CHAPITRE PREMIER
Comment trouver un mari
Je ne dois jamais perdre de vue quelle chance j’ai dans la vie, songeait Mma Ramotswe. Je dois m’en souvenir à chaque instant, mais surtout maintenant, tandis que, assise sur la véranda de ma maison de Zebra Drive, je contemple le haut ciel du Botswana, ce ciel si vide que son bleu paraît presque blanc.
Voilà donc où se trouvait Precious Ramotswe, propriétaire de l’unique agence de détectives privés du Botswana, l’Agence No 1 des Dames Détectives, qui, dans l’ensemble, avait tenu sa promesse initiale, celle de fournir satisfaction aux clients, même si certains, il fallait le reconnaître, ne s’estimeraient jamais satisfaits. Elle était donc là, la trentaine finissante, le meilleur âge, elle en était convaincue. Elle était là, avec sa maison de Zebra Drive et les deux orphelins devenus ses enfants, un garçon et une fille qui apportaient vie et gaieté dans son foyer. De telles bénédictions eussent comblé n’importe quel être humain. Avec toutes ces choses qui faisaient sa vie, on pouvait dire qu’il ne lui manquait rien.
Et pourtant, ce n’était pas tout. Depuis quelque temps, Mma Ramotswe avait un fiancé : Mr. J.L.B. Matekoni, propriétaire du garage Tlokweng Road Speedy Motors et, de l’avis de tous, le meilleur mécanicien du Botswana, un homme doux, un homme bon. Mma Ramotswe avait déjà été mariée et l’expérience s’était révélée désastreuse. Note Mokoti, le toujours très chic trompettiste de jazz, avait certes représenté un rêve de jeune fille, mais il était vite devenu un cauchemar de femme mariée. Il lui avait infligé un régime de cruauté, prodigué des souffrances en rations quotidiennes. Puis, au terme de la grossesse mouvementée de Mma Ramotswe, quand leur minuscule bébé prématuré s’était éteint dans les bras de sa mère, quelques heures à peine après son terrible combat pour venir au monde, Note se trouvait dans un bar, quelque part en ville. Il ne s’était même pas déplacé pour dire au revoir à ce petit fragment d’humanité qui avait signifié tant de choses pour elle et si peu pour lui. Mma Ramotswe n’oublierait jamais comment, après la rupture, Obed Ramotswe, son père qu’aujourd’hui encore elle appelait son Papa, l’avait recueillie chez lui sans un mot sur son mari, sans dire une seule fois « Je savais que cela arriverait ». Dès lors, elle s’était promis de ne jamais se remarier, sauf si – ce qui était, à n’en pas douter, impossible – elle trouvait un homme à la hauteur du souvenir qu’elle gardait de son défunt Papa, ce vieillard très sage que tous respectaient en raison de sa connaissance du bétail et de son attachement aux traditions ancestrales du Botswana.
Bien sûr, elle avait reçu des demandes en mariage. Son vieil ami Hector Mapondise s’était régulièrement porté candidat pour le rôle d’époux et avait toujours pris avec philosophie et bonne humeur les refus systématiques qu’elle lui opposait, comme il convenait à un homme de son statut (car il était le cousin d’un grand chef). Sans doute eût-il fait un mari parfait, mais il avait le défaut d’être assez ennuyeux ; en dépit de tous ses efforts, Mma Ramotswe ne parvenait pas à lutter contre l’assoupissement lorsqu’elle se trouvait en sa compagnie. Être sa femme se fût révélé trop difficile pour elle : une expérience somnolente, en fait, et Mma Ramotswe aimait trop la vie pour accepter de la traverser les yeux fermés. Chaque fois qu’elle voyait Hector Mapondise passer devant chez elle au volant de sa grosse voiture verte ou se rendre à la poste pour prendre son courrier, elle se souvenait du jour où il l’avait emmenée déjeuner à l’hôtel Président et où elle s’était endormie à table, au beau milieu du repas. L’expérience avait donné un nouveau sens, avait-elle pensé, à l’expression « coucher avec un homme ». Lorsqu’elle s’était réveillée en sursaut sur sa chaise, il parlait toujours de sa voix sourde, ses yeux légèrement chassieux fixés sur elle, évoquant les difficultés qu’il rencontrait avec l’une des machines de son usine.
— La tôle ondulée n’est vraiment pas d’un maniement facile, disait-il. Il faut des machines très particulières pour faire prendre cette forme-là à la tôle. Saviez-vous cela, Mma ? Et savez-vous pourquoi la tôle ondulée a la forme qu’elle a ?
Mma Ramotswe n’avait jamais réfléchi à la question. La tôle ondulée était surtout utilisée pour les toitures : l’explication n’avait-elle pas un rapport avec la nécessité de faciliter l’écoulement de l’eau de pluie ? Mais pourquoi était-ce important dans un pays aussi sec que le Botswana ? Il devait y avoir une autre raison, pensa-t-elle, mais celle-ci ne lui apparaissait pas spontanément. Tandis qu’elle réfléchissait, elle sentit l’engourdissement l’envahir de nouveau et elle lutta pour garder les yeux ouverts.
Non, Hector Mapondise était un homme de valeur, mais beaucoup trop terne. Il devait plutôt rechercher une femme terne, elles étaient légion dans le pays, des dames aux gestes lents et sans grand dynamisme ; il devait épouser l’une de ces femmes aux allures bovines. Seulement, le problème, c’était que la plupart du temps les hommes ternes ne trouvaient aucun intérêt à cette sorte de femmes, auxquelles ils préféraient celles qui ressemblaient à Mma Ramotswe. Cela s’inscrivait d’ailleurs dans un cadre plus général : les gens manifestaient un aveuglement étonnant dans leurs attentes. Mma Ramotswe sourit à cette pensée, tandis qu’un souvenir remontait à sa mémoire : lorsqu’elle était jeune fille, elle avait une amie de très grande taille dont était tombé amoureux un garçon extrêmement petit. Il devait lever la tête pour contempler le visage de sa bien-aimée, à qui il arrivait à peine à la ceinture, tandis qu’elle, de son côté, le regardait d’en haut, presque contrainte de plisser les yeux en raison de la distance qui les séparait. Cette distance aurait pu s’élever à des milliers de kilomètres – la largeur du Kalahari, aller-retour – mais le petit homme ne s’en rendait pas compte. Le cœur lourd, il dut cependant se désister le jour où le frère de sa belle, immense lui aussi, se pencha sur lui pour le regarder dans les yeux et lui ordonner de cesser de s’intéresser à sa sœur, de près ou de loin, s’il ne voulait pas passer un très mauvais quart d’heure. Mma Ramotswe avait éprouvé du chagrin pour ce petit homme, bien sûr, car elle n’avait jamais pu rester indifférente aux sentiments d’autrui. Cet homme aurait dû comprendre qu’il nourrissait des ambitions impossibles, mais les gens en sont incapables.
Mr. J.L.B. Matekoni était un homme très bien et, contrairement à Hector Mapondise, il ne pouvait être qualifié de terne. On ne pouvait non plus prétendre qu’il était fascinant, à la manière de Note, mais il faisait une compagnie très agréable. On pouvait rester avec lui pendant des heures, et même s’il ne disait rien d’important, sa conversation n’était jamais ennuyeuse. Certes, il parlait beaucoup de voitures, comme la plupart des hommes, mais ce qu’il en disait se révélait bien plus intéressant que ce que racontaient ses semblables sur le sujet. Mr. J.L.B. Matekoni estimait que les voitures avaient leur personnalité et il lui suffisait d’en regarder une pour connaître le caractère de son propriétaire.
— Les voitures parlent des gens, lui avait-il un jour expliqué. Elles nous révèlent tout ce qu’on a besoin de savoir sur un individu.
Ces mots avaient frappé Mma Ramotswe, qui les avait trouvés étranges, mais Mr. J.L.B. Matekoni avait poursuivi en illustrant son propos par toutes sortes d’exemples saisissants. Avait-elle déjà regardé la voiture de Mr. Motobedi Palati, par exemple ? C’était un homme désordonné dont la cravate était toujours nouée de travers et dont la chemise dépassait du pantalon en permanence. Bien entendu, il régnait un parfait désordre à l’intérieur de sa voiture, avec des fils électriques qui pendaient du tableau de bord et un trou sous le siège du conducteur, de sorte que la poussière s’engouffrait dans le véhicule, recouvrant tout d’une couche brune. Et que dire de l’intimidante infirmière de l’hôpital Princess Marina, celle qui avait humilié un homme politique très en vue en l’interpellant au cours d’un meeting public pour lui poser, sur les salaires des infirmières, des questions auxquelles il n’avait su répondre ? Comme on pouvait s’y attendre, sa voiture à elle était impeccable et sentait même vaguement l’antiseptique. Si Mma Ramotswe le souhaitait, il pouvait lui donner d’autres exemples encore, mais il l’avait convaincue et elle hocha la tête.
C’était la petite fourgonnette blanche de Mma Ramotswe qui les avait rapprochés. Avant d’apporter celle-ci en réparation au Tlokweng Road Speedy Motors, elle connaissait déjà Mr. J.L.B. Matekoni, qui avait grandi comme elle à Mochudi et menait une existence paisible dans une maison proche de l’ancien aéroport militaire. Elle s’était demandé pourquoi il vivait seul, ce qui était rare pour un homme au Botswana, mais ne s’était jamais vraiment intéressée à lui avant le jour où il avait effectué une révision de la fourgonnette et l’avait mise en garde contre l’usure des pneus. Dès lors, elle avait pris l’habitude de lui rendre visite au garage de temps à autre, pour évoquer les événements du jour et boire le thé qu’il préparait sur un réchaud, dans un coin de son bureau.
Puis était arrivé ce jour extraordinaire où la petite fourgonnette blanche s’était étouffée et avait refusé de démarrer. Il avait alors passé un après-midi entier dans la cour de Zebra Drive, le moteur de la camionnette gisant au sol en une bonne centaine de pièces détachées, son cœur exposé au grand jour. Mr. J.L.B. Matekoni avait rassemblé toutes ces pièces, puis était entré dans la maison à la tombée de la nuit, et ils s’étaient tous deux installés sur la véranda. Alors, il lui avait demandé sa main et elle avait accepté, presque sans réfléchir, parce qu’elle venait de comprendre qu’elle avait auprès d’elle un homme aussi bon que son père et qu’ils vivraient heureux ensemble.
Mma Ramotswe ne s’était pas attendue à voir Mr. J.L.B. Matekoni tomber malade, ou du moins tomber malade de cette façon. Les choses eussent été plus simples, sans doute, si la maladie avait touché le corps, mais ce fut l’esprit qui se trouva affecté et il avait semblé à Mma Ramotswe que l’homme qu’elle connaissait avait déserté son enveloppe corporelle pour s’en aller ailleurs. Grâce à Mma Potokwane, la directrice de la ferme des orphelins, et au traitement du Dr Moffat, que Mma Potokwane s’était chargée d’administrer à Mr. J.L.B. Matekoni, la personnalité qu’elle connaissait était revenue. Les idées noires, l’expression de chien battu, la lassitude générale, tout cela s’était effacé et Mr. J.L.B. Matekoni s’était remis à sourire et à s’intéresser à son travail, qu’il avait négligé d’une façon qui lui ressemblait si peu.
Pendant sa maladie, bien sûr, il n’avait pu s’occuper du garage et c’était Mma Makutsi, l’assistante de Mma Ramotswe, qui en avait pris les commandes. Mma Makutsi avait fait des merveilles. Non seulement elle avait discipliné les paresseux apprentis, qui donnaient tant de fil à retordre à Mr. J.L.B. Matekoni avec leur façon inconsidérée de traiter les voitures (l’un d’eux avait même été surpris en train de frapper un moteur avec un marteau !), mais elle avait attiré une nombreuse clientèle. De plus en plus de femmes possédaient leur propre voiture et elles étaient ravies d’en confier la réparation à un garage tenu par une dame. À ses débuts, Mma Makutsi ne connaissait pas grand-chose aux moteurs, mais elle avait appris très vite et était désormais capable d’effectuer une révision et quelques réparations classiques sur la plupart des marques de voitures, à condition que les modèles ne soient ni trop modernes ni trop dépendants des systèmes capricieux du genre que les fabricants allemands aimaient cacher dans les véhicules pour compliquer la tâche des mécaniciens du monde entier.
— Comment pourrions-nous la remercier ? demanda Mma Ramotswe. Elle s’est tant investie dans le garage, et maintenant que tu es revenu, elle ne sera plus qu’une assistante de direction et une assistante détective, comme avant. Cela risque d’être difficile pour elle.
Mr. J.L.B. Matekoni fronça les sourcils.
— Je ne veux pas la chagriner, répondit-il. Tu as raison de dire qu’elle a beaucoup travaillé. Je le vois dans les livres de comptes. Tout est parfaitement en ordre. Toutes les notes ont été réglées, toutes les factures sont numérotées. Même le sol de l’atelier est plus propre et il y a moins de cambouis partout.
— Malheureusement, son existence est loin d’être rose, fit Mma Ramotswe, pensive. Elle vit à Old Naledi, dans une petite pièce qu’elle partage avec un frère malade. Je ne peux pas la payer bien cher. Et elle n’a pas de mari pour s’occuper d’elle. Elle mérite mieux.
Mr. J.L.B. Matekoni acquiesça. Certes, il l’aiderait en continuant à l’employer comme assistante de direction au garage Tlokweng Road Speedy Motors, mais il voyait mal ce qu’il pourrait faire de plus. Il était évident que la question du mari n’entrait pas dans ses cordes. Il était un homme, après tout, et il ne connaissait rien aux problèmes des femmes célibataires. C’était le rôle des femmes, pensait-il, que d’aider leurs semblables à rencontrer des gens. Sans doute Mma Ramotswe pourrait-elle la conseiller sur la meilleure tactique à adopter dans ce domaine ? Mma Ramotswe était aimée de tous et elle avait beaucoup d’amis et d’admirateurs. Y avait-il quelque chose à faire pour trouver un mari ? On pouvait sûrement expliquer à Mma Makutsi comment s’y prendre…
Mma Ramotswe n’en était pas si sûre.
— Il faut faire attention à ce que l’on dit, expliqua-t-elle à Mr. J.L.B. Matekoni. Les gens n’aiment pas qu’on les prenne pour des imbéciles. Surtout les gens comme Mma Makutsi, qui a tout de même obtenu quatre-vingt-dix-sept sur cent à son examen final. On ne peut pas aller dire à une personne comme elle qu’elle n’est pas capable d’une chose basique comme de trouver un mari.
— Cela n’a rien à voir avec les quatre-vingt-dix-sept sur cent, objecta Mr. J.L.B. Matekoni. On peut obtenir cent sur cent en dactylographie et ne pas savoir comment parler aux hommes. Trouver un mari et taper à la machine sont deux choses totalement différentes. Totalement.
À la mention du mariage, Mma Ramotswe s’était soudain demandé s’ils célébreraient le leur bientôt et elle fut tentée de poser la question, mais elle se ravisa à temps. Le Dr Moffat lui avait recommandé d’épargner tout stress à Mr. J.L.B. Matekoni, même si celui-ci s’était pratiquement rétabli de sa dépression. Or, s’entendre réclamer des dates représenterait sans aucun doute pour lui une source de stress, aussi ne dit-elle rien et s’engagea-t-elle même – toujours pour éviter les tensions – à parler à Mma Makutsi, dans un avenir proche, afin de déterminer si elle pouvait l’assister d’une manière ou d’une autre dans ce problème de mari, par le biais de quelques conseils habilement formulés.
Pendant la maladie de Mr. J.L.B. Matekoni, on avait installé l’Agence No 1 des Dames Détectives à l’arrière du Tlokweng Road Speedy Motors. L’arrangement s’était révélé rentable : les affaires du garage pouvaient être aisément supervisées depuis ce bureau et les clients de l’agence bénéficiaient d’une entrée indépendante. Chacune des deux entreprises en tirait en outre avantage. Certaines personnes qui apportaient leur voiture à réparer s’apercevaient qu’elles avaient un problème susceptible d’être tiré au clair grâce à une enquête – un époux dévoyé, par exemple, ou un parent disparu –, tandis que les clients de l’agence profitaient de leur visite pour confier leur véhicule à réviser ou leurs freins à régler.
Mma Ramotswe et Mma Makutsi avaient disposé leurs bureaux de manière à pouvoir engager la conversation si elles le souhaitaient, sans pour autant se retrouver à longueur de journée les yeux fixés sur l’autre. Si Mma Ramotswe se tournait légèrement sur sa chaise, elle pouvait s’adresser à Mma Makutsi, installée à l’autre extrémité de la pièce, sans avoir à se tordre le cou ou à parler par-dessus son épaule, et Mma Makutsi pouvait faire de même si elle avait besoin de poser une question à son employeur.
À présent, les quatre lettres arrivées au courrier du matin avaient été lues et classées, de sorte que Mma Ramotswe suggéra à son assistante de prendre le thé. Il était un peu plus tôt que d’ordinaire pour cela, mais il faisait chaud et elle avait toujours estimé que la meilleure façon de combattre la chaleur était de boire une tasse de thé accompagnée d’un biscuit Ouma, suffisamment ramolli dans le liquide pour être mordu sans faire mal aux dents.
— Mma Makutsi, commença Mma Ramotswe lorsque l’assistante eut déposé la tasse de thé sur son bureau, êtes-vous heureuse ?
Mma Makutsi, qui avait presque atteint son propre bureau, s’immobilisa net.
— Pourquoi me demandez-vous ça, Mma ? fit-elle. Pourquoi me demandez-vous si je suis heureuse ?
Son cœur avait cessé de battre. Elle vivait dans la hantise de perdre sa place et cette question, pensait-elle, ne pouvait que servir de préliminaire à une suggestion : qu’elle quitte cet emploi pour aller travailler ailleurs. Cependant, il n’y aurait pas d’autre emploi pour elle, ou du moins aucun qui ressemblât un tant soit peu à celui-là. Ici, elle était assistante détective et ex-directrice par intérim d’un garage (ce qu’elle était peut-être encore, d’ailleurs). Si elle changeait, elle se retrouverait dactylo, ou, au mieux, simple secrétaire, contrainte d’obéir au doigt et à l’œil aux ordres d’une tierce personne. Et jamais elle ne recevrait le salaire que lui versait l’agence, auquel venait s’ajouter la prime obtenue grâce à son travail au garage.
— Vous ne voulez pas vous asseoir, Mma ? suggéra Mma Ramotswe. Comme cela, nous pourrons boire le thé toutes les deux et vous me direz si vous êtes heureuse ou non.
Mma Makutsi se remit lentement en mouvement et s’installa à son bureau. Elle saisit sa tasse, mais sa main tremblait tant qu’elle dut la reposer aussitôt. Pourquoi la vie était-elle aussi injuste ? Pourquoi les meilleures places étaient-elles réservées aux jolies filles, celles qui avaient eu toutes les peines du monde à décrocher un cinquante sur cent à l’examen final de l’Institut de secrétariat du Botswana, alors qu’elle-même, avec ses résultats brillants, avait rencontré tant de difficultés à trouver du travail ? Il n’y avait pas de réponse logique à cette question. L’injustice était décidément une caractéristique incontournable de l’existence, du moins quand on s’appelait Mma Makutsi, que l’on venait de Bobonong, dans le nord du Botswana, et que l’on avait un père dont les vaches avaient toujours été maigres. Tout, semblait-il, était injuste.
— Je suis très heureuse, répondit Mma Makutsi d’une toute petite voix. Je suis très heureuse de travailler ici. Je ne veux pas changer.
Mma Ramotswe se mit à rire.
— Oh, le travail ! Mais bien sûr qu’il vous plaît ! Nous le savons. Et nous sommes très heureux de vous avoir. Mr. J.L.B. Matekoni et moi-même sommes très heureux. Vous êtes notre main droite à tous les deux. Tout le monde sait cela.
Il fallut un certain temps à Mma Makutsi pour absorber le compliment, mais lorsqu’elle l’eut fait, elle sentit le soulagement envahir tout son être. Elle souleva sa tasse de thé d’une main désormais ferme et avala une longue gorgée du breuvage rouge.
— Ce que je veux vraiment savoir, poursuivit Mma Ramotswe, c’est si vous êtes heureuse dans votre… au fond de vous. Obtenez-vous ce que vous attendez de la vie ?
Mma Makutsi réfléchit.
— Je ne sais pas très bien ce que j’attends de la vie, déclara-t-elle au bout d’un moment. Avant, j’avais envie de devenir riche, mais maintenant que je connais des gens riches, je n’en suis plus si sûre.
— Les gens riches sont comme les autres, fit remarquer Mma Ramotswe. Je n’ai jamais rencontré de personnes riches qui ne soient pas exactement comme vous et moi. Être heureux ou malheureux n’a rien à voir avec l’argent.
Mma Makutsi hocha la tête.
— Si bien que, maintenant, je sais que le bonheur ne vient pas de l’extérieur. Il vient de l’intérieur.
— De l’intérieur ?
Mma Makutsi ajusta ses grandes lunettes. C’était une lectrice assidue et elle adorait les conversations de ce genre, qu’elle pouvait enrichir de fragments d’articles glanés dans les vieux numéros du National Geographic et du Mail and Guardian.
— Le bonheur se trouve dans la tête, expliqua-t-elle en s’échauffant un peu. Si la tête est remplie de bonheur, la personne est heureuse. C’est évident.
— Et le cœur ? hasarda Mma Ramotswe. Est-ce que le cœur n’intervient pas là-dedans ?
Il y eut un silence. Mma Makutsi baissa les yeux et dessina du bout de son doigt sur un coin poussiéreux de la table.
— Le cœur, c’est là où se loge l’amour, murmura-t-elle.
Mma Ramotswe prit une profonde inspiration.
— Et vous n’aimeriez pas avoir un mari, Mma Makutsi ? demanda-t-elle avec douceur. Cela ne vous rendrait-il pas plus heureuse d’avoir un mari qui prendrait soin de vous ? Je me posais la question, ajouta-t-elle après un silence, c’est tout.
Mma Makutsi la contempla un moment, puis elle retira ses lunettes et les essuya sur un coin de son mouchoir. C’était son mouchoir préféré, bordé de dentelle, mais il commençait à s’effilocher et il ne durerait plus très longtemps. Elle l’aimait cependant et rachèterait exactement le même dès qu’elle en aurait les moyens.
— Bien sûr que j’aimerais avoir un mari, répondit-elle enfin. Mais il y a beaucoup de jolies filles… Ce sont elles qui attirent les hommes. Si bien qu’il n’en reste plus pour moi.
— Mais vous êtes une belle femme, protesta Mma Ramotswe, catégorique. Je suis sûre que beaucoup d’hommes seront d’accord avec moi sur ce point.
Mma Makutsi secoua la tête.
— Je ne crois pas, Mma. Mais c’est très gentil à vous de me dire ça.
— Peut-être devriez-vous tenter de trouver un mari, insista Mma Ramotswe. Peut-être devriez-vous faire des efforts pour cela si aucun homme ne croise votre chemin. Essayer d’aller à leur rencontre.
— Où ? interrogea Mma Makutsi. Où sont ces hommes dont vous parlez ?
Mma Ramotswe agita la main en direction de la porte d’entrée et de l’Afrique, au-delà.
— Dehors, dit-elle. Il y a des hommes partout. Il faut les rencontrer.
— Mais où exactement ?
— Au centre-ville. On en voit des tas à l’heure du déjeuner. Des hommes. Des centaines d’hommes.
— Tous mariés, objecta Mma Makutsi.
— Ou alors dans les bars ? reprit Mma Ramotswe avec le sentiment que la conversation ne prenait pas le tour prévu.
— Mais vous savez bien quel genre d’hommes traînent dans les bars, protesta Mma Makutsi. Les bars sont pleins d’hommes qui cherchent des filles de mauvaise vie.
Mma Ramotswe dut se rendre à l’évidence. Les bars attiraient des hommes semblables à Note Mokoti et à ses amis ; jamais elle n’en souhaiterait un de ce genre à Mma Makutsi. Mieux valait encore, de loin, rester célibataire que de se lier à une personne qui ne ferait que vous rendre malheureuse.
— C’est très gentil à vous de penser à moi comme ça, déclara Mma Makutsi au bout d’un moment. Mais Mr. J.L.B. Matekoni et vous ne devez pas vous faire de souci. Je suis assez heureuse et s’il est écrit qu’il y a un homme pour moi, je suis sûre que je finirai par le rencontrer. Et ce jour-là, tout changera.
Mma Ramotswe saisit cette occasion de clore la conversation.
— Je suis sûre que vous avez raison, dit-elle.
— Peut-être, conclut Mma Makutsi.
Mma Ramotswe entreprit de trier une liasse de documents posés sur son bureau. Elle était attristée par le sentiment de défaite qui s’emparait de son assistante chaque fois que la conversation portait sur la vie privée. Mma Makutsi n’avait pas à éprouver un tel abattement. Certes, son existence n’avait pas été rose jusque-là – on ne devait pas sous-estimer les difficultés que l’on pouvait rencontrer lorsqu’on avait grandi à Bobonong, ce lieu aride et lointain d’où venait Mma Makutsi –, mais des milliers de gens originaires de villages aussi isolés parvenaient malgré tout à faire quelque chose de leur vie. Si l’on passait son temps à ressasser « Je suis une pauvre fille qui vient d’un coin perdu du bush », à quoi bon faire des efforts ? Il fallait bien venir de quelque part, et la majorité des gens étaient nés dans des villages qui n’avaient rien de prestigieux. Et puis, même si l’on avait vu le jour à Gaborone, c’était nécessairement dans une certaine maison de cette ville, ce qui signifiait, en fin de compte, que l’on était de toute façon issu d’un tout petit coin de la terre. Et ce tout petit coin de la terre n’équivalait-il pas à n’importe quel autre tout petit coin de la terre ?
Mma Makutsi devait gagner en estime d’elle-même, songea Mma Ramotswe. Elle ne devait pas perdre de vue qu’elle était citoyenne du Botswana, le plus beau pays d’Afrique, et qu’elle comptait parmi les diplômées les plus distinguées de l’Institut de secrétariat du Botswana, deux raisons d’être fière. Il fallait être fière d’être motswana, d’appartenir à une nation qui n’avait jamais rien fait dont on pût avoir honte. Cette nation s’était toujours comportée avec la plus parfaite intégrité, même dans les périodes où elle avait été amenée à combattre des voisins en proie à la guerre civile. Elle était en outre toujours restée honnête, indemne de cette corruption ruineuse qui avait jeté l’opprobre sur tant d’autres États africains et dilapidé les richesses d’un continent entier. Elle ne s’était jamais abaissée à cela, parce que Sir Seretse Khama, ce grand homme que le père de Mma Ramotswe avait personnellement salué à Mochudi, avait clairement fait comprendre à chaque citoyen qu’il ne fallait ni accepter de pots-de-vin ni en proposer, et que tous devaient se garder de s’approprier de l’argent qui appartenait au pays. Et chacun l’avait écouté et avait obéi à ce précepte, car on reconnaissait en lui des qualités de grand chef que ses ancêtres, les Khama, possédaient depuis toujours. Des qualités qui ne pouvaient s’acquérir en un jour : il fallait des générations pour les faire mûrir (quoi qu’on en dise). Voilà pourquoi, à l’instant de sa rencontre avec Seretse Khama, la reine Élisabeth II avait su à quel homme elle avait affaire. Elle l’avait su parce qu’elle avait reconnu en lui le genre d’individu qu’elle était elle-même : une personne élevée pour servir. Mma Ramotswe n’ignorait rien de tout cela, mais elle se demandait parfois si des gens légèrement plus jeunes – des gens comme Mma Makutsi – comprenaient quel grand homme avait été le premier président du Botswana et à quel point la reine elle-même l’avait admiré. Cela avait-il le moindre sens pour l’assistante-détective ? Pouvait-elle se rendre compte ?
Mma Ramotswe était royaliste, bien sûr. Elle admirait les monarques lorsque ceux-ci se montraient respectables et se comportaient de façon correcte. Elle admirait le roi du Lesotho parce qu’il était un descendant direct de Moshoeshoe Ier, qui avait sauvé son pays des Boers et était un homme bon et sage (et modeste aussi : ne s’était-il pas décrit comme « une puce dans la couverture de la reine Victoria » ?). Elle admirait le vieux roi du Swaziland, Sobhuza II, qui avait eu cent quarante et une épouses, toutes en même temps. Elle l’admirait malgré toutes ces épouses, car cela relevait d’une approche très traditionaliste de l’existence. Elle l’admirait parce qu’il aimait son peuple et qu’il avait toujours refusé d’appliquer la peine de mort, toujours – à une exception près au cours de son long règne : un cas très grave de meurtre en sorcellerie – accordant sa grâce au dernier moment. (Quelle sorte d’homme, se demandait-elle, était capable de répondre froidement à un être qui suppliait qu’on lui laisse la vie sauve : « Non, vous devez mourir » ?) Il existait d’autres rois et reines, bien sûr, et pas seulement en Afrique. Il y avait la défunte reine des îles Tonga, qui était très particulière en raison de sa corpulence. Mma Ramotswe l’avait vue dans une encyclopédie, où sa photographie occupait deux pages tant elle était grosse. Et il y avait celle des Pays-Bas, qu’elle avait vue dans un magazine, avec, au-dessous, un énigmatique commentaire qui la présentait comme la reine Orange. Effectivement, la souveraine portait une tenue orange assortie à des chaussures orange et marron. Mma Ramotswe s’était dit qu’elle aimerait rencontrer cette femme, qui semblait si sympathique et souriait avec chaleur (mais quelle était cette Maison d’Orange, s’était-elle demandé, où l’on disait que cette reine habitait ?). Peut-être viendrait-elle un jour au Botswana avec ses chaussures bicolores, mais il ne fallait pas trop y compter. Personne ne venait au Botswana, tout simplement parce que les gens ne soupçonnaient pas l’existence de ce pays. Ils n’en avaient jamais entendu parler. Jamais.
Mma Makutsi aurait sans doute intérêt à méditer sur l’exemple de cette reine Orange au sourire agréable et à la vision du monde manifestement optimiste. Elle devrait se souvenir que, même si elle venait de Bobonong, elle avait tourné la page et pouvait désormais se considérer comme une habitante de la capitale, de Gaborone même. Elle devrait également songer que, malgré son teint qu’elle trouvait trop sombre, il existait de nombreux hommes qui s’estimeraient très heureux de vivre avec une femme comme elle plutôt qu’avec l’une de ces pâles créatures que l’on voyait parfois, la peau marbrée à force d’application de crèmes éclaircissantes. Quant à ces grosses lunettes que portait Mma Makutsi, peut-être certains les trouveraient-ils intimidantes, mais beaucoup d’autres ne les remarqueraient même pas – les hommes ne remarquaient jamais ce que portaient les femmes en général, quels que fussent les efforts que celles-ci déployaient pour soigner leur mise.
C’était le problème avec les hommes : la plupart du temps, ils gardaient les yeux fermés, ou presque, au point que Mma Ramotswe en venait parfois à se demander s’ils avaient vraiment envie de voir le monde, ou s’ils avaient décidé de ne se pencher que sur ce qui les intéressait. Les femmes, au contraire, se révélaient très douées pour tout ce qui réclamait une attention particulière aux sentiments d’autrui. Ainsi le métier de détective privé était un domaine où elles ne pouvaient qu’exceller (pour vous en convaincre, voyez le succès de l’Agence No 1 des Dames Détectives !). Car elles privilégiaient toujours l’observation et cherchaient à comprendre ce qui se passait dans la tête des gens. Bien sûr, certains hommes pouvaient en faire autant – on songeait aussitôt à Clovis Andersen, l’auteur des Principes de l’investigation privée, dont le livre déjà bien écorné trônait en bonne place sur l’étagère, juste derrière le bureau de Mma Ramotswe. Clovis Andersen devait être très sympathique, pensait-elle. Il avait des points communs avec les femmes, par exemple lorsqu’il conseillait d’étudier de près la tenue vestimentaire des gens. (Les vêtements fournissent de nombreux indices sur la personnalité de ceux qui les portent. Ils sont très révélateurs. Ils parlent. Ainsi, quand un homme ne met pas de cravate, ce n’est pas parce qu’il n’en possède pas – sa garde-robe doit au contraire en compter un nombre appréciable –, mais parce qu’il a choisi de ne pas en porter. Cela indique qu’il cherche à paraître désinvolte.) La lecture de ce passage avait laissé Mma Ramotswe perplexe. Elle se demandait où l’auteur voulait en venir, car elle ne voyait pas trop ce que l’on pouvait déduire du fait qu’un homme cherche à paraître désinvolte. Une chose était sûre cependant : comme toutes les observations de Clovis Andersen, celle-ci devait avoir son importance.
Elle releva les yeux pour observer Mma Makutsi, qui s’appliquait à dactylographier une lettre rédigée au brouillon par Mma Ramotswe en début de matinée. Nous devons essayer de l’aider, songea-t-elle. Nous devons la pousser à améliorer l’opinion qu’elle a d’elle-même. Mma Makutsi était une femme estimable, dotée de talents multiples, et il était absurde qu’elle continue à traverser la vie en pensant qu’elle ne valait rien, sous prétexte qu’elle n’avait pas de mari. C’était du gâchis. Mma Makutsi méritait le bonheur. Elle méritait d’aspirer à autre chose qu’à cette morne existence qu’elle menait dans sa chambre de Old Naledi ; une chambre qu’elle partageait avec son frère malade et où la lumière n’entrait pas. Tout individu méritait mieux que cela, même dans ce monde malheureux, un monde qui avait apporté tant de bénédictions à Mma Ramotswe, mais qui semblait rechigner à apprécier Mma Makutsi à sa juste valeur. Nous allons changer cela, décida Mma Ramotswe, parce qu’il est possible de transformer les choses quand on a de la détermination et une vision bien nette de ce qu’il convient de modifier.