CHAPITRE V

La confession bienfaisante

Elles regagnèrent l’agence en silence. Mma Makutsi eût aimé dire quelque chose, mais un regard à Mma Ramotswe, assise au volant de la petite fourgonnette blanche, le visage fermé et la mine renfrognée, suffit à la convaincre que s’il devait y avoir une discussion au sujet de Mr. Buthelezi, celle-ci viendrait plus tard. Bien sûr, il était évident que Mma Ramotswe songeait à ce nouveau collègue – pour peu que l’on puisse le désigner ainsi. Comment cet homme osait-il s’adresser à Mma Ramotswe, doyenne de la profession d’agent d’investigation privée au Botswana, avec une telle condescendance, comme s’il possédait l’expérience et qu’elle était la nouvelle venue ? Et puis, il y avait cette brochure prétentieuse, que Mma Makutsi serrait encore dans ses mains, résistant à la tentation d’en faire une boule qu’elle jetterait par la vitre de la petite fourgonnette blanche. On pouvait comprendre, bien entendu, que certains choisissent de s’adresser à un homme s’ils le souhaitaient vraiment, mais cela ne signifiait en aucun cas qu’un homme était plus compétent. Confiez vos enquêtes à un homme ! Non mais ! L’Agence No 1 des Dames Détectives, comme elles l’avaient bien fait comprendre dès le départ, n’était pas un service fourni aux femmes par des femmes, mais un service accessible à tous, hommes ou femmes, sans distinction. Et l’intitulé ne vantait en rien la supériorité des dames dans le domaine de l’investigation privée (même si cette supériorité paraissait évidente pour qui se donnait la peine d’y réfléchir). Non, ce titre indiquait juste qu’il s’agissait d’une agence de détectives tenue par des femmes.

Mma Ramotswe gara la petite fourgonnette blanche à l’arrière du garage, devant la deuxième entrée du bâtiment qu’elles partageaient avec le Tlokweng Road Speedy Motors. Mr. J.L.B. Matekoni se trouvait dans la fosse d’inspection, d’où il examinait le châssis d’un vieux minibus bleu tout en expliquant quelque chose aux apprentis. Il lui adressa un signe de main affectueux que Mma Ramotswe lui rendit, sans toutefois s’approcher pour lui parler, comme elle l’eût fait en temps normal. Escortée de Mma Makutsi, elle gagna directement l’agence et s’installa à son bureau dans un silence indigné.

Mma Makutsi avait des factures à traiter pour le garage et elle s’absorba dans son travail. Mma Ramotswe, qui siégeait au comité de la Ligue des femmes de la cathédrale anglicane pour l’amélioration des conditions de logement, avait un compte rendu de réunion à lire et un brouillon de lettre au ministre du Logement à rédiger. Sans attendre, elle s’immergea dans ces tâches, mais elle eut peine à se concentrer. Au bout d’une vingtaine de minutes passées à écrire ce qu’il ne fallait pas écrire au ministre et à chercher des mots qui ne lui venaient pas, elle se leva et sortit.

C’était une période de l’année très agréable, juste après les chaleurs et avant l’arrivée de l’hiver. Non que le pays eût un véritable hiver. Certaines nuits se faisaient très fraîches, bien sûr, avec ce froid sec qui vous pénétrait jusqu’à la moelle, mais les journées restaient ensoleillées et claires pour la plupart, avec un air que l’on pouvait presque boire tant il était pur et frais, un air au parfum de bois brûlé, un air qui vous emplissait de gratitude à la pensée que vous vous trouviez en ce lieu et nulle part ailleurs. Pour Mma Ramotswe, cette époque de l’année où l’herbe commençait à brunir, mais où subsistaient çà et là des taches de vert, était parfaite. Debout sous l’un des acacias, tournée vers le Tlokweng Road Speedy Motors, elle regarda un petit groupe d’ânes brouter l’herbe près de la route. Sa colère s’était apaisée et la vue de ces animaux patients et modestes l’aida à remettre les choses en perspective. Les difficultés des enfants n’étaient pas si graves ; les petits garçons se comportaient souvent de façon étrange (tout comme les hommes, d’ailleurs) ; quant à Motholeli, on l’embêtait à l’école, mais cela faisait partie des problèmes universels et inévitables de l’existence. Elle en parlerait à Mma Potokwane et celle-ci lui dirait quoi faire.

Mr. Buthelezi représentait un problème plus sérieux, mais là encore, était-il réellement une menace ? L’homme était pédant et content de lui, mais cela ne signifiait en rien qu’il lui volerait sa clientèle. Une personne qui se faisait du souci n’avait généralement aucune envie de subir les discours d’un fanfaron. Elle recherchait bon sens et attention. Ces photographies ridicules ne feraient que repousser les gens. Ceux-ci savaient faire la différence entre fantasmes et réalité, non ? Comme le soulignait Clovis Andersen dans Les principes de l’investigation privée, celui qui entrait dans la profession en espérant jouir d’un prestige ou parce qu’il avait lu des romans ou vu des films sur le métier commettait une erreur fondamentale. Bien sûr, il n’y avait pas la moindre chance que Mr. Buthelezi ait lu Clovis Andersen. J’aurais dû lui poser la question, songea Mma Ramotswe, cela l’aurait remis à sa place.

Elle se détourna de la route pour regarder au loin la plantation d’eucalyptus créée de nombreuses années auparavant, à l’époque où Gaborone s’appelait encore Chief Gaborone’s Place, et qui faisait office de forêt. Pour un motif qu’elle s’expliquait mal, cet endroit lui avait toujours inspiré de la crainte et elle ne s’y aventurait jamais seule. C’était un lieu triste, estimait-elle, avec ces hautes termitières brun-rouge et ces sentiers qui ne menaient chez personne, mais se contentaient de déboucher sur des clairières semées de bois mort. En ce moment, des vaches passaient entre les arbres et elle entendait tinter leurs cloches. Elle se détourna avec un frisson. Ce n’était pas un site bienfaisant.

Les ânes s’étaient approchés de la route et ils hésitaient, immobiles, se demandant s’ils traverseraient. Un garçon leur cria quelque chose, puis leur lança une pierre pour les faire avancer en les appelant par leurs noms : Oreille cassée, Oreille cassée ! Maigrichon, Maigrichon ! Allez, allez, avancez !

Lequel était Oreille cassée ? se demanda Mma Ramotswe. Ils semblaient tous avoir de bonnes oreilles et aucun ne paraissait particulièrement maigre. Elle pensait à cela, aux noms que les gens donnaient à leurs animaux, lorsqu’une voiture déboucha du coin de la rue, fit deux fois le tour du Tlokweng Road Speedy Motors, puis vint se garer près de la petite fourgonnette blanche. Mma Ramotswe vit un homme d’une quarantaine d’années, grand et bien bâti, en descendre.

— Dumela3, Mma ! lui lança l’inconnu en approchant. Peut-être pouvez-vous me renseigner ? Je cherche l’Agence No 1 des Dames Détectives.

Mma Ramotswe s’aperçut qu’elle devait passer pour une rêveuse, perdue dans ses pensées à regarder les ânes : une femme qui n’avait peut-être pas toute sa tête.

— C’est moi, Rra. Je suis désolée, je pensais à autre chose.

Elle désigna les ânes.

— J’écoutais ce berger appeler ses bêtes par leur nom. J’étais dans la lune.

L’homme se mit à rire.

— Mais c’est votre droit ! Il n’y a rien de mal à regarder les ânes, comme le bétail d’ailleurs. Moi, j’adore regarder les vaches. Je peux les observer pendant des heures.

— Qui ne le fait pas ? répondit Mma Ramotswe. Mon père était expert en bétail. Il pouvait vous parler du propriétaire d’une vache rien qu’en regardant l’animal.

— Il y a des gens comme ça, approuva-t-il. C’est un grand talent qu’ils ont là. Peut-être possédez-vous ce don vous aussi. Vous pourriez être détective du bétail et demander aux vaches de vous dire des choses.

Mma Ramotswe éclata de rire. Elle avait pris cet homme en sympathie. Il était l’opposé de Mr. Buthelezi. On ne l’imaginait pas posant pour une photo avec un chapeau à large bord.

— Il faut que je me présente, enchaîna-t-il. Je m’appelle Molefelo et je viens de Lobatse. Je suis ingénieur en génie civil, mais je possède également un hôtel dans ma ville. Avant, je bâtissais des choses, mais désormais, je me contente de rester dans un bureau et de suivre les constructions à distance. C’est beaucoup moins drôle, malheureusement.

Mma Ramotswe l’écouta poliment. Ce nom lui disait quelque chose. Elle connaissait Lobatse et peut-être était-ce dans l’hôtel de cet homme qu’elle avait séjourné avec Mr. J.L.B. Matekoni, la fois où ils étaient allés ensemble rendre visite à une cousine à elle. Elle avait mangé là-bas quelque chose qui l’avait rendue très malade. Toutefois, songea-t-elle, mieux valait sans doute ne pas évoquer cet épisode.

— Si nous allions dans l’agence ? suggéra-t-elle en désignant la porte. Nous serons plus à l’aise assis. Mon assistante nous préparera du thé et nous pourrons bavarder.

Mr. Molefelo suivit son regard ; à l’intérieur, ils virent Mma Makutsi qui les observait.

— Peut-être pourrions-nous plutôt rester dehors, répondit-il d’une voix hésitante. Il fait très bon et…

Il s’interrompit, pour reprendre d’un ton gêné :

— En fait, Mma, ce que j’ai à vous dire est très personnel. Très, très personnel. Je me demande s’il ne vaut pas mieux en parler à l’extérieur. Nous pourrons faire une promenade, si vous voulez. Je m’expliquerai en marchant.

Mma Ramotswe avait déjà rencontré ce type d’embarras chez certains clients et elle savait qu’il était souvent inutile de chercher à les rassurer. S’ils avaient quelque chose de vraiment intime à dévoiler, la présence d’une tierce personne pouvait les inhiber. Bien sûr, il n’y avait rien – ou presque rien – qu’elle n’eût pas entendu au cours de son existence. Rien ne l’étonnait, même si elle s’émerveillait parfois de l’habileté que mettaient certains individus à se compliquer la vie.

— Va pour une petite promenade ! lança-t-elle. Je vais juste prévenir mon assistante et je suis à vous.

 

Ils prirent un sentier qui partait en direction du lac de retenue. Il y avait des buissons d’épineux et l’odeur douce du bétail qui paissait. Tandis qu’ils marchaient, Mr. Molefelo parlait et Mma Ramotswe écoutait.

— Vous allez peut-être vous demander pourquoi je vous dis ça, Mma, mais je pense que vous devez savoir que je suis un homme qui a changé. Il y a deux mois, il m’est arrivé quelque chose qui m’a fait beaucoup réfléchir à ma vie et à la façon dont je l’ai conduite, et aussi à la meilleure manière de la conduire pour le temps qu’il me reste à vivre. Vous comprenez de quoi je parle ?

« Vous n’êtes pas face à un homme particulièrement mauvais ou méchant. Vous êtes face à un homme qui ressemble sans doute beaucoup aux autres. Une sorte d’individu moyen. Il en existe des milliers comme moi au Botswana. Des gens ordinaires. Ni très intelligents ni stupides. Des gens ordinaires, c’est tout.

— Je vous trouve modeste, l’interrompit Mma Ramotswe. Vous êtes tout de même ingénieur, non ? Cela réclame de l’intelligence.

— Pas vraiment. Il suffit de se débrouiller en mathématiques et en dessin, peut-être. Mais en dehors de ça, le bon sens suffit.

Il garda quelques instants le silence avant de reprendre :

— Mais ce n’est pas dans ce sens-là que je parlais d’hommes ordinaires. Je voulais dire que, dans sa vie, l’homme moyen fait de bonnes choses et de mauvaises choses. Il n’existe sans doute aucun homme qui puisse dire qu’il n’a jamais rien fait de mal. Sans doute aucun.

— C’est pareil pour les femmes. Elles ne sont pas meilleures que les hommes. Certaines sont même pires.

— Je ne me prononcerai pas sur ce point, répondit Mr. Molefelo. Je ne connais pas assez de femmes intimement pour me faire une idée de la question. Je ne sais pas comment se comportent les femmes. De toute façon, là n’est pas le problème. Moi, je parlais des hommes, et je crois savoir comment se comportent les hommes.

— Avez-vous fait quelque chose de répréhensible ? interrogea Mma Ramotswe. Est-ce ce que vous cherchez à me dire ?

Mr. Molefelo hocha la tête.

— Oui. Mais ne vous inquiétez pas, ce n’était pas si grave que cela. Je n’ai tué personne ni fait quoi que ce soit de ce genre. Je vais vous expliquer ce que j’ai fait de mal. Je ne l’ai jamais dit à personne, vous savez. Mais auparavant, j’aimerais vous raconter ce qui m’est arrivé il y a deux mois. Ensuite, vous comprendrez mieux pourquoi je veux vous parler.

« Comme je vous l’ai dit, je possède un hôtel à Lobatse. Il marche assez bien – c’est un très beau lieu pour les mariages – et j’ai employé l’argent que j’ai gagné pour acquérir des terres. J’en ai acheté près de la frontière avec la Namibie. C’est à quatre heures de route de Lobatse, si bien que je ne peux pas y aller toutes les semaines. Mais j’ai là-bas un homme qui les gère à ma place et plusieurs familles y habitent et travaillent la terre pour moi.

— Et cet homme, il s’occupe bien du bétail ? s’enquit Mma Ramotswe. C’est très important, vous savez.

— Oui, il s’y connaît en bétail. Mais il s’y connaît surtout en autruches. Je possède là-bas un grand troupeau d’autruches, dont quelques beaux spécimens. De gros oiseaux, très forts. C’est un bon endroit pour les autruches.

Mma Ramotswe ignorait tout des autruches. Elle en avait vu, bien sûr, et elle savait que beaucoup de gens les appréciaient. Dans son esprit toutefois, ces volailles ne représentaient qu’un faible substitut au bétail. Elle s’imagina un Botswana couvert d’autruches plutôt que de vaches. Quel drôle de pays ce serait… Un pays sans dignité, c’était clair.

— Mes autruches sont réputées pour donner de la bonne viande, poursuivit Mr. Molefelo. Mais j’ai également de bons reproducteurs. Il y a un mâle qui est très doux avec les femelles et qui a beaucoup d’enfants. C’est un beau spécimen d’autruche, que je garde dans un enclos spécial pour qu’il ne se batte pas. Je l’ai déjà vu donner des coups, vous comprenez. S’il s’en prend à un homme, il est capable de le couper en deux. Je n’exagère pas. De le couper en deux !

— Je serai prudente, murmura Mma Ramotswe.

— J’ai vu un homme se faire attaquer par une autruche un jour. C’était le frère d’un de ceux qui travaillent sur ma ferme et il n’était pas très fort. Petit, il avait été piétiné par une vache et il avait un problème au dos. Il avait grandi de travers, parce que sa colonne vertébrale s’était tordue, c’est pourquoi il avait du mal à marcher. En plus, il avait eu la tuberculose, ce qui avait encore aggravé son cas. Quand vous toussez beaucoup, ça doit vous affaiblir, j’imagine.

« Un jour, il est venu voir son frère et quelqu’un lui a servi de la bière alors qu’il n’avait pas l’habitude de boire. La bière lui a beaucoup plu et lui a donné l’impression d’être courageux, pour la première fois de sa vie. Il est donc allé à l’enclos et a escaladé la haute clôture qui empêche les autruches de sortir. Il y avait un mâle, pas très loin, qui le suivait des yeux pendant qu’il grimpait, et il a dû être très surpris de voir cet homme s’approcher de lui en courant et en agitant les bras. Il a cherché à fuir, mais une aile s’est accrochée à la clôture, ce qui l’a ralenti. L’homme a réussi à l’attraper et c’est à ce moment-là que l’autruche l’a attaqué.

« J’avais entendu des cris quand l’homme s’était mis à escalader la clôture et je suis sorti voir ce qui se passait. J’ai vu l’homme essayer d’attraper les plumes de la queue de l’autruche, puis bondir dans les airs et atterrir avec un bruit lourd. Il est resté par terre, immobile, avec l’autruche près de lui qui le regardait. Il ne s’est jamais relevé. Ce fut la fin de cet homme.

Mma Ramotswe fixait le sol en songeant au pauvre homme à la colonne vertébrale tordue.

— C’est une histoire très triste, dit-elle. Il se passe beaucoup de choses tristes dont personne n’entend parler. Dieu envoie sans cesse des malheurs à l’Afrique.

— Oui, acquiesça Mr. Molefelo. Vous avez raison, Mma. Le monde est bien cruel pour nous, parfois.

Ils firent quelques pas en méditant les paroles de Mma Ramotswe. Puis Mr. Molefelo reprit :

— Il faut maintenant que je vous raconte ce qui m’est arrivé il y a deux mois à peine. Ce n’est pas seulement une histoire : c’est ce qui va vous faire comprendre pourquoi je suis venu vous voir.

« Je suis allé à ma ferme avec ma femme et mes deux fils. Ce sont des garçons très costauds. L’un fait cette taille et l’autre cette taille.

La paume levée vers le ciel, il indiqua les hauteurs respectives de ses fils. Ce n’était jamais bien de montrer la taille d’une personne la paume dirigée vers le sol : cela risquait de pousser l’esprit vers le bas.

— Nous devions rester une semaine, mais la deuxième nuit, il s’est passé quelque chose qui nous a obligés à changer nos projets. Des hommes sont venus à la ferme. Ils arrivaient de l’autre côté de la frontière. Ils ont fait irruption de nuit, à cheval. C’étaient des voleurs d’autruches.

Mma Ramotswe s’arrêta et dévisagea Mr. Molefelo avec étonnement.

— Des voleurs d’autruches ? Ils voulaient voler vos autruches ?

Mr. Molefelo hocha la tête.

— Ce sont des hommes très dangereux. Ils arrivent en bandes avec leurs fusils et poussent les autruches en direction de la Namibie. Les Namibiens affirment qu’ils essayent de les capturer, mais ils n’ont jamais assez de policiers. Jamais. Ils prétendent qu’ils vont les rechercher, mais comment voulez-vous trouver des gens comme ça, qui vivent dans le bush, dans des campements de fortune ? Ce sont des fantômes. Ils viennent et repartent de nuit et, à mon avis, il est plus facile de repérer un fantôme que ces hommes. Ils n’ont pas de nom, pas de famille, rien. Ils vivent comme des léopards.

« Je dormais dans la maison lorsqu’ils sont arrivés. J’ai le sommeil léger et j’ai entendu du bruit en provenance des enclos. Je me suis levé pour aller voir s’il n’y avait pas un animal en train de s’attaquer aux autruches, un lion, peut-être, ou une hyène. J’ai pris une grosse torche et mon fusil et j’ai emprunté le chemin qui menait aux enclos. Je n’ai pas eu besoin d’allumer la torche, car la lune était pleine et elle faisait des ombres sur la terre.

« J’allais atteindre le premier enclos quand j’ai été frappé. Je suis tombé et j’ai lâché le fusil et la torche. Je me suis retrouvé face contre terre. Je me souviens d’avoir respiré la poussière et d’avoir toussé. À ce moment-là, j’ai reçu un coup de pied dans les côtes. Ça m’a fait très mal. Ensuite, quelqu’un m’a pris par les cheveux pour me tirer la tête en arrière. L’homme tenait un fusil, mais ce n’était pas le mien. Il m’a posé le canon sur la tempe et m’a dit quelque chose que je n’ai pas compris, parce qu’il ne parlait pas setswana. C’était sans doute du herero ou l’une de ces langues de là-bas. Peut-être même que c’était de l’afrikaans, parce qu’il est très parlé, et pas seulement par les Boers.

« J’ai cru que j’allais mourir et j’ai aussitôt pensé à mes fils. Je me suis demandé ce qui leur arriverait quand ils n’auraient plus de père. J’ai aussi pensé à mon propre père, je ne sais pas pourquoi, et je me suis souvenu des promenades que nous faisions ensemble dans la savane, exactement comme nous nous promenons maintenant tous les deux, Mma. Nous parlions de bétail. J’ai pensé que j’aimerais me promener avec mes fils, mais que j’avais été trop occupé jusqu’à présent. Maintenant, il était trop tard. C’étaient des idées étranges. Je ne pensais pas à moi, mais aux autres.

Mma Ramotswe se baissa pour ramasser une branche à la forme intéressante.

— Je comprends, dit-elle. Je suis sûre que je ferais la même chose.

Mais à vrai dire, qu’en savait-elle ? Elle ne s’était jamais trouvée dans une telle situation. Elle n’avait même jamais couru de danger réel et n’avait aucune idée de ce qui lui viendrait à l’esprit si cela arrivait. Elle aurait aimé pouvoir se dire qu’elle penserait à son père, Obed Ramotswe, le Papa, ce grand homme. Cependant, qui sait si l’esprit, confronté à une telle urgence, ne se mettrait pas à fonctionner de travers et à évoquer des choses très terre à terre, comme la facture d’électricité ? Il serait triste de quitter ce monde sur une telle note, en s’inquiétant de savoir si la Compagnie d’électricité du Botswana avait bien été payée. La Compagnie d’électricité du Botswana, pour sa part, ne penserait jamais à Mma Ramotswe, c’était certain.

— Cet homme était brutal. Il m’a tiré la tête en arrière et m’a forcé à m’asseoir, en pointant toujours son arme contre ma tempe, et il a appelé ses amis. Ceux-ci ont surgi de l’ombre, tous à cheval, et ils se sont placés autour de nous. Je sentais l’haleine de leurs montures sur mon visage. Ils ont discuté entre eux et j’ai compris qu’ils étaient en train de se demander s’ils me tueraient ou non. Je suis sûr que c’était de cela qu’ils parlaient, même si je ne comprenais rien à ce qu’ils disaient.

« Alors, j’ai aperçu une lumière et j’ai entendu quelqu’un, au loin, crier en setswana. C’était l’un de mes employés, qui avait dû comprendre ce qui se passait et qui appelait les autres à la rescousse. Du coup, celui qui me tenait m’a frappé à la tempe avec son fusil. Puis il s’est levé et a couru vers l’arbre où il avait attaché son cheval. Mes employés ont crié encore et j’ai entendu le bruit d’un moteur qu’on démarrait. L’un des hommes qui m’entouraient a hurlé quelque chose aux autres et ils se sont enfuis au galop. Je suis resté seul. Je sentais le sang couler le long de mon visage. J’ai encore la cicatrice, vous pouvez la voir, regardez, juste là, entre la joue et l’oreille. C’est elle qui m’empêchera d’oublier ce qui m’est arrivé.

— Vous avez eu beaucoup de chance d’en réchapper, déclara Mma Ramotswe. Ils auraient très bien pu vous tuer. Si vous n’étiez pas là à me parler, j’aurais imaginé une fin très différente à cette histoire.

Mr. Molefelo sourit.

— J’ai pensé la même chose. Mais je suis resté en vie. Et j’ai pu marcher jusqu’à la maison et retrouver ma femme et mes fils, qui se sont mis à pleurer en voyant leur père le visage couvert de sang. Je pleurais moi aussi, je crois, et je tremblais comme un chien qu’on a jeté à l’eau. Je suis resté dans cet état toute une journée, il me semble. J’avais honte de moi. Un homme ne doit pas se conduire comme ça. Mais j’étais comme un petit garçon terrorisé.

« Nous sommes rentrés à Lobatse pour que je puisse consulter l’un de ces médecins qui savent recoudre les visages. Il m’a fait des piqûres et des points de suture. Ensuite, je suis retourné à mon travail et j’ai tenté d’oublier. Seulement je ne pouvais pas, Mma. Je pensais sans cesse à ce que cela signifiait. Je sais que ça peut vous paraître étrange, mais cela m’a rappelé tout ce que j’avais fait au cours de mon existence. Cela m’a poussé à réfléchir à ma vie. Et cela m’a donné envie de régler certaines choses, afin que la prochaine fois – même si j’espère qu’il n’y aura pas de prochaine fois –, la prochaine fois que je me trouverai confronté ainsi à la mort, je puisse penser : j’ai mis de l’ordre dans ma vie.

— C’est une très bonne idée, commenta Mma Ramotswe. Nous devrions tous faire cela, il me semble. Mais nous ne nous en donnons pas la peine. Par exemple, moi, ma facture d’électricité…

— Ça, c’est une petite chose, interrompit Mr. Molefelo. Les factures, les dettes, ça n’est rien, vraiment rien. Ce qui compte, ce sont les choses qu’on a faites aux gens. C’est cela qui est important. Et c’est pour ça que je suis venu vous voir, Mma. Je voudrais me confesser. Je ne fréquente pas l’Église catholique, où on peut s’enfermer avec un prêtre dans une petite cabine pour lui confesser nos mauvaises actions. Moi, je ne peux pas le faire. Mais je veux parler à quelqu’un et c’est pour cela que je suis venu vous voir.

Mma Ramotswe hocha la tête. Elle comprenait. Peu après l’ouverture de l’Agence No 1 des Dames Détectives, elle avait découvert que son rôle consisterait en grande partie à écouter et à aider les gens à se décharger de leur passé. D’ailleurs, en lisant Clovis Andersen, elle s’était sentie confortée dans cette certitude. Soyez bienveillant, écrivait l’auteur. Beaucoup de ceux qui viendront vous voir sont des êtres blessés. Ils éprouvent le besoin de parler de choses qui leur ont fait du mal, ou de choses dont ils se sentent coupables. Ne les jugez surtout pas, mais écoutez-les. Écoutez-les bien.

Ils avaient atteint un point où le sentier se perdait dans le lit asséché d’un cours d’eau. Une termitière s’élevait d’un côté, tandis que de l’autre la roche affleurait la terre rouge. Un bâton de canne à sucre mâchonné gisait au bord du sentier, près d’un fragment de verre bleu qui capturait le soleil. Non loin, une chèvre dressée sur ses pattes de derrière cherchait à atteindre les feuilles les moins accessibles d’un buisson. C’était le lieu idéal pour s’asseoir et écouter, sous un ciel qui avait vu et entendu tant de choses qu’une mauvaise action de plus ne ferait guère de différence. Les péchés, songea Mma Ramotswe, semblent plus sombres et plus importants quand on les regarde à l’intérieur. Dehors, au grand air, sous un ciel comme celui-ci, ils reprennent leurs proportions naturelles : ils nous apparaissent comme de petites choses misérables que l’on peut affronter ouvertement, décortiquer, puis classer.