Sous la voûte de verre et d’acier
Sous la voûte de verre et d’acier de la gare, je m’arrêtai un instant, étourdi, au seuil de la panique.
Impossible d’échapper à cette certitude d’être fait comme un rat : jeté dans une sorte de piège confus, mais sans issue, un labyrinthe où le vacarme et la poussière, les relents empoisonnés et le grouillement se liguent en un seul complot de cauchemar. Il faut avancer cependant. Demain, je dois être au bureau et je n’ai plus que quelques minutes avant le départ de mon train. Il me semble que si nous avions de temps en temps quelques instants pour nous arrêter, regarder les choses, les juger, nous ne pourrions que demander grâce, reculer, effarés, prendre la fuite. Mais justement le piège est bien conçu : il est bardé d’horloges qui ne nous laissent pas ces quelques minutes de répit. La preuve ? Moi aussi, j’avance. Comme les autres. Un peu plus vite même.
Emporté par la grande marée du retour de vacances, coincé entre l’armée d’invasion des bagages et la sueur surchauffée des machines, noyé dans cette masse de vêtements que l’on pourrait prendre pour un seul flux de couleur grise se déversant au plus profond d’un gigantesque évier, écœuré par l’odeur d’ambre solaire qui se mélange déjà à la crasse des rues, j’essaie de reprendre mon souffle. Après le mois que je viens de passer dans la solitude, retrouver brusquement le bouillonnement de la civilisation me paraît aussi vertigineux qu’une plongée dans une cuve remplie d’électrodes, d’informe, de larves carnivores et d’objets vivants quoique à moitié en décomposition. Heureusement, je n’ai pas eu l’idée de prendre l’avion qui m’aurait rejeté pour le même prix en moins d’un quart d’heure dans l’agitation et la névrose de la capitale, autrement plus éprouvante encore que celle d’une grande ville de province. Le voyage en train me laisse un délai : il me fait perdre un peu de ce temps que nous ne savons plus comment rattraper. Et il me faudra bien toute une nuit pour marquer la transition, faire le pont entre le calme de cet été dans la rocaille et la démence organisée des villes.
J’arrive enfin au quai d’où mon train doit partir vers 23 heures. Je souris en songeant que si l’avion a pulvérisé tous les records et tous les horaires – quand on pense qu’il ne faut plus qu’une heure pour aller à New York – il n’en est pas de même pour le train qui a gardé quelque chose d’anachronique, comme un objet miraculeusement resté sur une voie de garage, un peu en marge de la frénésie générale. Il paraît d’ailleurs que, dans les années cinquante, le train faisait déjà ce trajet en une nuit. Presque un demi-siècle a passé, mais on n’a gagné que deux heures sur l’horaire. C’est peu pour un siècle qui en fait toujours trop. Sans doute les rails avaient-ils leur limite de résistance. Quelle chance ! Et puis, ce train phosphorescent dans une nuit incertaine faite de buée, de cambouis et de fumée grisâtre, cela ne manque pas de charme. Le charme des endroits qui ne paraissent plus tout à fait de notre temps, le charme des îles perdues dans un passé à jamais dépassé, émouvant pour cette raison.
Je ne suis pas moins sensible à la poésie un peu crasseuse des wagons-couchettes, pas plus confortables qu’autrefois, pas mieux climatisés : on y étouffe, quand on laisse les vitres fermées ; on y gèle, quand elles sont ouvertes. Et puis ce train, en particulier, arrive de l’étranger, avec une cargaison de voyageurs déjà à moitié endormis dans une ambiance d’aquarium où flotte l’odeur un peu moite du sommeil, du linge jeté au hasard, des peaux saturées de sel marin. Soudain, sans préavis et sans espoir de présentation, on se retrouve dans leur chambre à coucher, dans la tiédeur débraillée de leur intimité. Circonstance banale dans un monde où on fait l’amour comme autrefois on allait prendre l’apéritif, mais elle éveille quelque chose en moi. Peut-être simplement un souvenir d’enfance. C’est dans un train, je crois, que j’avais vu pour la première fois une femme à peine vêtue d’un soutien-gorge et d’un slip. J’ai depuis longtemps oublié son visage, mais je crois encore avoir au fond de mon regard la blancheur de son linge sur sa peau bronzée, sans doute parce qu’elle m’avait paru alors plus vraiment nue que toutes les femmes nues que j’ai vues depuis. Vision fugitive et durable qui explique sans doute pourquoi je ne suis jamais entré dans un wagon-couchette sans ressentir une sorte de trouble que la vie n’a pas réussi à altérer tellement. Et puis, dans ce monde clinique de néon et de planning, le train représente une sorte de terrain vague propice à d’éventuels imprévus, également une coupure dans le temps et l’espace qui ne peut durer que le temps d’un trajet, jamais plus, jamais moins.
Encore faut-il savoir se ménager ces imprévus : en rejetant, pour commencer, tout ce que de vigilantes organisations des loisirs et des agréments mettent constamment à la disposition de leur aimable clientèle, quel que soit le lieu, la latitude ou la circonstance.
Je refuse donc la réservation au quatrième service du wagon-restaurant que m’offre le préposé. Je n’ai ni faim ni soif. Je refuse également le ticket d’accès au wagon-clos de première qu’il me propose ensuite. Je n’ai pas non plus envie que l’on m’impose une prostituée ferroviaire. Je ne mange jamais de cette chair-là. Dans un univers où les proies ne sont que trop consentantes, je veux au moins garder l’illusion de choisir moi-même et de chasser seul, par mes propres moyens.
Je regagne donc mon compartiment. Mais j’ai à peine le temps de refermer la porte derrière moi qu’une femme la fait glisser et se plante là, le ventre tendu vers moi, bien bombé, les jambes légèrement écartées, la tête rejetée en arrière, si évidemment nue sous sa robe trop serrée que l’on pourrait presque entendre, quand elle bouge, le crissement du tissu contre les poils de son sexe.
— Oui ? me demande-t-elle en souriant.
Je fais non de la tête. Elle n’insiste pas et referme la porte, rentrant son ventre en un seul mouvement bien huilé, exactement comme si elle rangeait sa camelote pour aller la proposer à d’autres voyageurs.
Pas de doute : quoique je sois encore catapulté en rase campagne, je n’en suis pas moins en plein siècle. Dès que l’on a mis le doigt dans l’engrenage, que ce soit un bar, un train ou un garage, on a immédiatement le bras entier happé dans un redoutable cliquetis qui annonce la goinfrerie rapace de l’époque. Il faut consommer de gré ou de force, à chaque pas, à chaque instant. Consommer, que ce soit du jus de fruit ou de la fesse d’occasion, du steak ou de la littérature hachés. Qui est exactement cette fille ? Une simple voyageuse qui cherche un partenaire de quelques instants ? Une prostituée itinérante qui fait le couloir comme autrefois on faisait le trottoir ? Possible, mais le guide précise qu’il n’y en a pas sur cette ligne en dehors de celles du wagon-clos. De toute façon, il est assez difficile, depuis bien des années, de distinguer les professionnelles des autres femmes.
À quelques exceptions près, toutes se jettent à cuisses perdues dans le plaisir, par snobisme quand elles sont frigides et par la force des choses quand elles ne le sont pas ; et comme les prostituées ont depuis longtemps abandonné leur ridicule uniforme de travail, on ne sait jamais trop à qui l’on a affaire. Même le langage ne les distingue plus. Les femmes qui cherchent une aventure attaquent de front, sans détour, et les professionnelles ne misent plus sur ces sordides invites et cette vulgarité qui avaient fait, paraît-il, leur charme et leur légende. Elles sont plus subtiles, de nos jours. Il le faut bien : elles ont à lutter contre une concurrence massive. Et même la question d’argent ne suffit pas toujours à les définir. Ainsi, sur cette ligne, la prostituée de nuit est comprise dans le prix du billet. On y a droit et sans même devoir allouer un pourboire à la fille. Tant mieux, à leurs souhaits. Moi, j’aime bien jeter par-dessus bord les multiples privilèges que nous accorde notre temps dans le but évident de nous faire oublier qu’il nous écrase, en contrepartie, sous des tonnes d’inconvénients.
Je m’installe enfin.
Les quatre couchettes du compartiment sont réservées, mais, comme il arrive souvent, il y a eu deux défections. Une seule couchette est occupée, celle qui est à côté de la mienne.
Je m’allonge et je consacre une heure à vaciller entre le sommeil et l’insomnie, mais sans arriver à m’assoupir. Je m’applique, j’applique les recettes éprouvées, mais en vain, je ne le sais que trop. Ma haine des mathématiques m’empêche de compter pendant plus de trois minutes ; penser à un détail précis finit invariablement par me réveiller complètement ; et dériver d’une pensée confuse à une autre me fait échouer, transi et glacé, dans les sables mouvants de ma mort future, région visqueuse dont je connais les moindres vicinales, les moindres sentiers, les carrefours les plus secrets. Inutile d’insister, je n’ai jamais pu fermer l’œil dans un train. Même bourré de somnifères, je résiste au sommeil, hagard, sonné, titubant, mais éveillé.
J’allume alors la veilleuse, mais en pure perte. Impossible de lire à la lueur de cette clarté de sépulcre. Tout cela est d’autant plus agaçant que mon voisin de couchette dort profondément, comme rejeté en marge de ce fracas de bielles, de vent, de ressorts et de roues qui me troue les tempes.
Sortir dans le couloir n’est pas non plus une solution. Il y fait glacial et encore plus sinistre. Je me résigne à rester allongé sur le dos, les yeux ouverts, les membres rompus, la bouche sèche. Et je pense. Que faire d’autre, sinon penser, quand on n’a vraiment rien à faire ?
Je pense que je reviens sans joie et sans amertume vers une ville où j’ai toujours vécu et que je n’ai jamais aimée particulièrement. Les vacances sont finies, bien sûr. Mais déjà je commençais à m’en lasser. Détester les villes, c’est facile, aimer la nature pour cette raison, c’est moins simple. Je pense que je ne regrette rien de l’endroit perdu d’où je viens et que rien ne m’attire à l’endroit encombré vers lequel je file à vitesse réduite. Personne ne m’y attend, aucun coup de chance ne m’y guette, aucun imprévu sans doute, aucun incident digne de quelque intérêt. En fin de compte, ma mort risque d’être, avec ma naissance, l’un des très rares événements de ma vie. C’est peu, très peu. Déprimant si l’on veut. Mais il y a si longtemps que j’ai cette sensation que son pouvoir dépressif a fini par s’éroder. Je pense aussi que ce siècle m’a toujours paru assez ridicule, mais je ne vois pas du tout quel siècle du passé ou de l’avenir me paraîtrait plus tentant ou moins ridicule. Il me semble que c’est l’homme qui est en cause, responsable. Je lui ai toujours trouvé une remarquable faculté de tout salir, de tout gâcher, de tout avilir. Un laborieux castor destructif, voilà ce que l’homme est à mes yeux. Un ingénieux architecte du délire, avide de construire pour mieux détruire, de fermer des pièges complexes pour y crever plus sûrement, d’imaginer d’inextricables labyrinthes pour mieux s’y perdre. Je pense aussi que, personnellement, je n’aurai vraiment ajouté aucun caillou à cette gigantesque pyramide de civilisation qui, du haut de ses quarante siècles, nous contemple. Pas un caillou, pas un brin d’herbe, pas même un grain de sable. Je me suis contenté de laisser faire, de voir venir, de survivre entre deux eaux, au petit bonheur la chance, sans rien espérer, sans rien regretter, sans rien prévoir, sans jamais tracer de plans. Survivre, c’est déjà bien assez difficile. Cela m’avait d’ailleurs coûté pas mal d’efforts et demandé beaucoup de chance. Je pense qu’en ce moment même je ne suis, comme si souvent, ni bien ni mal, ni très rassuré, ni très effrayé. Je suis dans un train et je rentre. C’est vraiment tout ce que je pourrais en dire. Et quand je serai rentré, je me rendrai à mon bureau sans conviction et sans dégoût. Après quoi, je rentrerai chez moi et je m’endormirai. Le lendemain, je m’éveillerai. Puis, un jour, pour une raison ou pour une autre, je ne m’éveillerai pas et tout sera dit. C’est-à-dire pas grand-chose. À peine un peu plus que rien.
Peut-être aurais-je pu bouillonner moi aussi, comme tant d’autres, avoir des flux et des reflux, des tempêtes dans des verres d’eau et des remous viscéraux, mais rien ne les avait jamais suscités, et c’était très bien ainsi, ou tant pis ou tant mieux. Je pense aussi, soudain, que j’ai oublié de fermer le compteur à gaz. Et peut-être la manette du gaz est-elle restée ouverte. Un appartement rempli de gaz et le concierge venant voir dans mon appartement si tout va bien, y pénétrant avec une cigarette et boum une seule déflagration, plus de concierge, plus d’appartement, plus d’immeuble, plus de ville peut-être. Cela me fit sourire et ce cataclysme en chaîne m’aurait sans doute entraîné vers un trou de sommeil si le train n’avait pas passé à cet instant sur un viaduc dans un grand bruit de ferraille. Et puis, et puis, tout devint flou, tout devint confus, l’aube me surprit avec son froid et la nausée qu’elle faisait monter en moi, mes pensées se déchiquetèrent pour n’être plus que des nuages de pensées comme des nuages de fumée, insaisissables, translucides, fugaces. Seul le bruit du train prit du poids, de la présence. Je me mis à l’écouter inlassablement, trop éreinté pour en penser quoi que ce soit.
Et une fois de plus, je jurai qu’on ne m’aurait plus, que plus jamais je ne prendrais un train de nuit. Mais il y avait dix ans que je disais cela.