PRÉFACE

J’ai connu Jacques Stenberg en 1953. Il avait fui la Belgique et vivait à Paris depuis trois ans.

Il exerçait, dans un club du livre, une obscure fonction : quelque chose comme dactylo-emballeur-comptable-garçon de course ou directeur littéraire-balayeur. Il se complaisait dans les modestes fonctions anonymes et participait passivement aux servitudes et grandeurs de la vie de bureau.

Il écrivait aussi : des romans torrentueux – sûrement illisibles – qui étaient régulièrement refusés par toute l’édition parisienne, de « Corréa » à la « N. R. F. ». Il avait également écrit quelques contes très brefs qui n’avaient intéressé que Jean Paulhan.

Ces contes, il me les confia et je les publiai quelques mois plus tard sous le titre La géométrie dans l’Impossible. (Je conterai peut-être un jour, dans mes mémoires, les avatars picaresques de cette édition.)

Pour les amateurs de littérature fantastique ce livre est devenu un classique ou peu s’en faut mais, en 1953, seuls deux critiques le remarquèrent : Alain Dorémieux dans « Fiction » et Alexandre Vialatte dans « La Montagne » de Clermont-Ferrand. Impossible n’est pas français, on le sait.

Depuis, évidemment, les choses ont beaucoup changé pour lui, mais je dois à la vérité de reconnaître qu’elles n’ont guère évolué entre nous. Je suis sûr que Stenberg est un des auteurs de choc de mon catalogue et j’ai l’impression que Stenberg me considère comme son éditeur favori.

Ce ne sont pas les contrats avec d’autres éditeurs qui lui ont manqué : « Pion », « Julliard », « Denoël », « Minuit » ; mais Stenberg est un grand briseur de contrats (impossible avec moi, nous n’en avons pas). Il n’est cependant pas difficile à vivre, son naturel est doux et humble : c’est celui de L’Employé ; mais sa littérature l’est pour lui.

Il faut dire que Stenberg n’aime ni les étiquettes ni les drapeaux ; il ne se laisse enfermer dans aucun genre précis. On le disait virtuose de la brièveté, il en profita pour écrire d’interminables romans. On vit en lui le plus sûr espoir de la science-fiction française, il s’empressa de l’abandonner et alla clamer partout qu’il détestait ce genre. On le qualifia d’humoriste et on lui donna le Prix de l’Humour Noir en 1961 pour son seul roman poignant.

Avec son dernier roman, Toi, ma nuit, Stenberg prouve son désir de brouiller davantage les pistes pratiquées pour les critiques : sur un thème de science-fiction teintée d’humour noir, il creuse la tombe d’un homme en proie à ses vampires personnels. Il signe un admirable roman d’amour qui n’est peut-être qu’un roman de terreur – à moins qu’il ne s’agisse de carnets personnels.

Il faudra alors admettre que Stenberg n’est ni un conteur ni un auteur de science-fiction ni un humoriste professionnel ni même un romancier, mais simplement un écrivain, c’est-à-dire notre voix.

Ceci dit, je crains fort qu’il ne soit rien d’autre. ma connaissance, il n’a conquis aucun sommet de l’Himalaya, il n’a pas non plus gravi quelque haute cime du Tout-Paris. Selon un critère absolu, déterminé par mon ami Raymond Borde, il À l’existence banale et inutile du Docteur Schweitzer, ni l’un ni l’autre n’ont baisé la reine de Siam.

De toute façon, ses débordements génésiques n’ont eu aucune influence dans sa carrière. Il n’a pas été propulsé du lit d’une dame du Deffand jusqu’aux marches du podium des Jeux Olympiques littéraires.

Il n’a jamais eu, par exemple, une voix aux grands prix littéraires de fin d’année.

Il n’a pas profité de son nom pour découvrir une nouvelle Marlène, mais son prénom lui a permis de rester fataliste.

Le congédiement est lié inéluctablement à toutes ses tentatives pour obtenir les avantages de la Sécurité Sociale ; on l’a également mis à la porte de journaux qui avaient sollicité sa collaboration.

N’abordez jamais avec lui une discussion politique, il réussirait à vous perdre dans les méandres d’un tel labyrinthe de fausse logique que vous conviendriez du contraire de vos convictions morales.

Évitez ses conseils cinématographiques ou prenez-en le contre-pied ; sa plus intense jubilation est inversement proportionnelle à celle des cinéphiles.

Je ne crois pas qu’on le verra bientôt installé à la droite du Seigneur des lettres, sans pour cela le qualifier de « maudit ». Ses quelque trois cents lecteurs opèrent un travail de sape dans le building du best-seller et, un jour, j’intenterai le premier procès de ma vie contre un plagiaire, humoriste patenté – qui aura pillé un livre de Stenberg publié par « Le Terrain Vague ». Ce jour-là, les dommages et intérêts combleront, dans ma trésorerie, le grand vide budgétaire occasionné par mon enthousiasme pour l’œuvre de Jacques Stenberg.

 

Eric LOSFELD.