CHAPITRE XIII

Un thé à la ferme des orphelins

Mma Silvia Potokwane dirigeait la ferme des orphelins, située à vingt minutes de route à l’est de Gaborone. Elle travaillait là depuis quinze ans ; elle avait commencé comme directrice adjointe, puis était devenue directrice, et l’on disait qu’elle se rappelait les noms de tous les orphelins qui étaient passés entre ses mains. Cette affirmation n’avait jamais été véritablement mise à l’épreuve, mais chaque fois qu’un membre du personnel demandait par exemple : « Je n’arrive pas à me souvenir du nom de ce petit garçon qui venait de Maun, celui qui avait les oreilles décollées et qui courait très vite. Cela vous dit quelque chose, Mma ? », elle répondait sans la moindre hésitation : « Cedric Motoposipe. Il avait un frère qui n’était pas doué du tout pour l’athlétisme, mais qui est devenu un grand cuisinier et qui travaille maintenant comme chef à l’Hôtel du Soleil. Ce sont de bons garçons, tous les deux. » Quelqu’un pouvait demander : « Cette fille qui est allée vivre à Lobatse quand elle nous a quittés et qui s’est mariée à un gendarme, comment s’appelait-elle, déjà ? », et Mma Potokwane répondait : « Memedi Gafetsili. »

Non seulement Mma Potokwane retenait le nom de chaque orphelin, mais elle connaissait aussi toutes les personnes influentes du Botswana. Quand elle rencontrait quelqu’un, elle consignait chaque détail de son parcours dans un coin de sa mémoire, retenant en particulier la façon dont cette personne pouvait aider la ferme des orphelins. Les plus riches étaient ainsi sollicités pour des dons, l’on demandait aux bouchers les morceaux de viande invendus, aux boulangers les beignets et les gâteaux en trop. Les gens repoussaient rarement les requêtes de Mma Potokwane : il fallait, pour le faire, un degré de courage que peu d’êtres humains possédaient et, en conséquence, les orphelins ne manquaient de rien.

Mr. J.L.B. Matekoni, qui connaissait Mma Potokwane depuis plus de trente ans, était ainsi sollicité de façon régulière pour tous les problèmes mécaniques qui se présentaient. Il maintenait en vie le vieux minibus qui servait au transport des orphelins – ce qui l’amenait à battre le pays pour trouver des pièces détachées, car il s’agissait d’un véhicule très ancien – et s’occupait de la pompe d’alimentation en eau, qui perdait toujours de l’huile et avait tendance à surchauffer. Depuis longtemps déjà, il songeait à conseiller à Mma Potokwane d’envoyer la vieille machinerie, accompagnée de la pompe elle-même, à la ferraille, mais il savait que la directrice n’accéderait jamais à une telle suggestion. Elle estimait qu’il importait de tirer le maximum de chaque objet et que, tant qu’une machine, ou quoi que ce fût d’autre, pouvait être persuadée de fonctionner, il fallait la garder. Pour elle, une autre politique se fût apparentée à du gaspillage. Ainsi, la dernière fois que Mma Ramotswe avait pris le thé dans le bureau de la ferme des orphelins, elle avait remarqué que sa tasse de porcelaine avait été plusieurs fois recollée, au niveau de l’anse et ailleurs.

Tandis que Mr. J.L.B. Matekoni garait son camion à l’ombre d’un vieux frangipanier destiné aux visiteurs, ils virent Mma Potokwane leur faire de grands signes de bienvenue par la fenêtre. Ils descendirent du véhicule et Mr. J.L.B. Matekoni saisit la boîte à outils dont il aurait besoin pour la réparation. Déjà, Mma Potokwane émergeait de la porte d’entrée et venait à leur rencontre.

Elle les reçut chaleureusement.

— Mes deux grands amis qui arrivent en même temps ! s’exclama-t-elle. Mma Ramotswe et son fiancé, Mr. J.L.B. Matekoni !

— C’est mon chauffeur désormais, plaisanta Mma Ramotswe. Je n’ai plus besoin de conduire.

— Et moi, je n’ai plus besoin de faire la cuisine, ajouta Mr. J.L.B. Matekoni.

— Mais tu n’as jamais fait la cuisine, Rra, fit remarquer Mma Potokwane. Pourquoi parles-tu de cuisine ?

— Si, il m’est arrivé de cuisiner ! protesta Mr. J.L.B. Matekoni.

— Quand ?

— Certaines fois, soutint Mr. J.L.B. Matekoni. Mais nous n’allons pas rester ici à parler de cuisine. Il faut que j’aille réparer la pompe, non ? Qu’est-ce qui lui arrive aujourd’hui ?

— Elle fait un bruit très bizarre, expliqua Mma Potokwane. Ce n’est pas le même que d’habitude. Maintenant, ça ressemble un peu à un éléphant qui barrit. C’est le même son. Elle ne le fait pas en permanence, seulement de temps en temps. Et puis, il lui arrive aussi de se mettre à trembler comme un chien. Voilà ce qui se passe.

Mr. J.L.B. Matekoni secoua la tête.

— Elle est vraiment très très vieille, commenta-t-il. Les machineries ne durent pas éternellement, vous savez. Elles sont comme nous. Il faut qu’elles meurent à un moment ou à un autre.

Tout en prononçant ces paroles, il avait conscience que Mma Potokwane n’était pas prête à entendre un tel discours.

— Elle est peut-être vieille, répondit la directrice, mais elle fonctionne encore, non ? Si je devais en acheter une nouvelle, il faudrait que je la paye avec de l’argent que je peux utiliser à autre chose. Les enfants ont besoin de chaussures. Ils ont besoin de vêtements. Il y a les salaires des assistantes maternelles et des cuisinières, et tous les autres frais. Je n’ai pas d’argent pour remplacer les pompes.

— Je ne faisais que souligner une vérité concernant les machines, se défendit Mr. J.L.B. Matekoni. Je n’ai pas dit que je n’allais pas essayer de la réparer.

— Parfait, fit Mma Potokwane, mettant un terme à la discussion. Cette pompe, nous l’aimons tous. Nous n’avons pas envie qu’elle nous quitte maintenant. Un jour, peut-être, mais pas encore.

Elle se tourna vers Mma Ramotswe.

— Pendant que Mr. J.L.B. Matekoni s’occupe de la réparation, dit-elle, allons prendre le thé. Quand il aura terminé, il se joindra à nous. J’ai un gâteau aux fruits confits ; nous lui en mettrons une grosse part de côté.

 

La pompe se trouvait à l’extrémité d’un grand champ qui bordait la rangée de maisonnettes où vivaient les orphelins. Juste devant, il y avait un large carré de légumes, puis venait le champ lui-même, qui avait donné du maïs et demeurait couvert des tiges flétries de la dernière récolte. Le puits qui alimentait la pompe était de bonne qualité. Il bénéficiait d’eaux souterraines qui, suspectait Mr. J.L.B. Matekoni, devaient provenir d’une fuite du lac de retenue. Mr. J.L.B. Matekoni avait toujours trouvé étonnant qu’il y eût une telle quantité d’eau souterraine dans un pays comme celui-ci, et qu’au-dessous de ces vastes plaines brunes, si arides à la saison sèche, il pût encore subsister de profonds lacs d’eau douce et pure. Bien sûr, il ne fallait pas toujours compter sur cette eau. Lorsqu’on avait construit la grande maison de pierre à Mokolodi, on avait eu bien du mal à y faire venir de l’eau. On avait fait appel aux meilleurs sourciers que l’on avait pu trouver et ceux-ci avaient parcouru tout le secteur, leur baguette à la main, sans que rien ne se passât. Il n’y avait eu aucun mouvement. Pour une raison ou pour une autre, l’eau souterraine n’était pas présente à cet endroit. En fin de compte, il avait fallu installer un vieux réservoir pour alimenter la maison en eau.

Mr. J.L.B. Matekoni traversa le champ, faisant craquer les épis de maïs desséchés sous ses chaussures déjà couvertes de poussière. La terre est généreuse, pensa-t-il. Le sable et la terre pouvaient être persuadés, moyennant un peu d’eau, de produire de la vie et d’excellentes choses pour nos tables. Tout dépendait de cette générosité simple : les arbres, le bétail, les pousses de potiron, les gens, tout. Et ce sol, ce sol sur lequel il marchait, était un sol particulier. C’était le Botswana. C’était sa terre à lui. Elle avait généré les corps mêmes de sa famille : de son père, Mr. P.Z. Matekoni, et de son grand-père, Mr. T. Matekoni, avant lui. Tous, de génération en génération, étaient reliés à cette partie spéciale de l’Afrique, qu’ils aimaient et chérissaient et qui leur offrait tant en retour.

Mr. J.L.B. Matekoni leva les yeux. Il portait toujours un chapeau quand il sortait. Un chapeau marron sans ruban, en feutre fin, très vieux, aussi vieux que la pompe de la ferme des orphelins. Il le repoussa légèrement en arrière afin de mieux regarder le ciel. Celui-ci était si vide, si vertigineux dans sa hauteur, si indifférent à l’homme qui traversait le champ au-dessous de lui et qui réfléchissait en le traversant !

Il poursuivit sa marche et parvint à l’abri de la pompe. Celle-ci, contrôlée par un interrupteur automatique attaché au réservoir à eau, fonctionnait au moment où il arriva. Tout semblait normal et Mr. J.L.B. Matekoni se demanda si le problème n’était pas né de l’imagination de la directrice. Alors qu’il demeurait immobile sur le seuil de l’abri, songeant à la grosse part de cake aux fruits vers laquelle il pouvait désormais retourner, la pompe produisit le son étrange que lui avait décrit Mma Potokwane. Cela ressemblait exactement à un barrissement d’éléphant mais, pour Mr. J.L.B. Matekoni, le bruit était bien plus inquiétant : c’était le râle d’une pompe mourante.

Avec un soupir, il pénétra dans l’abri en s’assurant qu’il n’y avait pas de serpents, qui affectionnaient ce genre de lieux. Il poussa ensuite le bouton d’arrêt manuel. La pompe grogna, puis s’arrêta, et le silence s’installa. Mr. J.L.B. Matekoni posa sa boîte à outils et en tira une clé à molette. Il se sentait abattu. La vie tout entière se résumait à une bataille contre l’usure : l’usure des machines et l’usure des âmes. L’huile. La graisse. L’usure.

Il reposa la clé. Non. Il ne réparerait plus cette pompe. Mma Potokwane lui disait sans cesse de faire ci et ça, et lui, il obéissait toujours. Combien de fois s’était-il penché sur cette machine ? Au moins vingt, peut-être davantage. Jamais il n’avait réclamé le moindre thebe pour son travail et, bien entendu, il ne demanderait jamais rien. Toutefois, il venait un temps où l’on devait se montrer ferme face à une personne comme Mma Potokwane. Elle avait été si bonne avec lui lorsqu’il était malade – il le savait, mais gardait peu de souvenirs de cette étrange période de confusion et de tristesse – qu’il resterait toujours loyal envers elle. Mais le mécanicien, c’était lui, pas elle. C’était lui qui savait quand une pompe avait atteint le seuil de la mort et devait être remplacée. Elle ne connaissait rien, ni aux pompes ni aux voitures, même si, parfois, elle se conduisait comme si elle savait tout. Il faudrait qu’elle l’écoute, pour changer. Il lui dirait : « Mma Potokwane, j’ai examiné la pompe et l’on ne peut plus la réparer. Elle est bel et bien cassée. Vous devez téléphoner à l’un de vos donateurs et lui dire que vous avez besoin d’une nouvelle pompe. »

Il referma la porte derrière lui avec un dernier regard sur la machine. C’était une vieille amie, dans un sens. Aucune pompe moderne n’aurait cet air-là, avec son volant et sa magnifique enveloppe de fer. Aucune pompe moderne ne produirait jamais un bruit semblable à un barrissement d’éléphant. Cette pompe venait de très loin et l’on pouvait désormais la rendre aux Britanniques. Voici votre pompe, que vous aviez laissée en Afrique. Elle est fichue, maintenant.

 

— Quel délicieux gâteau ! s’exclama Mma Ramotswe en acceptant la deuxième part que Mma Potokwane venait de lui servir. Ces jours-ci, je n’ai plus le temps de préparer de bonnes choses. J’aimerais bien faire des gâteaux, mais où trouver le temps ?

— Celui-là, dit Mma Potokwane en léchant les miettes sur ses doigts, a été confectionné par l’une de nos assistantes maternelles, Mma Gotofede, qui est une excellente cuisinière. Chaque fois que je dois recevoir des visiteurs, elle en prépare un, alors que toute la journée elle s’occupe des enfants. Et vous savez le travail que ça représente…

— Ce sont d’excellentes femmes, les assistantes maternelles que vous avez ici, déclara Mma Ramotswe.

Elle regarda par la fenêtre. Deux d’entre elles prenaient une pause en bavardant sur la véranda de l’une des maisonnettes pimpantes dans lesquelles les orphelins vivaient par groupes de dix ou douze.

Mma Potokwane suivit le regard de sa visiteuse.

— Tenez, c’est justement Mma Gotofede qui est là-bas. Celle avec le tablier vert. C’est elle qui fait si bien la pâtisserie.

— J’ai connu des gens qui portaient ce nom, dit Mma Ramotswe. Ils vivaient à Mochudi. C’était une grande famille. Avec beaucoup d’enfants.

— Eh bien, cette dame est mariée à l’un des fils de cette famille, expliqua Mma Potokwane. Il travaille à l’entretien des routes. Il conduit un rouleau compresseur. Elle m’a raconté qu’il était passé sur un chien avec son engin la semaine dernière, par mégarde, bien sûr. C’était apparemment un très vieux chien, puisqu’il n’a pas entendu le rouleau compresseur arriver.

— C’est bien triste, commenta Mma Ramotswe. Mais le pauvre n’a pas dû souffrir. Au moins, c’est une consolation.

Mma Potokwane réfléchit un moment.

— Non, sans doute.

— Ce gâteau est vraiment délicieux, reprit Mma Ramotswe. Peut-être Mma Gotofede voudra-t-elle bien me donner la recette un jour. Motholeli et Puso l’adoreraient.

À la mention des enfants, Mma Potokwane sourit.

— J’espère qu’ils se portent bien, dit-elle. C’est très gentil à vous et à Mr. J.L.B. Matekoni de les avoir adoptés comme ça.

Mma Ramotswe leva sa tasse de thé et considéra Mma Potokwane par-dessus le bord. C’était la première fois que le terme d’adoption était mentionné : au départ, il n’avait été question que de placement. En réalité, cela ne faisait guère de différence, mais avec Mma Potokwane, il fallait toujours se méfier : elle était prête à tout pour le bien de ses orphelins.

— Nous sommes très heureux de les avoir, affirma Mma Ramotswe. Ils peuvent vivre avec nous jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge adulte. Au fait, Motholeli veut devenir garagiste. Vous le saviez ? Elle est très douée pour la mécanique et Mr. J.L.B. Matekoni va tout lui enseigner.

Mma Potokwane applaudit, ravie. Elle avait de l’ambition pour les orphelins et rien ne lui faisait plus plaisir que d’apprendre que l’un d’eux se débrouillait bien dans la vie.

— C’est une excellente nouvelle, dit-elle. C’est vrai, pourquoi une fille ne pourrait-elle pas devenir garagiste ? Même en fauteuil roulant… Je suis très contente d’apprendre ça. Elle pourra aider Mr. J.L.B. Matekoni à réparer notre pompe.

— Il va lui fabriquer une rampe pour son fauteuil roulant, expliqua Mma Ramotswe. Ainsi, elle pourra accéder aux moteurs.

Mma Potokwane hocha la tête en signe d’approbation.

— Et son frère ? demanda-t-elle. Est-ce qu’il s’en sort bien, lui aussi ?

À l’hésitation de Mma Ramotswe, elle comprit que quelque chose n’allait pas.

— Que se passe-t-il ? interrogea-t-elle. Il ne va pas bien ?

— Ce n’est pas cela, répondit Mma Ramotswe. Il mange bien et il grandit. J’ai déjà dû lui acheter de nouvelles chaussures. Il n’y a aucun problème de ce côté-là. Seulement…

— Il se conduit mal ? fit Mma Potokwane.

Mma Ramotswe hocha la tête.

— J’aurais préféré ne pas vous ennuyer avec ça, mais j’ai pensé que vous pourriez peut-être me donner des conseils. Vous avez vu défiler toutes sortes d’enfants ici. Vous savez tout sur les enfants.

— Les enfants sont tous différents, expliqua Mma Potokwane. Même lorsqu’ils sont frères et sœurs, ils ont chacun leur personnalité. La recette pour chaque enfant est une recette unique, même si la mère et le père sont les mêmes. Un enfant est gros, un autre est maigre. Un enfant est intelligent, un autre ne l’est pas. Et ainsi de suite. Chaque enfant est différent.

— Au départ, c’était un petit garçon très sage. Il était poli et ne faisait jamais de bêtises. Et puis, tout à coup, il a commencé à mal se comporter. Nous ne l’avons jamais corrigé ni puni, mais il est devenu boudeur et irritable. Il me lance parfois des regards noirs et je ne sais pas comment réagir.

Mma Potokwane écouta attentivement Mma Ramotswe décrire les incidents qui avaient eu lieu, dont le meurtre du moqueur d’Afrique au lance-pierre.

— En tout cas, ce n’est pas ici qu’il a appris à tuer les oiseaux, déclara-t-elle. Nous n’autorisons pas les enfants à tuer les bêtes. Nous leur apprenons que tous les animaux sont leurs frères et leurs sœurs. Voilà ce que nous faisons.

— Et quand Mr. J.L.B. Matekoni lui en a parlé, Puso lui a répondu qu’il le détestait.

— Qu’il le détestait ? s’exclama Mma Potokwane. Personne ne devrait détester Mr. J.L.B. Matekoni, et sûrement pas un petit garçon à qui il a offert un foyer et une famille.

— On dirait qu’on lui a versé du poison dans l’oreille, commenta Mma Ramotswe.

Les sourcils froncés, Mma Potokwane remplit la tasse de Mma Ramotswe.

— C’est sans doute plus vrai que vous ne le pensez, Mma, dit-elle. Du poison dans l’oreille. Cela arrive à tous les enfants.

— Mais je ne comprends pas. Quand cela a-t-il pu se produire ?

— Il va en classe maintenant, non ? Dès l’instant où ils vont à l’école, les enfants rencontrent d’autres enfants, et ceux-ci ne se comportent pas toujours bien. Certains sont des vauriens. Ce sont eux qui versent le poison.

Mma Ramotswe se souvint alors de la tristesse de Motholeli après l’agression verbale dont elle avait été victime. Puso était beaucoup plus jeune, bien sûr, mais peut-être lui était-il arrivé la même chose.

— Je pense qu’il ne sait pas très bien où il en est, reprit Mma Potokwane. Il doit se rendre compte qu’il est différent des autres garçons de son école – parce qu’il est orphelin –, mais ne doit pas savoir comment compenser cette différence. Et il s’en prend à vous parce qu’il est perdu.

Mma Ramotswe trouva l’explication cohérente, mais que pouvait-on faire ? Ils avaient tenté d’être gentils avec l’enfant et de lui accorder davantage d’attention, mais en vain.

— Je pense, reprit Mma Potokwane, qu’il est temps que Mr. J.L.B. Matekoni commence à lui inculquer des règles auxquelles se conformer. Il doit lui fixer des limites. Les autres garçons ont des pères ou des oncles pour cela. Ils en ont besoin.

Elle se tut, observant l’effet de ses paroles sur Mma Ramotswe.

— À mon avis, il faut que Mr. J.L.B. Matekoni se comporte davantage en père, ajouta-t-elle. Qu’il soit plus fort. Son problème, c’est qu’il est trop gentil, trop doux. Nous le savons tous. Seulement, ce n’est pas ce qu’il faut aux petits garçons.

Mma Ramotswe demeura pensive.

— Alors Mr. J.L.B. Matekoni doit se montrer plus ferme ?

Mma Potokwane sourit.

— Un peu. Mais ce qu’il faudrait surtout, c’est qu’il prenne le garçon avec lui dans son camion. Qu’il l’emmène voir la campagne, le bétail. Des choses comme ça.

— Je vais le lui dire, assura Mma Ramotswe.

Mma Potokwane reposa sa tasse de thé et regarda de nouveau par la fenêtre. Un groupe d’enfants jouait sous un jacaranda à l’ombre généreuse.

— On peut apprendre tout ce qu’on veut savoir sur les enfants en observant leurs jeux. Vous voyez ceux-là, là-bas ? Vous remarquerez que les garçons jouent entre eux, à se pousser l’un l’autre, et que les filles les regardent. Elles ont envie de se mêler à eux, mais elles ne savent pas comment, et elles n’aiment pas les jeux violents. Vous voyez ? Vous voyez ce qu’il se passe ?

Mma Ramotswe observa à son tour. Elle vit les garçons – un groupe de cinq ou six – engagés dans leurs jeux physiques. Elle vit l’une des filles désigner les garçons du doigt, puis avancer d’un pas pour leur parler. Les garçons l’ignorèrent.

— Vous voyez ? répéta Mma Potokwane. Si vous voulez comprendre le monde, il suffit de regarder ça. Ces garçons ne font que jouer, mais ce jeu est très important pour eux. Ils sont en train de déterminer qui sera le chef. Le grand, là-bas, vous le voyez ? C’est lui, le chef. Et ce sera encore lui dans dix ans, dans vingt ans.

— Et les filles ? demanda Mma Ramotswe. Pourquoi restent-elles sans rien faire ?

Mma Potokwane se mit à rire.

— Elles trouvent ce jeu idiot, mais elles aimeraient bien y participer. Elles regardent les garçons et elles finiront par trouver un moyen de leur gâcher le plaisir. Elles deviendront de plus en plus douées pour cela.

— Je suis sûre que vous avez raison, dit Mma Ramotswe.

— Je crois, répondit Mma Potokwane. Un jour, on nous a envoyé quelqu’un de l’université, vous savez. Cette personne se qualifiait de psychologue. Elle avait étudié aux États-Unis et lu beaucoup de livres sur l’évolution des enfants. Je lui ai suggéré : regardez simplement par la fenêtre. Elle n’a pas compris ce que je voulais dire, mais je crois que vous, Mma Ramotswe, vous comprenez.

— Oui, répondit Mma Ramotswe. Je comprends.

— Il est inutile de lire des livres pour savoir comment marche le monde, poursuivit Mma Potokwane. Il suffit d’ouvrir les yeux.

— C’est vrai, acquiesça Mma Ramotswe.

Toutefois, elle gardait quelques réserves quant aux assertions de Mma Potokwane. Elle avait un immense respect pour les livres et eût aimé en avoir lu davantage. On ne lisait jamais assez. Jamais.