CHAPITRE X
L’École de dactylographie pour hommes du Kalahari ouvre ses
portes (aux hommes)
En regardant en arrière, comme elle le ferait plus tard, Mma Makutsi, assistante-détective à l’Agence No 1 des Dames Détectives et ex-directrice par intérim du Tlokweng Road Speedy Motors, s’émerveillerait de la facilité avec laquelle son école avait vu le jour. Si toutes les créations d’entreprises se révélaient aussi aisées, songerait-elle, la route vers la ploutocratie serait un jeu d’enfant. Pourquoi les choses avaient-elles été aussi simples et sans douleur ? Les réponses à cette question auraient pu fournir le plan d’une dissertation de stratégie commerciale : bonne idée de départ, créneau encore inexploité, investissements réduits et, ce qui est sans doute le plus important, volonté de travailler dur. Tout cela était présent en abondance dans le cas de l’École de dactylographie pour hommes du Kalahari.
La tâche la plus simple – mais qui aurait pu se révéler la plus ardue – avait été de trouver des locaux. C’était le plus jeune des apprentis qui, très vite, avait résolu ce problème en proposant de demander à son pasteur l’autorisation d’utiliser la salle de réunion attenante à l’église.
— Personne ne s’en sert pendant la semaine, expliqua-t-il. Et le pasteur nous dit toujours qu’il faut savoir partager. C’est une chance pour nous de pouvoir mettre nos principes en pratique.
Le pasteur se laissa convaincre, à la condition que des brochures religieuses soient laissées dans la salle, afin de donner aux étudiants une chance d’être sauvés.
— Il y aura de nombreux pécheurs qui voudront apprendre à taper à la machine, dit-il. Ils verront les brochures et certains d’entre eux comprendront qu’ils ont péché.
Mma Makutsi donna aussitôt son accord et emporta les machines, en état de marche pour la plupart, même si, sur certaines, une ou deux touches ne fonctionnaient pas, dans la salle paroissiale, où elles furent mises à l’abri dans deux buffets fermés à clé. Il y avait déjà des tables et des chaises dans la salle, qui pouvait accueillir jusqu’à trente personnes assises, mais l’effectif des élèves ne dépasserait pas dix, chiffre qui correspondait au nombre de machines utilisables.
Tout fut prêt en quelques jours. Une petite annonce avait été insérée dans le Botswana Daily News, formulée de manière à attirer exactement le public que Mma Makutsi avait en tête.
Messieurs : savez-vous qu’il est très important, de nos jours, de savoir taper correctement à la machine ? Si vous n’avez pas appris, vous serez très vite débordés. Dans notre monde moderne, il n’y a pas de place pour les gens qui ne connaissent pas la dactylographie. Vous pouvez désormais apprendre, dans un cadre très confidentiel, à l’École de dactylographie pour hommes du Kalahari, sous la supervision de Mma Grace Makutsi, Sec. Dip. (magna cum laude) (Inst. de sec. du Bw).
Les personnes intéressées devaient composer le numéro de téléphone de l’Agence No 1 des Dames Détectives et demander le Département de dactylographie.
Le jour de la parution de l’annonce, Mma Makutsi arriva à l’agence plus tôt que d’habitude. Elle avait obtenu de l’imprimeur un exemplaire du journal avant sa mise en vente et avait lu et relu le texte de l’annonce. Elle éprouvait un plaisir considérable à voir son propre nom imprimé. C’était la première fois que cela lui arrivait et elle resta un bon moment à le contempler, se répétant : C’est moi, c’est mon nom, imprimé, dans le journal, moi…
Le premier appel arriva au bout d’une demi-heure et d’autres lui succédèrent tout au long de la journée. À quatre heures de l’après-midi, il y avait vingt-deux réservations fermes. Les dix premiers élèves commenceraient cette semaine et dix autres seraient admis à la deuxième session, qui débuterait deux mois plus tard. Les deux derniers furent inscrits sur liste d’attente.
Mma Ramotswe partagea la joie de Mma Makutsi.
— Vous aviez raison, déclara-t-elle. Il doit y en avoir beaucoup, des hommes qui aimeraient savoir taper à la machine ! C’est bien triste…
— Je vous avais dit que ça marcherait ! s’exclama Mr. J.L.B. Matekoni. Je vous l’avais dit !
Le premier cours eut lieu un mercredi soir. Mma Ramotswe avait donné son après-midi à Mma Makutsi afin que celle-ci puisse se préparer et Mma Makutsi avait exploité ce temps pour poser quelques feuilles blanches sur chaque table et distribuer le livret d’exercices qu’elle avait élaboré elle-même et dupliqué. Sur un tableau noir de fortune placé à une extrémité de la salle, elle avait dessiné, à la craie, la disposition du clavier et partagé ce dernier au moyen de traits ondulés, de manière à identifier le domaine de chaque doigt. Il s’agissait là de la connaissance de base de tout dactylographe, pierre angulaire de cet art qui enverrait les doigts courir à travers le clavier et les lettres rebondir contre le cylindre.
Il n’y avait jamais eu le moindre doute concernant la philosophie pédagogique qui sous-tendrait les efforts de l’École de dactylographie pour hommes du Kalahari. Ce serait la même que celle de l’Institut de secrétariat du Botswana, qui considérait que chaque doigt devait connaître sa place. Il n’y aurait pas de raccourci, aucune dérive autorisant le moindre laisser-aller dans ce domaine. L’auriculaire gauche devait penser « q », le pouce devait penser « barre d’espacement ». C’était ainsi que l’Institut de secrétariat du Botswana formulait les choses et Mma Makutsi n’avait jamais entendu philosophie de la dactylographie exprimée sous forme plus condensée et plus vraie.
Sur la base de ce positionnement instinctif des doigts, les élèves apprendraient, à force de répétition, à enjamber le fossé qui existait entre la perception du mot à taper (ou ce qu’on en imaginait) et le mouvement des muscles. Cela ne pouvait s’acquérir qu’à travers la pratique et l’exécution assidue d’exercices. En quelques semaines, pour peu que l’élève possède un minimum d’aptitude, les mots pourraient être tapés lentement, mais sûrement, même si l’on tenait compte du fait que les doigts des hommes étaient plus épais et plus gauches.
Le cours commençait à six heures, ce qui laissait aux élèves le temps de se rendre à la salle paroissiale en sortant de leur travail. Bien avant l’heure prévue toutefois, la classe fut au complet et Mma Makutsi se trouva confrontée à dix visages interrogateurs. Elle consulta sa montre, compta les élèves et annonça que la leçon allait débuter.
L’heure passa vite. Les élèves apprirent à insérer les feuilles dans la machine et à se familiariser avec les fonctions des différentes touches. Puis on leur demanda de taper, à l’unisson et au moment où Mma Makutsi l’ordonnerait, le mot pas.
— Tous ensemble ! lança Mma Makutsi. P et a et s. Maintenant, arrêtez-vous.
Une main se leva.
— Mon s ne fonctionne pas, Mma, dit un homme élégamment vêtu à l’air perplexe. J’ai appuyé deux fois sur la touche, mais ça n’a pas marché. Du coup, j’ai tapé pa.
Mma Makutsi s’était préparée à cela.
— Certaines touches ne sont pas en état de marche, en effet, répondit-elle. Cela n’a aucune importance. Tapez-les malgré tout, parce qu’une fois dans vos bureaux vous découvrirez qu’elles fonctionnent. Pour le moment, ce n’est pas grave.
Elle regarda l’homme, qui avait une moustache bien taillée et des cheveux séparés en leur milieu par une raie très nette. Il lui souriait, les lèvres entrouvertes, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose. Mais il demeura silencieux et ils passèrent à d’autres mots, nouveaux, mais aussi simples.
— Tas ! cria Mma Makutsi. Et cas. Pas tas cas.
À la fin de l’heure, Mma Makutsi passa entre les tables pour corriger les exercices. À l’Institut de secrétariat du Botswana, elle avait appris l’importance des encouragements et elle prit soin d’adresser un compliment à chaque élève.
— Vous serez un très bon dactylographe, Rra, disait-elle. Vous avez une bonne maîtrise de vos doigts.
Ou bien :
— Vous avez tapé cas très distinctement. C’est parfait.
Une fois le cours terminé, les élèves sortirent en discutant avec enthousiasme. Une remarque que fit l’un d’eux parvint aux oreilles de Mma Makutsi, restée dans la salle pour ranger :
— Cette femme est un excellent professeur, disait l’homme. Avec elle, on n’a pas l’impression d’être un imbécile. Elle connaît bien son métier.
Elle sourit. Elle avait adoré donner ce cours et s’était découvert un nouveau talent : celui d’enseignante. Et puis, ce qui comptait plus encore, elle avait, dans la petite boîte posée sur son bureau, la première semaine des frais de scolarité, une pile de billets de la Banque du Botswana. C’était une somme confortable, sur laquelle il n’y avait presque rien à payer. Cet argent lui appartenait, elle pouvait en faire ce que bon lui semblerait, même si elle avait prévu d’en donner une petite partie à Mma Ramotswe pour couvrir le coût du téléphone et la remercier de son implication dans l’entreprise. Ensuite, elle placerait le reste sur son compte de caisse d’épargne. Les jours de vaches maigres appartenaient au passé.
Après avoir fermé la salle, elle glissa la boîte dans son sac et prit le chemin du retour. C’était une route de terre battue bordée de petites maisons. Par les fenêtres éclairées, on apercevait des scènes de la vie quotidienne. Des enfants assis à table, le dos bien droit, attentifs, d’autres qui contemplaient le plafond. Des parents qui servaient le dîner dans des bols. Des ampoules électriques nues dans certaines pièces, des abat-jour colorés dans d’autres. De la musique s’échappait des cuisines, une petite fille était assise sur un perron et chantait une chanson qui évoqua sa propre enfance à Mma Makutsi et qui la fit s’arrêter un moment, dans l’ombre, et se souvenir.