Quelques heures plus tard

Quelques heures plus tard, nous reprenions le train pour revenir à notre point de départ.

J’étais toujours d’accord avec moi-même, je me donnais raison. Je me sentais une soif assez grande de Michèle pour désirer entretenir cette soif jusqu’à la rendre insoutenable.

Quant à Michèle, il eût été difficile de dire ce qu’elle ressentait pour moi, si oui ou non elle était plus proche ou plus distante de moi qu’elle ne l’était quand nous étions partis ensemble. Son équivoque, de toute façon, ne paraissait pas ébranlée, pas entamée.

Comme toujours, au gré des minutes qui s’écoulaient, elle paraissait étrangement sensibilisée à ce que je ressentais pour elle ou, au contraire, complètement indifférente. Il en était de même pour son attitude vis-à-vis de n’importe quoi. Son extrême versatilité me surprenait sans cesse avec la même force. Durant le voyage en train, elle en fit une ample consommation, toujours avec la même sincérité désarmante.

Parfois, elle paraissait dévorer le paysage qui défilait sous ses yeux, amusée, à l’affût de tout, comme assoiffée, ouvrant sur ce monde banal d’énormes yeux d’enfant qui cherchait en vain à comprendre le sens précis de tout cet échafaudage. Parfois, elle se rejetait dans un coin, isolée, durcie, glacée, enfermée à double tour en elle-même, rejetée au-delà de tout espoir de participer ou même de se créer quelque centre d’intérêt. Il lui arrivait de s’amuser de détails insignifiants, d’en sourire, pour retomber aussitôt après dans un mutisme qui paraissait véritablement le reflet nocturne d’une lucidité méprisante sous laquelle rien ne pouvait trouver grâce.

C’est encore quand elle se taisait, quand elle narguait les choses de son regard de muette qu’elle paraissait le plus vraie, le plus réellement dans sa peau. Et plus je regardais ce visage dans lequel se perdre était un sort presque fatal, plus je sondais les ténèbres qu’il dissimulait, mieux je comprenais que ce n’était pas tant la beauté de ses traits qui m’avait frappé, mais plutôt le potentiel de tragique, d’angoisse et de frayeur qu’ils contenaient, comme si l’arrière-plan avait été constamment à vif, perceptible, plus vivant que les traits eux-mêmes, leur donnant une véritable dimension supplémentaire.

Indéfinie, bien sûr. Et, un peu stupéfait, je constatais qu’il n’avait pas suffi d’un simple voyage pour parcourir en même temps ses secrets, les découvrir et les jeter au grand jour. Au contraire, à tout prendre, Michèle me paraissait plus singulière encore qu’au moment où j’avais décidé de partir avec elle. Cela sans compter qu’il ne fallait pas non plus se fier à tout ce qu’elle disait, pas davantage à la façon dont elle agissait. J’en eus une preuve quand je lui demandai si elle était contente de la place qu’elle avait décrochée dans la maison où je travaillais.

D’abord elle parut un peu surprise, puis elle éclata de rire.

— Moi ? Mais je n’ai jamais eu la moindre intention de travailler.

Je ne comprenais plus exactement. Il y avait quelque chose qui ne collait plus, soit avec la réalité, soit avec ce que j’avais pris pour la réalité. Ou bien alors, quelque chose s’était détraqué en moi, ce qui était également possible. Mais d’une façon ou d’une autre, je me souvenais avoir rencontré Michèle dans un des locaux de la firme où je travaillais ; et je me souvenais aussi qu’elle avait postulé et obtenu un emploi de secrétaire de direction. Je le lui dis. Elle haussa les épaules.

— Comment voudrais-tu que je devienne secrétaire de direction, alors que je ne sais même pas taper à la machine.

— Pourquoi demandais-tu cet emploi alors ?

— Mais je n’ai rien demandé du tout. J’avais vu votre annonce dans un journal et je suis allée me présenter pour voir comment c’était une maison de publicité. Et puis, je n’avais rien à faire, ce jour-là.

Toutes ces explications n’effaçaient pas ma perplexité, au contraire.

— Tu m’avais dit que tu avais eu des tas d’emplois, que tu avais été dactylo, secrétaire, vendeuse, mannequin…

— Je t’ai dit ça ? C’est complètement idiot. Le travail, c’est ennuyeux.

Elle étira tellement la dernière syllabe de ce mot qu’il me parut effectivement aussi long qu’une journée de travail, avec la différence que la journée avait moins de charme que les intonations de Michèle.

— Comment vis-tu ? lui demandai-je.

Elle me lança un bref regard gavé de méfiance, quelque chose qui me parut étinceler un instant, comme un éclat de métal sous le soleil.

— Qu’est-ce que cela peut te faire ? Je vis, non ? Alors…

— Si tu veux, je peux te procurer des photos. Ce n’est pas très fatigant.

— Les photos, cela m’ennuie encore plus que n’importe quoi. Ou autant.

Je ne crus pas devoir insister. J’ajoutai cependant qu’il lui fallait bien gagner un peu d’argent de temps en temps. Elle ne m’accorda cette fois qu’une moue de mépris, pas même un regard.

— Tu es bien comme tout le monde, dit-elle d’une voix dont la netteté et la sécheresse me frappèrent. Je me contente de peu. En général, on me le donne. Quand ce n’est pas l’un, c’est l’autre. Toi, par exemple. Pourquoi pas ?

Bien sûr. Pourquoi pas ? Cela ne m’était jamais arrivé de donner de l’argent à une femme, mais elle savait très bien que cela allait m’arriver. Et je le savais comme elle. Parce qu’elle ne demanderait rien, mais qu’elle prendrait froidement, sans un mot, sans un regard, et que tout le reste était littérature.

Je la regardai à cet instant, alors qu’elle ne me regardait pas et que son expression comme sa pose n’exprimait que l’ennui, la lassitude, l’attente d’une vaine attente et, pour la première fois, je pris conscience de la sombre et sourde veulerie qui se dégageait d’elle, mais une veulerie étrangement inquiétante car elle ne lui enlevait rien de sa fierté, de sa race, de son intransigeance. Et puis quoi, malgré sa dureté et ses regards aussi acérés que des coups de griffe, même si elle devait être veule, intéressée, lâche et âpre, elle n’en était pas moins déchirante, elle n’en avait pas moins l’air d’un félin un peu bâtard perdu dans les complexités d’un incompréhensible jeu d’adultes auquel elle ne comprenait manifestement rien et dans lequel elle errait sans but et sans prévisions, peut-être sournoisement satisfaite de se sentir couler peu à peu, de se détruire, de se défaire au fil des heures et des jours inutiles, inutilisés, peut-être inutilisables.

À cet instant d’ailleurs, elle me fit vraiment peur, plus peur que jamais. Je ne ressentais plus qu’un seul désir : me coller à elle, l’ouvrir comme une lame de velours et de chaleur, m’enfermer dans son silence et son indifférence pour couler au ralenti dans l’opacité humide de sa présence, dans le sous-monde de ses non-pensées, y couler corps et biens pour n’être plus qu’une simple molécule de ce monde souterrain, une chose dissoute et négative, aveugle et sourde-muette, tentaculaire et indéfinie : couler à tout jamais pour ne plus jamais revenir à la surface ni ailleurs, ne plus jamais rien faire pour personne ni pour elle, perdre à jamais ma vie en souriant au fait triomphal de ne plus devoir la gagner, me nourrissant du sang de Michèle et de sa sève, lui suçant ses secrets comme ses silences, descendant chaque semaine plus profond dans sa jouissance ou sa froideur, séparé de mon passé, loin de tout avenir, réduit à mon plus petit dénominateur commun, tout englué de sa présence et de son corps, emmailloté dans ce cocon comme un insecte dans les fils gluants d’une araignée, confondu dans la moiteur de sa chair, confit dans l’odeur de ses marécages les plus secrets, condamné à Michèle à perpétuité, à la fois rétréci jusqu’à ne plus être que tentacule, élargi jusqu’à ne plus être que sensation, vidé du reste, rempli d’un seul tout, et coule la galère en plein océan de son désir, enfin devant nous le déluge, ivre de n’avoir plus d’oreille que pour ses cris et son délire, d’yeux que pour ses plages de chair, ses eaux profondes et ses gouffres intimes, de goût que pour sa salive et sa sueur, de narines que pour la humer des cuisses à la nuque, de doigts que pour me rentrer toute sa fièvre dans le sang, entièrement domicilié en elle au rez-de-chaussée de sa torpeur animale, au sixième de son septième ciel, chassé du reste du monde, conspué, oublié, asocialisé, perdu, retrouvé, mort pour le monde, enfin en vie pour mon compte personnel.

Michèle, elle, ne semblait guère se douter de ce qui se passait en moi. De toute façon, elle ne paraissait se soucier de rien, pas plus du paysage, de moi ou d’elle-même. Elle s’était plaquée dans le coin du compartiment, bien calée, comme si elle avait été soucieuse de se plaquer également au plus profond de sa pénombre personnelle.

Et, à force de regarder ainsi Michèle se taire et se terrer ailleurs, se rapprocher de moi pour mieux m’échapper et se donner au vide, j’en venais à croire avec de plus en plus d’effroi qu’elle détenait une certaine vérité secrète, peut-être une vérité inconnue et tout me paraissait vain, aberrant en face de son regard, même si ce regard ne voyait rien, même si Michèle ne pensait plus à rien, même si jamais une pensée n’était montée jusqu’à elle.

— Je tiens toujours à toi, lui dis-je.

Je le lui affirmais pour la deuxième fois. Cette fois, elle tourna la tête vers moi et me légua un demi-sourire que je tentai en vain d’interpréter. Que reflétait-il comme réaction ? Qu’elle était touchée ? Intimidée ? Ironique ou indifférente ? Sceptique ou vaguement émue ? Comment savoir ?

— Je le crois, oui, murmura-t-elle sans cesser de sourire mais sans mettre aucune intonation dans sa remarque.

Elle constatait un fait simplement. Elle me faisait savoir qu’elle l’enregistrait. Elle n’était d’ailleurs pas une femme à se tordre sous les soupçons et les enquêtes métaphysiques. Au contraire, elle devait savoir qu’elle n’était jamais dupe et qu’il était inutile d’accueillir une simple affirmation avec un débordement de méfiance.

— Et même si ce n’était pas vrai, ajouta-t-elle ; cela n’aurait pas la moindre importance.

Puis, elle se détourna, toujours impassible.

Jamais sans doute je ne compris avec plus d’oppression dans quelle pièce sans portes et sans fenêtres je me trouvais enfermé. Je tenais à elle, soit. Et après ? J’en étais maintenant à me poser des questions au sujet de ce qu’elle ressentait. Je voulais qu’elle aussi tienne à moi ; je voulais, non seulement qu’elle me désire, mais qu’elle ne puisse plus se passer de moi. Autant dire que je délirais. Le fait que j’étais malade puisque je tenais à une femme en particulier ne signifiait nullement que ma maladie fût contagieuse. Et personne, autant que Michèle justement, n’avait l’air d’être aussi bien hors d’atteinte de ce genre de contagion. Et puis quoi, cela ne s’était jamais vu, non ? Personnellement, je n’en avais jamais entendu parler depuis des années. Et moi-même j’avais passé tant d’années à errer d’une femme à une autre, sans jamais ressentir le moindre trouble mental, rien qu’un vertige purement sexuel si facile à assouvir et à oublier. Alors quoi ? Pourquoi cela m’était-il arrivé ? Et, surtout, pourquoi cela lui serait-il arrivé à elle ? Il n’y avait aucune chance, pas une sur dix mille.

— Que vas-tu faire en rentrant ? je demandai à Michèle.

— Ce que j’ai toujours fait.

Comme cela lui arrivait souvent quand on lui adressait la parole, elle répondit d’une façon atone, mais un mot ou une image éveilla quelque chose en elle, car je la vis se détendre en arrière, le ventre rentré, la bouche et les mains en quête d’on ne savait quoi.

— Je voudrais bien faire quelque chose de monstrueux, dit-elle.

Oui, mais quoi ? Je le lui demandai. Elle se contenta de sourire avec une étonnante expression d’indécence et de méchanceté, de sourire comme si elle pensait à des souvenirs, à un secret bien gardé ou même à un projet très proche de se réaliser. Ce n’est pas d’une chipie ou d’une garce simplette, comme la plupart des femmes, qu’elle avait l’air, mais d’un compromis entre la délinquante juvénile et l’animal venimeux, en veilleuse dans sa cruauté, à moitié vautrée dans son besoin d’être sordide, à l’affût d’une proie perpétuelle, d’une proie qu’elle aurait attirée en lui dardant la fausse douceur de ses yeux bleus pour l’empoisonner de ces mêmes yeux soudain emplis d’un tout autre regard. À ces moments-là, elle devenait presque laide, mais cela ne changeait pas grand-chose : il y avait autant de pièges et de force de succion dans sa laideur que dans le calme apparent de sa beauté.

Pour la première fois je lui demandai si elle faisait souvent l’amour. Je ne m’étonnai pas de l’entendre répondre que non.

— J’aime bien dire non. C’est pratique. Comme tout le monde vous demande sans cesse de faire l’amour. Moi, je dis toujours non. Parfois, oui.

— Quand cela ?

— Parfois. Tu verras.

— Je verrai ?

— Je ne sais pas. Peut-être pas.

Et voilà. À une époque où toutes les femmes, même les frigides, même les dégoûtées ou les malades disaient oui plusieurs fois par jour à n’importe quel partenaire de hasard, de rencontre ou d’enfance, moi j’étais tombé sur une jeune femme qui paraissait faite de sève et de vice, de débauche et d’orgasme, mais qui savait refuser sans donner de prétextes ou d’explication à sa conduite.

Il est vrai que je n’avais pas d’explications à lui demander : il aurait été difficile de savoir qui de nous deux, durant la nuit que nous avions passée ensemble, avait refusé de se jeter dans l’amour. Moi, bien sûr, parce que j’étais à ma place et que je croyais savoir qu’elle aurait refusé… Moi, bien sûr, mais elle ? Et elle… Et elle… Et elle… Elle, je ne savais pas ; elle je ne savais même pas si je n’avais pas laissé passer la seule occasion de la prendre de gré ou de force ; elle, je ne savais pas si je la reverrais ou si je pourrais l’oublier si jamais je ne la revoyais plus ; elle, je ne la connaissais que depuis peu de temps, mais je me sentais débordé de sa présence à tel point que je finissais par me demander si je n’avais pas disparu, corps et pensées, pour la laisser m’habiter et me remplir jusqu’aux yeux.

Quelques minutes plus tard, le train entrait en gare. Nous étions revenus. Mais cette ville où j’avais toujours vécu m’était devenue complètement étrangère. Grise, hostile, haïssable. J’aurais voulu la fuir pour retourner vers la ville d’où nous venions. Je demandai à Michèle ce qu’elle voulait faire, elle m’affirma qu’elle voulait rentrer seule. Je lui demandai si elle avait de l’argent, elle me dit que non. Si elle en voulait, elle me répondit que ça lui était égal. Mais elle prit avec indifférence ce que je lui remis. Puis je lui donnai rendez-vous pour le lendemain soir.