CHAPITRE VIII

Les machines à écrire, et une réunion de prière

Chaque fois qu’elle regardait l’Institut de secrétariat du Botswana, Mma Makutsi sentait la fierté l’envahir. Elle avait passé là six mois de son existence, à vivoter tant bien que mal, travaillant la nuit comme réceptionniste dans un hôtel (un emploi qu’elle détestait) et luttant contre le sommeil la journée. Sa détermination et sa persévérance avaient payé et jamais elle n’oublierait la puissance des applaudissements à la cérémonie de remise des diplômes, lorsque, sous les yeux émus de ses parents, qui avaient vendu un mouton pour payer le voyage jusqu’à Gaborone, elle avait traversé l’estrade et reçu son diplôme de secrétariat. De toute sa vie, elle en était sûre, elle ne connaîtrait pas plus grand triomphe.

— Tu vois ça, là ? demanda-t-elle au plus âgé des apprentis, que Mr. J.L.B. Matekoni avait délégué pour l’aider à transporter les machines à écrire. Cette devise, sur le tableau, en haut ? Soyez précis. C’est la devise de l’Institut.

— Oui, répondit l’apprenti. C’est une bonne devise. On est obligé d’être précis quand on tape à la machine. Sinon, on doit s’y reprendre à deux fois. Et ce n’est pas bien.

Mma Makutsi lui jeta un regard en biais.

— C’est une bonne devise pour la vie en général, tu ne crois pas ?

L’apprenti ne répondit pas et ils poursuivirent leur progression dans le couloir qui menait à l’administration de l’école.

— Ici, il n’y a que des filles, non ? interrogea soudain le jeune homme.

— Oui. Il n’y a aucune raison à cela, mais en tout cas, c’était comme ça du temps où j’y étais.

— Moi, j’aimerais bien étudier ici, reprit-il. Ça me conviendrait tout à fait. J’aimerais bien me retrouver dans une classe où il n’y aurait que des filles.

Mma Makutsi sourit.

— Je suis sûre qu’il y en a qui seraient ravies aussi, répondit-elle. Les plus mauvaises.

— Il n’y a pas de mauvaises filles, protesta l’apprenti. Toutes les filles ont leur utilité. Toutes les filles sont les bienvenues.

Déjà, ils parvenaient au bureau. Mma Makutsi se présenta à la secrétaire de la directrice adjointe.

— Mma Manapotsi va être très heureuse de vous recevoir, Mma, dit l’employée avec un coup d’œil appréciateur en direction du jeune homme, qui lui souriait. Elle se souvient très bien de vous.

Mma Makutsi fut introduite dans le bureau de Mma Manapotsi, tandis que l’apprenti restait à l’extérieur, à demi perché sur un coin du bureau de la secrétaire. Il amusait la jeune fille en pressant un doigt sur une feuille de papier blanche, où il laissait une empreinte de graisse noire.

— C’est ma marque de fabrique, expliqua-t-il. Quand je tiens la main d’une jolie fille – comme toi –, je dépose ma marque. Une marque qui dit : Ceci est ma propriété ! Pas touche !

À l’intérieur, Mma Manapotsi accueillit Mma Makutsi avec effusion. Elle l’interrogea sur son emploi actuel et aborda la délicate question du salaire.

— Ce n’est pas rien d’être à la fois assistante-détective et secrétaire de direction, déclara Mma Manapotsi. J’espère qu’on vous donne ce que vous méritez. Nous aimons que nos diplômées soient correctement rémunérées.

— Ils me donnent le maximum qu’ils peuvent me donner, répondit Mma Makutsi. Rares sont les gens qui sont rémunérés à la mesure de leurs mérites, vous ne croyez pas ? Même le président du Botswana ne reçoit pas le salaire qui devrait lui revenir, selon moi. Nous devrions le payer davantage, à mon avis.

— Vous avez peut-être raison, soupira Mma Manapotsi. Pour ma part, j’ai toujours trouvé que les directrices adjointes d’instituts de formation devraient être mieux rémunérées elles aussi. Mais il ne faut pas se plaindre, n’est-ce pas, Mma ? Si tout le monde se met à se plaindre, il ne nous restera plus de temps pour faire autre chose. Ici, à l’Institut de secrétariat du Botswana, nous ne nous plaignons pas. Nous faisons ce que nous avons à faire.

— C’est la meilleure attitude à avoir, estima Mma Makutsi.

La conversation se poursuivit sur le même mode durant quelques minutes. De derrière la porte leur parvenaient des voix étouffées entrecoupées d’éclats de rire. Enfin, elles abordèrent le sujet des vieilles machines à écrire. Mma Manapotsi confirma sa proposition.

— Nous pouvons aller les chercher tout de suite, déclara-t-elle. Votre jeune homme pourra vous les porter, s’il n’est pas trop occupé avec ma jeune fille.

— Il est toujours comme ça avec les filles, expliqua Mma Makutsi. Avec toutes les filles qu’il rencontre. C’est triste, mais c’est ainsi.

— Cela ne nous plairait pas que les hommes nous ignorent, fit remarquer Mma Manapotsi. Mais parfois, il est vrai qu’on aimerait mieux qu’ils nous oublient un peu.

Ils se rendirent à la réserve, où, parmi des piles de documents et de livres, étaient entreposées les machines à écrire inutilisées.

— Elles sont vieilles, rappela Mma Manapotsi, mais la plupart pourront sans doute être remises en état de marche, ou quasiment. Il faudra les huiler un peu.

— Ce n’est pas l’huile qui manque au garage, lança l’apprenti, tout en faisant tourner un cylindre à titre expérimental.

— Peut-être, répondit Mma Manapotsi. Mais souvenez-vous que ces machines n’ont rien de commun avec les voitures. Elles sont beaucoup plus délicates.

Ils rentrèrent au Tlokweng Road Speedy Motors, où Mr. J.L.B. Matekoni avait accepté d’entreposer et de réparer les machines en attendant que Mma Makutsi trouve un local où organiser ses cours. Mma Ramotswe, qui avait approuvé le projet, bien qu’elle eût des doutes quant à son succès, offrit de payer une annonce dans le journal pour attirer l’attention sur les cours et se proposa pour participer à la restauration des machines.

— Motholeli sera heureuse de nous aider elle aussi, ajouta-t-elle. Elle adore les machines et elle est très habile de ses doigts.

— Cette affaire va rouler, déclara Mr. J.L.B. Matekoni. Moi, les bonnes affaires, je les sens. Et je suis sûr que celle-ci marchera bien.

La prédiction emplit Mma Makutsi d’enthousiasme. L’idée qu’elle allait se lancer dans une entreprise bien à elle l’effrayait, et les encouragements de ses employeurs lui mirent du baume au cœur.

— Vous le croyez vraiment, Rra ?

— Je n’ai pas le moindre doute, assura Mr. J.L.B. Matekoni, formel.

 

L’époque, semblait-il, était au soutien mutuel. L’Agence No 1 des Dames Détectives soutenait le Tlokweng Road Speedy Motors en lui fournissant les services de secrétariat et de comptabilité, en la personne de Mma Makutsi, qui, à l’occasion, aidait aussi pour des révisions de véhicules. En retour, le Tlokweng Road Speedy Motors versait presque l’intégralité du salaire de Mma Makutsi, ce qui permettait à celle-ci de demeurer assistante-détective. Pour sa part, Mma Ramotswe soutenait Mr. J.L.B. Matekoni en lui préparant chaque soir son dîner et en s’occupant du blanchissage de ses bleus de travail et de ceux des apprentis. Les apprentis, éduqués et formés par Mr. J.L.B. Matekoni, qui se montrait tolérant vis-à-vis de leurs faiblesses, ce que beaucoup d’autres patrons eussent refusé de faire, le récompensaient à leur façon. Lorsqu’il fallut restaurer les machines à écrire, ils accomplirent le plus gros du travail, renonçant pendant deux semaines à une partie de leur temps de pause pour manipuler les machines avec douceur, afin de les amener à donner le meilleur d’elles-mêmes.

Ce fut dans cet esprit de coopération que tout le monde s’accorda à assister à un office religieux, au cours duquel le plus jeune apprenti devait s’exprimer en public. Il leur avait demandé de venir l’écouter, car c’était la première fois qu’il s’adresserait à toute la communauté de son église et cette épreuve, expliqua-t-il, représentait beaucoup pour lui.

— Nous devons y aller, estima Mr. J.L.B. Matekoni. Je ne pense pas que nous puissions lui refuser ça.

— Tu as raison, renchérit Mma Ramotswe. C’est très important pour lui. C’est un peu comme une remise de prix. S’il devait recevoir un prix, nous serions tous là pour le voir.

— Ce genre de cérémonie dure très longtemps, fit remarquer Mma Makutsi. N’espérez pas vous en tirer à moins de trois heures. Mangez un gros morceau de viande avant, sinon, vous allez vous sentir faiblir.

L’office eut lieu le dimanche suivant, dans une petite église proche du Centre de tri des diamants. Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni arrivèrent en avance. Ils étaient là depuis vingt bonnes minutes, à contempler le plafond, lorsque Mma Makutsi fit son apparition.

— Maintenant, nous sommes au complet, chuchota Mr. J.L.B. Matekoni. Il ne manque que son frère, Charlie, qui n’est pas venu.

— Il doit être avec une fille, répondit Mma Makutsi. Voilà où il doit être.

Mma Ramotswe ne dit rien. Elle regardait les fidèles arriver, adressant de discrets signes de main à une ou deux personnes qu’elle reconnaissait et souriant aux enfants. Enfin, les officiants apparurent : le ministre du culte, vêtu d’une ample toge bleue, et le chœur, en bleu également, dans les rangs duquel ils aperçurent l’apprenti, qui leur lança des sourires d’encouragement.

Il y eut d’abord des hymnes et des prières, puis le ministre du culte prit la parole.

— Il y a des pécheurs parmi nous, déclara-t-il. Ils portent des vêtements ordinaires, ils marchent et parlent comme n’importe quelle autre personne. Mais leurs cœurs sont remplis de péchés et, tandis qu’ils sont assis dans cette église, ils se préparent déjà à en commettre d’autres.

Mr. J.L.B. Matekoni jeta un coup d’œil à Mma Ramotswe. Avait-il le cœur rempli de péchés ? Et elle ?

— Heureusement, il existe un moyen de nous sauver, poursuivit le prédicateur. Pour cela, il suffit de fouiller nos cœurs afin de déceler les péchés qui y demeurent. Ensuite, nous pourrons agir pour les en déloger.

Il y eut des murmures approbateurs dans l’assistance. Un homme gémit doucement, comme sous l’effet de la douleur, mais ce n’était que le péché, songea Mma Ramotswe. Le péché nous fait gémir. Son empreinte. Sa tache.

— Et ceux qui viennent dans cette église, enchaîna le prédicateur, y apportent avec eux leurs péchés. Ils apportent leurs péchés au milieu des gens de Dieu. Ils viennent tout droit de Babylone.

Mr. J.L.B. Matekoni, qui avait fixé ses mains jointes tout le temps de ce discours, releva la tête et s’aperçut que tout le monde les regardait, Mma Ramotswe, Mma Makutsi et lui. Il poussa discrètement sa voisine du coude.

— Oui ! enchaîna l’orateur. Il y a des étrangers dans cette assistance. Vous êtes les bienvenus, mais vous devez exposer vos péchés devant les gens de Dieu. Nous vous aiderons. Nous ferons de vous des êtres pleins de force.

Un silence complet s’installa. Mma Makutsi jeta autour d’elle un regard angoissé. Ce n’était pas une façon d’accueillir des nouveaux venus. D’ordinaire, les communautés recevaient les visiteurs avec chaleur et vous applaudissaient quand vous vous leviez. La religion à laquelle avait adhéré l’apprenti était bien étrange.

Le prédicateur désigna soudain Mr. J.L.B. Matekoni.

— Parle, mon frère ! lança-t-il. Nous t’écoutons.

Mr. J.L.B. Matekoni lança un regard terrifié à Mma Ramotswe.

— Je… commença-t-il. Je suis un pécheur. Oui… Enfin, je crois…

Mma Ramotswe choisit cet instant pour se lever d’un bond.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle. C’est moi la pécheresse ici ! C’est moi ! J’ai commis tant de péchés que je n’arrive plus à les compter. Ils pèsent des tonnes. Ils me font chavirer. Oh là là ! Oh là là !

Le prédicateur leva la main droite.

— Que la puissance du Seigneur soit sur toi, ma sœur ! Le Seigneur te soulagera de tes péchés. Avoue tes péchés ! Prononce leurs noms terribles !

— Oh, il y en a trop ! se lamenta Mma Ramotswe. Oh, je ne peux pas porter tous ces péchés. Ils me donnent la fièvre ! Je sens les feux de l’enfer ! Oh, les feux de l’enfer sont en train de me consumer ! J’ai si chaud ! Oh là là !

Elle s’affaissa sur le banc tout en s’éventant avec le livret des hymnes.

— Les feux ! hurla-t-elle encore. Les feux sont autour de moi ! Faites-moi sortir !

Mr. J.L.B. Matekoni reçut un coup de coude dans les côtes.

— Il faut que je l’emmène dehors, déclara-t-il, s’adressant à l’ensemble de l’assistance. Les feux…

Mma Makutsi se leva à son tour.

— Je vais vous aider. Cette pauvre femme ! Tous ces péchés ! Oh là là !

Une fois dehors, ils gagnèrent très vite la voiture de Mr. J.L.B. Matekoni, qui était garée dans la longue file des véhicules des fidèles et que rien ne distinguait apparemment des autres.

— Tu es très bonne comédienne, dit Mr. J.L.B. Matekoni une fois au volant. J’étais gêné, moi. J’étais obligé de penser au péché.

— Mais peut-être que je ne jouais pas la comédie… répondit Mma Ramotswe, pince-sans-rire.