CHAPITRE XVI

Crevaison pour Mma Ramotswe ;
cinéma avec Mr. Bernard Selelipeng pour Mma Makutsi

Ce soir-là, Mma Ramotswe rentrait à Zebra Drive, empruntant son trajet habituel depuis Tlokweng Road. Elle venait de s’engager dans Odi Drive lorsque la petite fourgonnette blanche se mit à dévier vers la gauche. Mma Ramotswe songea un instant à un problème de direction et reporta tout son poids vers la droite, mais sans résultat. Un bruit bizarre s’éleva soudain de l’arrière du véhicule, une sorte de grincement, comme du métal rayant la pierre, et elle comprit qu’un pneu venait de crever. Elle se sentit à la fois rassurée et contrariée. Rassurée, parce que le problème était facile à résoudre, pour peu que l’on eût une roue de secours, bien sûr. Malheureusement, elle n’en avait pas. Elle avait demandé à l’un des apprentis de l’enlever pour la regonfler et l’avait vue, posée contre le mur du garage, cet après-midi même. Elle s’apprêtait à la remettre à sa place dans la voiture, lorsque Mma Makutsi l’avait appelée pour prendre un appel téléphonique à l’agence. La roue de secours était donc restée au Tlokweng Road Speedy Motors, et elle se retrouvait là, au bord de la route, où l’objet eût été bien utile.

Elle ressentit une irritation passagère contre elle-même. On n’avait vraiment aucune excuse à prendre la route sans roue de secours à bord. Avec tous ces cailloux pointus, ces clous et autres, les pneus crevaient sans cesse. Si la mésaventure était arrivée à un autre, Mma Ramotswe n’aurait pas hésité à déclarer : « Voyez-vous, ça n’est pas très intelligent de partir en voiture sans roue de secours. » Or, voilà qu’elle se retrouvait dans cette situation ! Ah, il y avait de quoi s’en vouloir !

Elle se gara sur la droite pour ne pas gêner la circulation, bien qu’il n’y en eût guère sur cette route résidentielle et paisible. Puis elle regarda autour d’elle. Elle n’était pas très loin de Zebra Drive – une demi-heure de marche au plus – et elle pourrait tout à fait rentrer chez elle et attendre l’arrivée de Mr. J.L.B. Matekoni. Alors, ils iraient ensemble secourir la petite fourgonnette blanche. Autre possibilité, qui semblait plus sensée, dans la mesure où elle évitait un trajet inutile : téléphoner au Tlokweng Road Speedy Motors, où son fiancé travaillait encore à cette heure tardive, et lui demander de prendre la roue de secours avant de partir pour Zebra Drive.

Elle étudia les environs. Il y avait une cabine publique dans le centre commercial, au bout de la rue, ou encore – et cela semblait la solution évidente – la maison du Dr Moffat, non loin du lieu où était stationnée la petite fourgonnette blanche. Le Dr Moffat, qui avait aidé Mr. J.L.B. Matekoni à vaincre sa dépression, habitait avec son épouse dans une maison vieillotte entourée d’un jardin de dimensions généreuses, dont Mma Ramotswe poussait à présent la grille d’une main anxieuse, consciente qu’il fallait toujours se méfier des chiens dans les lieux comme celui-ci. Elle ne perçut toutefois aucun aboiement hostile, seulement la voix étonnée de Mrs. Moffat, qui émergea de derrière un arbuste qu’elle était occupée à tailler.

— Mma Ramotswe ! Vous n’avez pas votre pareille pour prendre les gens par surprise !

Mma Ramotswe sourit.

— Je ne suis pas venue pour le travail, expliqua-t-elle. Je suis ici parce que ma fourgonnette, qui est là-bas, a un pneu crevé et que j’ai besoin de téléphoner à Mr. J.L.B. Matekoni. Cela ne vous ennuie pas, Mma ?

Mrs. Moffat glissa le sécateur dans sa poche.

— Vous allez téléphoner tout de suite, dit-elle. Et ensuite, nous prendrons une tasse de thé en attendant Mr. J.L.B. Matekoni.

Elles gagnèrent la maison, d’où Mma Ramotswe appela Mr. J.L.B. Matekoni, lui raconta son infortune et lui expliqua où elle se trouvait. Puis, invitée à rejoindre la femme du médecin sur la véranda, elle s’assit près d’elle à une petite table et les deux femmes se mirent à bavarder.

Les sujets de conversation ne manquaient pas. Mrs. Moffat avait vécu à Mochudi, dont son mari dirigeait autrefois le petit hôpital, et elle avait connu Obed Ramotswe et de nombreuses familles amies des Ramotswe. Mma Ramotswe aimait par-dessus tout évoquer ce temps-là, depuis longtemps révolu, mais si important pour comprendre la femme qu’elle était.

— Vous vous souvenez du chapeau de mon père ? interrogea-t-elle en versant du sucre dans son thé. Il a porté le même pendant des années. Il était très vieux.

— Oui, je m’en souviens, répondit Mrs. Moffat. Le docteur disait toujours que c’était un chapeau très sage.

Mma Ramotswe se mit à rire.

— Je suppose qu’un chapeau voit beaucoup de choses, acquiesça-t-elle. Il doit en savoir long…

Elle s’interrompit. Elle venait de se souvenir du jour où son père avait perdu son chapeau. Il l’avait enlevé pour une raison quelconque et avait oublié où il l’avait laissé. Durant une grande partie de la journée, il avait parcouru Mochudi de long en large en tentant de se rappeler où il avait bien pu l’abandonner, demandant aux passants s’ils ne l’avaient pas vu. Puis, enfin, on l’avait retrouvé sur un muret, près du kgotla5, posé là par une personne qui avait dû le ramasser sur la route. Les gens de Gaborone placeraient-ils en sécurité un chapeau trouvé sur la route ? Elle était persuadée que non. De nos jours, on ne prenait pas soin des chapeaux d’autrui comme on le faisait à l’époque, n’est-ce pas ? Non, évidemment.

— Mochudi me manque, soupira Mrs. Moffat. Je regrette ces petits matins où nous écoutions les cloches du bétail. Je regrette les chants des enfants rentrant de l’école, qui nous parvenaient quand le vent soufflait dans la bonne direction.

— Mochudi est une bonne ville, renchérit Mma Ramotswe. Cela me manque de ne plus entendre les gens parler des toutes petites choses.

— Comme les chapeaux ? hasarda Mrs. Moffat.

— Oui, comme les chapeaux. Et les vaches. Et les bébés qui viennent de naître, avec les prénoms qu’on leur donne. Toutes ces choses.

Mrs. Moffat emplit de nouveau les tasses de thé et, pendant quelques minutes, elles gardèrent le silence, plongées dans leurs réflexions respectives. Mma Ramotswe pensait à son père, à Mochudi, à son enfance et au bonheur qu’elle connaissait alors, malgré l’absence de mère. Et Mrs. Moffat songeait à ses parents, et surtout à son père, un peintre qui était devenu aveugle, et à la difficulté que ce devait être de se mouvoir dans un monde de ténèbres.

— J’ai des photographies qui pourraient vous intéresser, lança Mrs. Moffat au bout d’un moment. Des photographies de Mochudi en ce temps-là. Vous devez connaître les gens qu’il y a dessus.

Elle s’éclipsa dans le salon et revint, chargée d’une grande boîte en carton.

— Je voulais coller tout ça dans des albums, expliqua-t-elle, mais je n’ai jamais trouvé le temps de le faire. Il faudrait que je m’y mette un jour.

— Je suis comme vous, répondit Mma Ramotswe. Je finirai par le faire un jour.

Elles prirent les photographies et les examinèrent une à une. Il y avait des gens dont Mma Ramotswe se souvenait très bien. Là, c’était Mrs. de Kok, la femme du missionnaire, devant un rosier, là, la maîtresse d’école, qui décernait un prix à un petit enfant. Là, c’était le docteur, qui jouait au tennis. Et là, parmi un groupe d’hommes photographiés devant le kgotla, il y avait Obed Ramotswe en personne, avec son chapeau. À sa vue, Mma Ramotswe retint son souffle.

— Ici, dit Mrs. Moffat, c’est votre père, non ?

Mma Ramotswe hocha la tête.

— Prenez-la, reprit Mrs. Moffat en lui tendant le cliché.

Mma Ramotswe accepta le cadeau avec reconnaissance, puis elles regardèrent d’autres photographies.

— Qui est-ce ? interrogea Mma Ramotswe en désignant une vieille femme en train de jouer aux cartes avec les enfants Moffat dans un coin ombragé du jardin.

— C’est la mère du docteur, répondit Mrs. Moffat.

— Et cette personne, debout derrière eux ? Cet homme qui regarde l’objectif ?

— C’est quelqu’un qui vient séjourner chez nous de temps en temps, répondit Mrs. Moffat. Il écrit des livres.

Mma Ramotswe examina l’image de plus près.

— On dirait qu’il me regarde, dit-elle. Et qu’il me sourit.

— C’est vrai, acquiesça Mrs. Moffat. Et c’est peut-être le cas…

Mma Ramotswe se pencha de nouveau sur la photographie de son père que lui avait donnée Mrs. Moffat. Oui, c’était bien son sourire ; hésitant d’abord, puis de plus en plus épanoui. Et son chapeau, bien sûr… Elle se demanda à quelle occasion la photo avait été prise, et pourquoi ces gens se tenaient à la grille du kgotla ; le docteur devait le savoir, puisque c’était sans doute lui qui avait appuyé sur le déclencheur. Peut-être cela avait-il un rapport avec l’hôpital : on faisait des collectes et l’on tenait des réunions. Ce pouvait être ça.

Sur la photographie, tout le monde était tiré à quatre épingles malgré le soleil qui tapait, et chacun fixait l’objectif avec courtoisie, dans une attitude d’attention morale. C’étaient là les manières du Botswana d’autrefois – considérer autrui de cette façon – et ces manières disparaissaient, tout comme ce monde-là, tout comme les gens saisis sur le cliché. Elle caressa du doigt le papier glacé, brièvement, comme pour établir une communication, pour toucher ces hommes. En faisant cela, elle sentit ses yeux s’emplir de larmes.

— Je vous prie de m’excuser, Mma, dit-elle à Mrs. Moffat. Je pense à ce vieux Botswana qui est en train de mourir.

— Je comprends, répondit Mrs. Moffat en prenant la main de son amie. Mais nous, nous le gardons en mémoire, n’est-ce pas ?

Et elle pensa, oui, cette femme, la fille d’Obed Ramotswe, que tout le monde considérait comme quelqu’un de bien, n’oublierait pas ces choses qui faisaient le Botswana de jadis, qui faisaient ce pays qui avait été – et continuait à être – un phare pour l’Afrique, un pays d’intégrité et de générosité, à la fois pour les petites choses et pour les grandes.

 

Ce soir-là, le cours de dactylographie fut particulièrement réussi. Mma Makutsi avait préparé un exercice en vue de déterminer la vitesse de frappe de ses élèves et les résultats l’avaient ravie. Certes, il y avait un ou deux hommes qui ne s’en sortaient pas, et l’un d’eux avait même parlé de renoncer, mais le reste de la classe l’avait convaincu de persévérer. La plupart, cependant, avaient travaillé dur et ils commençaient à sentir les bénéfices de la pratique et de l’enseignement prodigué par cette experte qu’était Mma Makutsi. Mr. Bernard Selelipeng se débrouillait très bien et, sur la seule base de ses mérites, il avait remporté le record de la classe en nombre de mots par minute.

— C’est très bien, Mr. Selelipeng, déclara Mma Makutsi en notant son score.

Elle était déterminée à maintenir leurs relations professionnelles sur un plan formel, même si, lorsqu’elle s’adressait à lui, elle se sentait envahie de sentiments très doux pour cet homme qui lui témoignait tant de respect et d’admiration. Lui, de son côté, la traitait en professeur, et non en petite amie. Il n’y avait ni familiarité ni attente de traitement de faveur.

Quand le cours fut terminé et qu’elle eut fermé la salle, Mma Makutsi sortit le retrouver dans sa voiture, où il l’attendait comme convenu. Il proposa d’aller au cinéma et de terminer ensuite la soirée dans un café, où ils mangeraient quelque chose. L’idée plut beaucoup à Mma Makutsi et elle savoura la perspective de se retrouver assise au cinéma à côté d’un homme, comme la plupart des autres femmes, au lieu d’y aller seule, ce qui était son lot, d’ordinaire.

Le film était plein de gens idiots et très riches qui vivaient dans un luxe inimaginable, mais Mma Makutsi ne s’y intéressa guère et ne parvint pas à se concentrer sur l’écran. Ses pensées étaient avec Mr. Bernard Selelipeng qui, au milieu de la séance, glissa sa main dans celle de la jeune femme et lui chuchota quelques mots enivrants à l’oreille. Elle se sentit très émue et très heureuse. Le romantisme entrait enfin dans sa vie, après toutes ces années et toute cette attente. Un homme était venu à elle pour donner un nouveau sens à son existence. Cette impression – ou cette illusion –, si fréquente chez les amoureux, d’une transformation personnelle, agissait puissamment sur elle et elle fermait les yeux sous l’effet du plaisir et du sentiment de plénitude. Elle allait le rendre heureux, cet homme qui se montrait si attentionné avec elle.

Après le cinéma, ils s’installèrent dans un café et commandèrent un repas. Puis, assis à une table proche de la porte d’entrée, ils se parlèrent d’eux, les mains jointes sous la table. Ils en étaient là lorsque Mma Ramotswe arriva, accompagnée de Mr. J.L.B. Matekoni. Mma Makutsi présenta son ami à Mma Ramotswe, qui sourit et salua poliment.

Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni ne restèrent pas longtemps dans le café.

— Tu as l’air bouleversée, dit Mr. J.L.B. Matekoni à Mma Ramotswe alors qu’ils repartaient vers la camionnette.

— Je suis très triste, répondit Mma Ramotswe. Je viens de tirer quelque chose au clair, mais je suis trop contrariée pour en parler. S’il te plaît, ramène-moi à la maison, Mr. J.L.B. Matekoni. Je suis si triste…