CHAPITRE III
Meurtre d’un moqueur d’Afrique
Mma Ramotswe faisait son marché. Avant l’arrivée des deux orphelins à la maison, cette tâche était simple et elle n’avait guère besoin de s’approvisionner plus d’une fois par semaine. À présent, les placards se vidaient à toute vitesse. Quarante-huit heures plus tôt, elle avait acheté de la farine (un gros sac) et, déjà, il n’en restait plus, tandis que le gâteau préparé par Motholeli, la fillette, avait été consommé dans son intégralité par Puso, le petit frère. C’était bon signe, bien sûr : les garçons devaient avoir de l’appétit et il était naturel qu’ils mangent de grosses quantités de gâteaux et de friandises. En grandissant, ils se mettaient à préférer la viande, qui était très saine pour les hommes. Mais toute cette nourriture coûtait de l’argent et sans la généreuse contribution de Mr. J.L.B. Matekoni – contribution qui couvrait l’entretien des enfants dans son intégralité –, Mma Ramotswe se serait vite trouvée à court.
L’idée d’accueillir les orphelins était venue de Mr. J.L.B. Matekoni, et même si Mma Ramotswe ne regrettait pas de les avoir pris sous son aile, elle aurait préféré être consultée au préalable. Non que voir Motholeli confinée dans un fauteuil roulant et se savoir responsable d’une enfant handicapée lui pèsent, mais elle estimait qu’une décision de cette importance aurait dû faire au moins l’objet d’une discussion. Seulement, Mr. J.L.B. Matekoni ne savait pas dire non ; le problème venait de là, mais n’était-ce pas justement pour cela qu’elle l’aimait ? Mma Silvia Potokwane, directrice de la ferme des orphelins, l’avait compris et, comme toujours, elle avait réussi à offrir le meilleur des arrangements possibles à ces enfants dont elle avait la charge. Sans doute prévoyait-elle depuis plusieurs mois déjà de confier ces deux-là à Mr. J.L.B. Matekoni, en se doutant bien sûr qu’ils ne resteraient pas longtemps chez lui, près de l’ancien aéroport militaire du Botswana, mais iraient vite s’installer dans la maison de Zebra Drive. Évidemment, après le mariage (qui aurait lieu un jour ou l’autre, mais quand ?), toute la famille vivrait sous le même toit. Les enfants avaient hâte de voir ce jour arriver et ils posaient parfois la question. Mma Ramotswe leur répondait qu’il fallait attendre que Mr. J.L.B. Matekoni décide lui-même d’une date.
— Mr. J.L.B. Matekoni ne fait rien dans la précipitation, leur avait-elle expliqué. C’est quelqu’un de prudent. Il aime prendre son temps.
Puso, surtout, semblait impatient et elle comprenait qu’en réalité le petit garçon avait besoin d’un père. Le moment venu, Mr. J.L.B. Matekoni serait ce père, mais, en attendant, Puso, qui n’avait jamais eu de parents, devait douter que cela arriverait. Pour un enfant de six ans, une semaine passait lentement ; un mois paraissait une éternité.
Motholeli, qui avait tant souffert et s’était montrée si courageuse, comprenait. Elle avait l’habitude d’attendre et, bien sûr, la moindre action lui réclamait plus de temps, car il lui fallait manœuvrer son fauteuil pour franchir les seuils toujours trop étroits et passer dans des couloirs aboutissant sur des pas de porte peu commodes. Il était rare de la voir manifester la moindre contrariété et, lorsque cela se produisait, sa mauvaise humeur ne durait pas longtemps. Aussi, quand Mma Ramotswe rentra de ses courses et se rendit dans la cuisine pour se décharger des innombrables sacs de papier brun, fut-elle très surprise de ne pas recevoir l’accueil jovial de Motholeli. La fillette se contenta d’un regard morne.
Mma Ramotswe posa les paquets sur la table.
— Toutes ces courses ! s’exclama-t-elle. J’ai acheté plein de viande. Et un poulet.
Elle s’interrompit. Elle savait que Motholeli aimait le potiron.
— Et j’ai pris aussi un potiron, ajouta-t-elle. Un gros. Bien jaune.
La fillette ne dit rien. Lorsqu’elle s’exprima enfin, ce fut d’une voix terne :
— C’est bien.
Mma Ramotswe la regarda. Motholeli était de bonne humeur lorsqu’elle l’avait quittée le matin : il avait dû se passer quelque chose à l’école. Elle se souvint de sa propre vie d’écolière, avec ses hauts et ses bas. Elle avait connu des drames sans importance alors – du moins, sans importance quand on les considérait avec un regard d’adulte – mais qui, à l’époque, lui semblaient graves et effrayants. Elle se rappela le jour où le directeur de l’école de Mochudi avait tenté de démasquer un petit voleur. L’un des enfants avait commis un larcin et le directeur avait fait venir un à un tous les élèves dans son bureau pour leur demander de poser la main sur une grosse Bible en setswana qu’il gardait sur sa table de travail. Sous son regard pénétrant, chacun d’eux avait dû dire : « Je jure que je n’ai rien volé. »
— Les innocents n’ont rien à craindre, avait-il expliqué au préalable dans la cour de récréation poussiéreuse, devant l’école réunie au grand complet. Mais celui qui ment la main posée sur la Bible sera frappé. C’est sûr et certain. Peut-être pas tout de suite, mais plus tard, au moment où il s’y attendra le moins. Ce sera la punition du Seigneur.
Un lourd silence avait accueilli ces paroles. Precious Ramotswe avait regardé le ciel mais n’y avait vu que du vide. C’était indubitablement vrai. Il arrivait que des gens soient frappés par la foudre ; peut-être était-ce parce qu’ils l’avaient mérité. Il devait s’agir de malfaiteurs, par exemple, ou pis encore. Il était évident que le voleur, quel qu’il fût, le savait aussi bien qu’elle et qu’il chancellerait avant de prononcer les paroles fatales. Pourtant, lorsque le dernier élève était sorti du bureau, suivi d’un directeur visiblement furieux, elle avait compris qu’elle s’était trompée et que l’un des enfants se trouvait en danger mortel. Qui cela pouvait-il être ? Elle nourrissait certains soupçons, bien sûr : chacun savait qu’Élijah Sebekedi n’était pas un garçon à qui l’on pouvait se fier, et même si personne ne l’avait jamais vu voler quoi que ce soit, comment faisait-il pour s’acheter ces boîtes de lait concentré qu’il buvait à la sortie de l’école, au vu et au su de tous ? Son père, on le savait, était un ivrogne qui dépensait tout l’argent de la maison en bière traditionnelle, ne laissant rien à sa famille. Les enfants ne survivaient que par la charité. Leurs chaussures et leurs vêtements étaient toujours reconnus par d’autres, qui les avaient abandonnés avec la conviction qu’ils ne pourraient plus faire d’usage. Il n’y avait donc qu’une seule explication aux boîtes de lait concentré d’Élijah.
Elle pensa à lui cette nuit-là, allongée sur son matelas à regarder le carré de lune qui se déplaçait doucement sur le mur de sa chambre d’enfant, face à la fenêtre. La saison des pluies arriverait sous peu et il y aurait des orages. Élijah Sebekedi devait trembler en ce moment : il y aurait bientôt la foudre. Elle ferma les yeux pour les rouvrir soudain, le cœur battant. Elle aussi avait menti ! Une semaine plus tôt à peine, elle avait trouvé un beignet sur la table de la cuisine et elle l’avait mangé. Elle n’avait pu résister à la tentation et s’était sentie coupable dès qu’elle avait fini de se lécher les doigts. Elle avait dit « Je jure que je n’ai rien volé » à haute voix, et elle l’avait même répété, parce que le directeur avait mal entendu la première fois qu’elle avait prononcé ces mots fatidiques, accablants. À présent, la foudre allait la frapper. Il n’y avait aucune échappatoire.
Elle dormit mal et demeura silencieuse à la table du petit déjeuner le lendemain matin. Mma Ramotswe avait perdu sa mère quand elle était bébé et pour tenir la maison et l’aider à s’occuper d’elle, son père faisait appel à diverses parentes qui se relayaient chez eux. Il semblait y avoir une réserve inépuisable de ces parentes, des femmes efficaces et affectueuses qui attendaient avec impatience le jour où ce serait leur tour de venir à Mochudi, afin de réorganiser tout ce que leur prédécesseur avait accompli dans la maison. C’étaient des femmes fières de leurs talents de ménagères, qui tenaient la cour impeccable, balayant le sable chaque jour et ramassant les fientes de poule pour les déposer sur le carré de melons. Des femmes qui comprenaient l’importance de récurer vos casseroles à fond, jusqu’à en bannir toute trace noire et les faire reluire. Il s’agissait là de petites choses, mais qui donnaient aux enfants une vision de la vie telle qu’ils devraient la mener plus tard, nette et droite.
Assise devant son petit déjeuner en compagnie de son père et de sa tante de Palapye, regardant les deux rayons du soleil matinal qui pénétraient dans la cuisine, Precious Ramotswe songeait que si le ciel se chargeait de nuages – comme cela pourrait arriver – et s’il y avait de la foudre – comme cela pourrait arriver –, elle ne serait peut-être pas assise à cette place le lendemain matin. Il ne restait qu’une solution : se confesser. Ce qu’elle fit aussitôt devant son père et sa tante. Après l’avoir écoutée avec étonnement, Obed Ramotswe se tourna vers la tante, qui se mit à rire et s’exclama :
— Mais il était pour toi, ce beignet ! Tu ne l’as pas volé !
Submergée par le soulagement, Precious Ramotswe fondit en larmes. Puis elle exposa aux adultes le triste sort qui attendait Élijah. Obed Ramotswe échangea un nouveau regard avec la tante.
— Ce n’est pas gentil de dire des choses pareilles aux enfants, affirma-t-il. Ce pauvre garçon ne sera pas frappé par la foudre, rassure-toi. Peut-être qu’il apprendra un jour qu’on ne doit pas voler. C’est à son père de lui expliquer ça, mais le problème, c’est que son père boit sans arrêt…
Il se tut. Il n’avait pas à critiquer un enseignant, surtout devant un enfant, mais les mots franchirent ses lèvres malgré lui :
— Il y a beaucoup plus de chances que le Seigneur punisse le directeur de ton école que ton petit camarade.
Pendant des années, Mma Ramotswe n’avait pas resongé à cet incident. À présent, en observant Motholeli, elle se demandait quel tourment pouvait bien provoquer cette tristesse. On prétendait que l’enfance était une période heureuse, mais ce n’était pas vrai. L’école ressemblait souvent à une prison : on avait peur des grands et les enseignants nous terrifiaient, on ne pouvait parler à personne de ses problèmes, parce qu’on pensait que personne ne comprendrait. Peut-être les choses s’étaient-elles améliorées avec le temps. Les maîtres d’école n’avaient plus le droit de frapper les élèves comme ils le faisaient autrefois, quoique, pensait Mma Ramotswe, il existât certains garçons – et même certains jeunes hommes – qu’une bonne correction de temps en temps aurait sans doute assagis. Les apprentis du garage étaient de ceux-là : ne serait-il pas utile que Mr. J.L.B. Matekoni ait parfois recours au châtiment physique – modéré, bien entendu –, un simple coup de pied occasionnel dans le fond du pantalon, au moment où les garçons se penchaient pour changer un pneu ou accomplir une tâche quelconque ? Cette pensée la fit sourire. Elle se proposerait volontiers pour administrer la correction, ce qui, à n’en pas douter, se révélerait fort gratifiant, surtout sur le plus âgé des apprentis, celui qui continuait à ne penser qu’aux filles et qui avait un bon gros derrière sans doute bien agréable à botter. Comme il serait plaisant de se faufiler derrière lui et de le frapper alors qu’il ne s’y attendait pas du tout, en s’exclamant : « Que cela te serve de leçon ! » Il n’y aurait rien d’autre à dire ; ce serait un coup qui dédommagerait l’ensemble des femmes, partout où elles se trouvaient.
Toutefois, ces pensées n’étaient pas sérieuses et elles n’aidaient pas à résoudre le problème immédiat : découvrir ce qui troublait Motholeli et la rendait si malheureuse.
Mma Ramotswe rangea les provisions et mit l’eau à chauffer pour le thé. Puis elle s’assit.
— On dirait que ça ne va pas, commença-t-elle. Il s’est passé quelque chose à l’école, c’est ça ?
Motholeli secoua la tête.
— Non, affirma-t-elle. Tout va bien.
— Ce n’est pas vrai, rétorqua Mma Ramotswe. En temps normal, tu es joyeuse. Tu es connue pour ça, d’ailleurs. Mais là, j’ai l’impression que tu as envie de pleurer. Je n’ai pas besoin d’être détective pour m’en apercevoir.
La fillette baissa les yeux.
— Je n’ai pas de mère, murmura-t-elle. Je suis une fille sans mère.
Mma Ramotswe sentit quelque chose la prendre à la gorge : un sentiment de compassion immédiat et intense. Ainsi, c’était cela. Sa mère lui manquait. Bien sûr. Sa mère lui manquait exactement comme la mère de Mma Ramotswe, que celle-ci n’avait jamais connue, lui avait manqué, exactement comme son père, son bon père, son doux père, Obed Ramotswe, dont elle était si fière, lui manquait chaque jour. Mma Ramotswe se leva et traversa la cuisine pour se pencher sur l’enfant et l’enlacer.
— Bien sûr que tu as une mère, Motholeli, chuchota-t-elle. Ta maman est là-haut, au paradis, et elle te regarde. Elle te regarde tout le temps. Et je vais te dire ce qu’elle pense. Elle pense : « Je suis fière de cette bonne petite fille, de ma fille. Je suis fière de la voir travailler comme elle travaille et de la voir si bien s’occuper de son petit frère. » Voilà ce qu’elle pense.
Elle sentit l’épaule de l’enfant se soulever et des larmes chaudes lui mouiller la joue.
— Il ne faut pas pleurer, ajouta-t-elle. Il ne faut pas être triste. Elle ne voudrait pas que tu sois triste, tu sais.
— Elle s’en fiche ! Elle se fiche de ce qui peut m’arriver !
Mma Ramotswe prit une inspiration.
— Tu ne dois pas dire ça, ce n’est pas vrai. Elle ne s’en fiche pas du tout.
— Ce n’est pas ce que cette fille m’a dit à l’école. Elle m’a dit que j’étais une fille qui n’avait pas de mère, parce que ma mère ne m’aimait pas, et que c’était pour ça qu’elle était partie. Voilà ce qu’elle m’a dit.
— Mais qui a pu te raconter des choses pareilles ? s’exclama Mma Ramotswe, en colère. Et qui est-elle, cette fille, pour te mettre ces mensonges dans la tête ?
— C’est une fille que tout le monde aime à l’école. Une fille très riche. Elle a plein d’amis et ils croient ce qu’elle dit.
— Son nom ? pressa Mma Ramotswe. Comment s’appelle cette fille si populaire ?
Motholeli le lui dit et Mma Ramotswe comprit aussitôt. Elle demeura un instant pensive, puis essuya les larmes de la fillette.
— Nous reparlerons de ça, promit-elle. Pour le moment, tu dois te rappeler que tout ce que t’a dit cette fille – tout, tu m’entends ? – est faux. Peu importe qui elle est. Cela ne change rien du tout. Tu as perdu ta maman parce qu’elle s’est fait mordre par un serpent. C’était une femme formidable, je le sais. Je me suis renseignée, c’est Mma Potokwane qui me l’a dit. Elle m’a dit que c’était une femme très forte et très bonne avec les gens. Souviens-toi de ça. Souviens-t’en et sois-en fière. Tu comprends ce que je te dis ?
La fillette releva la tête, puis acquiesça.
— Et il y a autre chose dont tu dois te souvenir, reprit Mma Ramotswe. Dont tu devras te souvenir toute ta vie. Sir Seretse Khama a expliqué que tous les citoyens du Botswana, tous, sont égaux. Alors personne ne peut venir te voir et te dire : « Je suis meilleur que toi. » Personne. Tu comprends ?
Mma Ramotswe attendit que Motholeli hoche la tête pour se relever.
— Bon. À présent, ajouta-t-elle, il faudrait commencer à préparer ce beau potiron. Comme ça, quand Mr. J.L.B. Matekoni arrivera pour dîner avec nous ce soir, le repas sera prêt et il pourra se régaler. Ça te ferait plaisir de cuisiner avec moi ?
Motholeli sourit.
— Très plaisir, Mma.
— Parfait, dit Mma Ramotswe.
Mr. J.L.B. Matekoni quitta le garage à cinq heures et gagna directement la maison de Zebra Drive. Il aimait les débuts de soirée, ce moment où la chaleur quitte le soleil et où il fait bon flâner, juste avant la tombée de la nuit. Ce soir-là, il avait prévu de consacrer un peu de temps à défricher le jardin, à l’arrière de la maison, avant de rejoindre Mma Ramotswe pour prendre le thé avec elle sur la véranda. Là, ils évoqueraient les événements du jour. Il y avait toujours quelque chose à commenter, des informations que Mma Ramotswe recueillait en faisant ses courses ou des sujets abordés dans le Botswana Daily News (à l’exception du football, auquel Mma Ramotswe ne trouvait aucun intérêt). Tous deux tombaient toujours d’accord : Mr. J.L.B. Matekoni se fiait au jugement de Mma Ramotswe pour tout ce qui concernait la nature humaine et la politique locale, tandis qu’elle s’en remettait à lui pour les questions économiques et agricoles. Les prix du bétail étaient-ils trop bas en ce moment ou au contraire raisonnables, étant donné ce que les usines de conserve et les bouchers étaient prêts à payer ? Mr. J.L.B. Matekoni possédait la réponse à ces questions et Mma Ramotswe avait remarqué qu’il ne se trompait jamais. Et que penser de ce nouveau politicien, qui venait d’être nommé ministre délégué ? Pouvait-on lui faire confiance ou ne se préoccupait-il que de lui-même ou, à la limite, de ses proches, de la ville où il était né ? De lui-même uniquement, considérait Mma Ramotswe, catégorique. Il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder la façon dont il croisait les mains devant lui en parlant. C’était toujours un signe. Toujours.
Mr. J.L.B. Matekoni arrêta sa voiture juste derrière la grille. Il aimait se garer là, ce qui permettait à Mma Ramotswe de sortir si elle avait besoin d’aller faire une course au volant de la petite fourgonnette blanche. Puis, après avoir troqué les chaussures qu’il portait au garage, toujours couvertes de graisse, contre les veldskoens2 de daim usées et poussiéreuses qu’il ne quittait pas à l’extérieur, Mr. J.L.B. Matekoni se dirigea vers l’arrière de la maison. Il avait déjà planté plusieurs rangs de haricots, à l’abri d’un voile dispensateur d’ombre. Dans ce pays aride qu’était le Botswana, ces voiles faisaient toute la différence, préservant les feuilles vertes, si vulnérables, des rayons asséchants du soleil, et aidant la terre à retenir un peu de la précieuse humidité prodiguée par l’arrosage. Le sol avait toujours soif. L’eau qu’on y versait était absorbée avec une avidité dévorante qui laissait peu de traces. Pourtant, les gens persévéraient, décidés à créer de petits carrés de verdure au milieu du brun.
Le jardin de Zebra Drive était beaucoup plus vaste que ceux des maisons voisines. Mma Ramotswe avait toujours souhaité le défricher dans sa totalité, mais elle n’avait pas encore pu s’attaquer à l’enchevêtrement de broussailles – robiniers rabougris, herbes hautes et arbustes en tous genres – qui l’envahissaient à l’arrière de la maison. Au-delà de son lopin de terre s’étendait un terrain vague, en friche lui aussi, avec un sentier sinueux qui le traversait en son milieu. Les gens aimaient couper par là pour gagner le centre-ville et, au matin, on entendait des hommes à bicyclette siffler ou chanter en empruntant ce raccourci. Beaucoup de bébés étaient en outre conçus à cet endroit, surtout le samedi soir, et Mma Ramotswe pensait souvent que certains des enfants qu’elle y voyait jouer étaient attirés là par quelque étrange instinct qui les ramenait sur les lieux où avait débuté leur existence.
Mr. J.L.B. Matekoni remplit un vieux bidon au robinet situé sur le côté de la maison. De la cuisine, Mma Ramotswe entendit l’eau couler et jeta un coup d’œil par la fenêtre. Elle adressa un signe de main à son fiancé, qui le lui rendit, accompagné de quelques mots, avant d’emporter son bidon vers le carré de légumes. Mma Ramotswe sourit et pensa : Me voilà enfin en compagnie d’un homme bon, prêt à travailler dans mon jardin et à planter des haricots pour moi. C’était une pensée bienfaisante qui lui réchauffait le cœur, tandis qu’elle voyait la silhouette masculine s’éloigner, puis disparaître derrière le bouquet d’acacias qui masquait une partie du jardin.
Mr. J.L.B. Matekoni se courba sous le voile dispensateur d’ombre et commença à verser l’eau doucement, au pied de chaque plant de haricots. Au Botswana, la moindre goutte d’eau était précieuse et il eût fallu être fou pour utiliser un tuyau d’arrosage. Il était d’ailleurs bien plus efficace, quand on en avait les moyens, d’installer un système de goutte-à-goutte : l’eau cheminait depuis un réservoir central le long d’un mince fil de coton qui dispensait ses gouttelettes à la racine des plantes. C’était la meilleure façon d’arroser : de minuscules gouttes d’eau versées directement sur les racines, une à une. Peut-être que je ferai cela un jour, songea Mr. J.L.B. Matekoni. Je le ferai quand je serai devenu trop vieux pour réparer les voitures et que j’aurai vendu le Tlokweng Road Speedy Motors. Alors, je serai agriculteur, comme les miens l’ont été avant moi. Je retournerai sur mes terres, là-bas, en bordure du Kalahari, et je m’assiérai sous un arbre pour regarder mes melons pousser au soleil.
Il se pencha pour examiner une tige de haricots qui s’était emmêlée autour du tuteur. Tandis qu’il replaçait délicatement la plante, un claquement se fit entendre derrière lui. C’était un son mat, comme une pierre heurtant quelque chose, puis il y eut un bruit sec et il se retourna. Ce pouvait être un serpent, il fallait toujours se méfier, s’attendre à en voir un surgir de n’importe où pour se dresser brutalement et attaquer. Un cobra ferait une bien mauvaise rencontre – Mr. J.L.B. Matekoni en avait déjà vu plusieurs, d’un peu trop près à son goût –, mais comment réagir s’il s’agissait d’un mamba mécontent d’avoir été dérangé ? Les mambas étaient des reptiles agressifs qui détestaient être importunés et pouvaient attaquer l’homme avec une violence terrible. Peu de gens survivaient à une morsure de mamba, dont le venin se propageait très vite dans le corps, paralysant les poumons et le cœur.
Ce n’était pas un serpent, mais un oiseau, qui était tombé d’un arbre, avait virevolté en glissant le long de la toile, puis atterri sur le sable, où ses battements d’ailes désespérés soulevaient un petit nuage de poussière. Après une série de mouvements désordonnés, il finit par s’immobiliser. C’était un moqueur d’Afrique au beau plumage irisé, couronné d’une minuscule crête de plumes noir et blanc qui se dressaient sur sa tête, telle la parure d’un chef miniature.
Mr. J.L.B. Matekoni s’approcha pour prendre l’oiseau, qui regarda la main d’un œil plein d’épouvante, incapable de bouger. Sa gorge se souleva à plusieurs reprises sous le plumage, presque imperceptiblement, puis s’immobilisa. Mr. J.L.B. Matekoni ramassa le petit cadavre. Il était encore chaud, mais flasque désormais, et Mr. J.L.B. Matekoni le retourna. De l’autre côté, l’œil, minuscule tache noire semblable à un pépin de papaye, était sorti de son orbite et une traînée rouge maculait le plumage là où le moqueur d’Afrique avait reçu une pierre.
— Oh… fit Mr. J.L.B. Matekoni. Oh…
Il reposa l’oiseau et scruta les buissons autour de lui.
— Petits vauriens ! cria-t-il. J’ai tout vu. Je vous ai vus tuer cet oiseau !
Des enfants, songea-t-il. Ce devaient être des garçons armés de lance-pierres qui se cachaient dans les buissons pour tuer des oiseaux, non dans le but de les manger, bien sûr, mais juste pour le plaisir de tuer. Viser des colombes ou des pigeons était une chose : ces volatiles-là étaient comestibles. Jamais, en revanche, on ne songerait à manger un moqueur d’Afrique. Et qui pouvait ressentir le désir de tuer un petit oiseau si sympathique ? On ne tuait pas un moqueur d’Afrique, voilà tout.
Bien sûr, on n’attraperait jamais les coupables. Ceux-ci devaient déjà être loin, ou dissimulés dans les broussailles, d’où ils se moquaient sans doute de lui. Il n’y avait rien d’autre à faire que jeter au loin la minuscule carcasse. Des rats la trouveraient, ou un serpent, peut-être, et en feraient leur repas. Pour eux, cette petite mort représenterait une aubaine.
Quand Mr. J.L.B. Matekoni entra dans la maison, découragé par la mort du moqueur d’Afrique, par l’état de ses haricots et par beaucoup d’autres choses aussi, Mma Ramotswe l’attendait à la porte de la cuisine.
— Tu n’as pas vu Puso ? demanda-t-elle. Il était en train de jouer dans la cour. Maintenant, c’est l’heure de dîner et il n’est pas rentré. Tu as dû m’entendre l’appeler.
— Non, je ne l’ai pas vu, répondit Mr. J.L.B. Matekoni. J’étais à l’arrière…
Il s’interrompit.
— Et alors ? pressa Mma Ramotswe. Il n’y est pas ?
Mr. J.L.B. Matekoni hésita un instant.
— Je crois que si, en fait, déclara-t-il gravement. Je crois qu’il s’amuse avec un lance-pierre.
Ils gagnèrent tous deux le carré de légumes et observèrent le bush, de l’autre côté de la clôture.
— Puso ! lança Mma Ramotswe. On sait que tu te caches. Viens ici ou c’est moi qui vais venir te chercher.
Ils attendirent en vain. Mma Ramotswe appela de nouveau.
— Puso ! Tu es là ! Nous savons que tu es là !
Mr. J.L.B. Matekoni crut percevoir un mouvement dans les hautes herbes. C’était l’endroit rêvé pour se cacher quand on était un petit garçon, mais il serait facile d’y aller et de le débusquer s’il le fallait.
— Puso ! cria encore Mma Ramotswe. Tu es là ! Sors tout de suite !
— Je ne suis pas là, fit la voix claire du garçon. Je ne suis pas là.
— Tu es un petit coquin ! s’exclama Mma Ramotswe. Comment peux-tu dire que tu n’es pas là ? Qui est-ce qui parle, si ce n’est pas toi ?
Il y eut un nouveau silence, puis les branches d’un buisson s’écartèrent et le garçon en sortit en rampant.
— Il a tué un moqueur d’Afrique avec son lance-pierre, chuchota Mr. J.L.B. Matekoni. Je l’ai vu.
Mma Ramotswe retint sa respiration tandis que l’enfant approchait, tête basse, les yeux rivés au sol.
— File dans ta chambre, Puso, ordonna-t-elle. Et restes-y jusqu’à ce qu’on t’appelle.
Le garçon releva la tête. Ses joues étaient striées de larmes.
— Je vous déteste, déclara-t-il.
Puis il se tourna vers Mr. J.L.B. Matekoni :
— Et vous aussi, je vous déteste.
Ces paroles restèrent suspendues dans l’air du soir. Déjà, le garçon s’enfuyait vers la maison, sous les yeux des deux adultes médusés. Il ne se retourna pas.