Et cela montait, je le sentais, cela prenait du champ, de la vérité, du poids, d’heure en heure.

Et les heures passant, justement, le train en arriva à entrer en gare de la ville où nous devions descendre.

Michèle, si elle avait manifesté quelque intérêt à l’idée de voir une ville qu’elle ne connaissait pas, ne parut rien retrouver de cet intérêt. Elle traversa toute la ville en taxi sans accorder le moindre regard aux rues que nous longions. Exactement comme si elle avait passé tous les jours par là. Les quartiers pittoresques du centre ne lui arrachèrent pas non plus la moindre remarque. Pas même un « ce n’est pas mal » indifférent. La beauté comme la laideur, le hideux ou le sublime, autant de notions qui ne devaient pas avoir de sens à ses yeux. Cela lui était indifférent, comme le reste, comme n’importe quoi. Sans doute y avait-il une ou plusieurs exceptions à cette règle. Mais lesquelles ? Je n’en savais encore rien. Ce qui n’avait rien de très surprenant d’ailleurs : à part le fait que je voulais Michèle, que je la voulais jusqu’à ne plus rien vouloir d’autre, je ne savais plus rien.

Je descendis avec Michèle dans le meilleur hôtel de la ville, elle changea simplement de chaussures, puis me déclara qu’elle avait très faim.

C’est au cours du repas que Michèle, pour la première fois, sortit de son mutisme, puis de sa réserve, en force, me prenant de court, révélant un nouveau visage que je ne lui connaissais pas, mais qui lui allait parfaitement.

Au début, pourtant, elle se montra aussi taciturne que d’habitude. Mais on sentait, plus virulente que jamais, une sorte de fièvre couver à l’arrière-plan de son visage. Une fièvre qui menaçait d’éclater comme un orage, brutalement.

En effet, après une demi-heure, sans avoir bu une goutte de vin, Michèle changea soudain d’attitude, de température ; elle parut s’embraser de toute la fièvre qu’elle avait laissée monter en elle, sortant littéralement de sa peau et de sa torpeur pour se rapprocher de moi, de l’heure que nous vivions, de l’endroit où nous étions, offerte, électrisée, comme affamée de vivre après une longue hibernation, montrant soudain les dents et les griffes, mais sans rien perdre de sa singularité ni d’ailleurs de sa beauté.

Dans le regard qu’elle me darda pour commencer en plein visage, interminable, insistant, comme si elle venait brusquement de découvrir que nous étions partis ensemble, il y avait vraiment de tout : du désir, de la colère, de la haine, de l’ironie, de la tendresse, du défi, de l’attente. Un regard lourd de questions, de réponses informulées, à la fois égaré et lucide, candide et obscène, fixe et gluant, comme humide de tout le désir qui lui aurait remonté du ventre aux prunelles. D’un seul doigt je touchai alors ses yeux, comme pour m’assurer que c’était bien vrai, qu’il pouvait bien y avoir un tel abîme dans des yeux pourtant apparemment plats et pas tellement larges d’ailleurs. Michèle parut aspirer une gorgée d’air et sa main s’accrocha à la mienne pour la faire glisser jusqu’à ses cuisses, lentement, la forçant à lui balafrer la gorge, les seins, le ventre et le sexe, lente descente qui me mit la peau à feu et à sang, la gavant d’une preuve, si besoin en était, que son corps à la fois ferme et moelleux était exactement le corps que mes mains avaient si longtemps cherché de ventre en ventre, de cinéma en bureaux, de rue en rue, de lassitude en renoncement.

Puis, coinçant ma main entre ses cuisses, les serrant en étau, Michèle se mit à rire, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Un rire assez bref, doux et triste, sans aucun éclat, à peine sonore. Je lui demandai pourquoi elle riait, elle me répondit, obliquant vers mon cou, qu’elle riait parce qu’elle avait envie de rire, simplement, comme ça.

— Je tiens à toi, lui dis-je.

Je ne le lui avais pas encore dit.

— Tu m’entends ? Je tiens à toi.

Elle m’entendait, oui. Elle m’écoutait de tout son corps, comme personne n’avait jamais écouté. Se dépensant peu en paroles, elle savait comment avaler celles des autres, tendue en avant, admirablement disponible, lisse comme une page vierge, dangereuse comme un marais trop calme, aussi présente qu’un chat dont les yeux seuls paraissaient comprendre et sucer les mots. Elle avait ri en entrouvrant à peine la bouche, elle resta la bouche entrouverte, entre le sourire et le rictus, la soif et le défi, l’ironie et la complicité, elle resta longtemps ainsi, immobile, sans cesser de me dévisager.

Je la regardais et je m’étonnais de ne pas lui trouver la moindre faille, de ces failles qui n’attendaient que les jours pour devenir des brèches impossibles à colmater. Cela non plus ne m’était jamais arrivé. Personne n’était jamais arrivé à duper ma lucidité que je savais à toute épreuve, même si j’arrivais parfois à me duper moi-même. La lucidité, c’était bien pratique. Il suffisait de se l’allumer dans le regard et elle trouvait toujours quelque chose à se mettre sous la dent : quand ce n’était pas la voix qui tapait sur le système nerveux, c’était le corps qui décevait les doigts ; quand le visage avait son charme, l’odeur, le rire ou la peau risquaient d’en avoir moins. Michèle ne m’avait pas encore livré son vice de forme. Je la regardais bouger et s’immobiliser, je la touchais et je la mordais, j’écoutais ses silences et ses quelques répliques, mais c’est en vain que je cherchais à la prendre en défaut. Je l’admettais des pieds à la tête, couleur des cheveux comprise, du regard au silence, de la voix à la peau. Je me sentais désarmé devant elle, à tel point qu’à certains moments j’aurais pu croire que je l’avais, non pas simplement rencontrée, mais véritablement inventée. Cette odeur d’indéfinissable qui émanait de tout son personnage me fascinait. Et avec de plus en plus d’acuité, je me rendais compte qu’il y avait en elle quelque chose d’inachevé, d’incertain, de parfait en même temps. Indéfinissable, c’était vrai : ni plante ni objet, ni tout à fait femelle ni tout à fait humaine, ni pierre, ni eau stagnante, et pourtant un peu enlisée dans tous ces éléments. Et surtout comment ne pas croire à la triomphale vérité qu’exprimait son regard ? Peu importait en somme si oui ou non elle était capable de raisonner ou de tirer des conclusions, si elle connaissait à peine sa langue maternelle ou si tout raisonnement lui était étranger, peu importait vraiment. Elle avait un regard qui ne pouvait pas duper : elle savait l’essentiel et sans doute ne savait-elle que cela, ce qui expliquait pourquoi elle ne savait rien d’autre. Elle avait le mépris de toutes les questions à poser, mais elle avait au moins trouvé une réponse, à son insu sans doute, une réponse muette qui l’avait reléguée à jamais dans une sorte de tristesse sournoise, opaque qui paraissait refuser toute compensation, tout échange, toute enquête. Peut-être, en fin de compte, la particularité la plus frappante de sa personnalité était-elle son absence de toute véritable personnalité. Mais en face d’elle, inexplicablement, toute autre personnalité me paraissait fabriquée de toutes pièces, mal mise au point, factice, à peu près insupportable.

Je lui parlai de tout cela, au hasard de ce qui me passait par la tête. Elle écoutait comme d’autres femmes faisaient l’amour : de tous ses nerfs, de tout son sang, sans jamais demander aucun éclaircissement, sans exiger de retouches. Elle avait alors le regard d’une petite fille qui se serait laissé fasciner par un conte de terreur un peu incompréhensible, d’autant plus extraordinaire. De temps à autre elle avait d’ailleurs le même regard devant certains détails réalistes qu’elle considérait avec quelque incrédulité teintée d’inquiétude et d’étonnement, comme si elle s’était toujours arrêtée, exclue, au seuil du délire absurde de ce monde. Mais elle ne gardait pas longtemps la pose. Ce n’était pas pour rien que, d’une seconde à l’autre, elle semblait hésiter entre la douceur et la dureté, la soumission et la révolte, l’ennui et la gaieté, l’indifférence et la passion, la peur et le calme. Maintenant que je la voyais de plus près, je croyais entendre tout le tapage intérieur que dissimulait sa faculté de se taire, de même que derrière la cohérence de son calme félin apparaissait tout un monde réduit en miettes, éclaté dans tous les sens, insaisissable parce que trop fugace, un monde qui échappait à toute coordination, à croire qu’elle ne vivait que dans la seconde qui était seconde du présent, en marge de la seconde qui venait de tomber dans un passé probablement à jamais oublié pour elle.

Et puis quoi, ce qu’elle avait encore de plus étonnant en elle, c’était son art involontaire d’échapper aux pièges que la logique des choses lui tendait : elle aurait dû être souvent futile, elle ne l’était jamais, même quand elle s’acharnait à éviter tout ce qu’une minute pouvait contenir de tragique et de crucial ; elle aurait pu être crispante quand elle modulait de façon absurde une simple phrase sans importance, la répétant plusieurs fois comme un refrain repris sur des notes toujours différentes, mais cela passait aussi parce que le moindre mot devenait plainte ou murmure, cri ou souffle rauque entre ses dents ; elle aurait pu être épuisante quand elle passait d’un extrême à un autre sans transition, de sa léthargie à une soif presque morbide, mais elle me paraissait simplement naturelle, aussi extraordinaire qu’un être en vie, triomphalement en vie dans un monde de cadavres réanimés à la sauvette pour faire bonne figure.

C’est dire que, durant ce repas, je m’étonnai presque de la voir agir sans provoquer trop de scandale, à part celui d’être là, comme un pavé dans la mare. Personnellement, je la sentais, non seulement capable de n’importe quoi, mais souvent tentée par quantité de lubies qui lui passaient dans les yeux comme autant d’orages silencieux. Je ne me serais pas étonné de la voir se lever pour se laver les mains dans le verre de notre voisin sous prétexte qu’elle le trouvait répugnant, me déclarer qu’elle ne ferait l’amour avec moi que sur la banquette de ce restaurant, enduire de moutarde la face d’escalope de la femme qui dînait à côté de nous, découper et manger quelques chapeaux printaniers au dessert, se déshabiller pour se draper dans la nappe de notre table ou même s’ouvrir les veines pour ruiner la réputation de propreté de cet établissement.

D’une façon générale, il fallait bien reconnaître que non seulement le quotidien lui convenait mal, mais aussi que la banalité de certaines réactions lui donnait le fou rire. J’en eus une preuve quand, impatient d’attendre un plat depuis vingt minutes, j’interpellai le garçon pour manifester ma colère. Michèle trouva cette scène extrêmement ridicule et mon attitude la fit éclater de rire.

— Je ne savais pas que tu pouvais te mettre aussi stupidement en colère, me dit-elle. Tu étais drôle, tu sais.

Déconcerté, refroidi, je haussai les épaules, soudain conscient des médiocres raisons qui avaient suscité ma réaction nerveuse.

— Vraiment, ajouta-t-elle, je ne comprends pas comment on peut se mettre en colère pour un mouchoir de poche, un taxi, un plat ou une tache d’encre. Moi, ça ne m’est jamais arrivé. Je m’en fous.

Il n’était pas loin de minuit quand elle se colla bouche, mains, ventre et seins contre moi pour me demander d’une voix essoufflée, vacillante :

— Tu crois que nous ferons l’amour ensemble, cette nuit ?

Je lui répondis que non, je ne le croyais pas.

Ma réponse faillit la surprendre, elle faillit même me laisser voir qu’elle avait accusé le coup.

— Tu dis cela comme ça ou tu le penses ?

Je le pensais sincèrement et je le lui affirmai. C’était vrai, je ne jouais pas, je ne mentais pas. Quelque chose me disait que nous ne ferions pas l’amour cette nuit. Je l’avais su en partant avec elle, je ne savais pourquoi.

Et Michèle, de cela aussi j’étais persuadé, devait savoir, depuis notre départ, que nous ne ferions pas l’amour. Elle, en revanche, devait savoir pourquoi. Et puis, non, peut-être ne le savait-elle pas. Elle se laissait simplement aller au gré de cette soirée, sans trop penser à ce qui arriverait puisqu’elle était consciente de ce qui n’arriverait pas.

Peu importait d’ailleurs. Je ne lui en voulais pas. Je la croyais de toute façon incapable de calcul, de ruse. Comment aurait-il pu en être autrement alors que je la jugeais incapable de coordonner deux pensées divergentes ? Et puis même, elle pouvait me faire n’importe quoi, je ne lui en aurais pas voulu davantage. J’avais compris depuis la première minute qu’elle était aussi dangereuse qu’une trappe qui aurait donné l’illusion d’un sol plat. En face d’elle, même quand elle paraissait indulgente ou attendrie, j’avais sans cesse la sensation de perdre pied. En face d’elle, je me sentais insignifiant, inconsistant, sans pouvoir de choc, sans moyens, aussi insignifiant qu’une ville, qu’une œuvre d’art, que les Pyramides, que la bataille de Marignan, que n’importe quoi puisque rien n’avait d’importance à ses yeux, puisque rien ne pesait jamais dans la balance.

Faut-il le dire ? C’est bien cette sensation de danger inconnu et de vertige qui m’attirait vers elle, cette sensation de tomber en chute vague, lente et douce dans un terrain où rien ne m’était familier, ou rien ne me rassurait, où je ne décelais aucun point de repère, aucune aspérité à laquelle me raccrocher.