CHAPITRE VIII
Le thé est toujours la solution
Mma Ramotswe déboucha devant le Tlokweng Road Speedy Motors et immobilisa sa petite fourgonnette blanche sous l’acacia. Elle avait réfléchi tout en conduisant, non à son travail, mais aux enfants, qui se révélaient si surprenants à mesure qu’elle apprenait à les connaître. Un enfant n’était jamais simple, elle le savait, mais elle avait toujours cru que les frères et sœurs possédaient au moins quelque chose en commun dans leurs goûts et leur comportement. Et voilà qu’elle avait affaire à deux orphelins, issus de la même mère et du même père (c’était du moins ce que Mma Potokwane lui avait affirmé), mais totalement différents l’un de l’autre. Motholeli se passionnait pour les voitures et les camions et ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était regarder Mr. J.L.B. Matekoni manipuler ses clés à molette, ses tournevis et tous les mystérieux outils de sa profession. Elle était résolue à devenir garagiste, malgré son fauteuil roulant et bien que ses bras n’aient pas la même force que ceux des filles de son âge. La maladie qui l’avait privée de l’usage de ses jambes avait également touché d’autres parties du corps, affaiblissant les muscles et lui comprimant parfois la poitrine et les poumons. Elle ne se plaignait jamais, bien sûr, car ce n’était pas dans sa nature, mais Mma Ramotswe savait qu’elle souffrait chaque fois qu’elle voyait passer une ombre d’inconfort sur le visage enfantin. Alors, elle sentait son cœur se serrer pour cette fillette brave et courageuse que Mr. J.L.B. Matekoni, presque par hasard, avait fait entrer dans sa vie.
Puso, le garçon, que Motholeli avait sauvé, alors qu’il venait d’être enterré vivant aux côtés du corps de leur mère, en chassant le sable chaud de son visage et en soufflant de l’air dans ses poumons, ne partageait pas du tout l’intérêt de sa sœur pour les machines. Les voitures le laissaient indifférent, sauf quand elles lui permettaient de se déplacer, et il n’aimait rien mieux que jouer seul derrière la maison de Zebra Drive, lançant des pierres pour chasser les lézards ou obligeant ces minuscules créatures appelées fourmis-lions à sortir de leur trou. Ces insectes, qui avaient la taille d’une tique mais se révélaient bien plus rapides et énergiques, créaient dans le sable de petits puits coniques, des traquenards pour les fourmis qui s’y aventuraient. Une fois parvenues au bord du piège, celles-ci provoquaient inévitablement un glissement de terrain miniature et dégringolaient. Caché en bas, sous quelques grains de sable, le fourmi-lion surgissait alors pour saisir sa proie, qu’il entraînait plus profondément et qui lui faisait un repas de choix. Si l’on était un petit garçon comme Puso, on pouvait gratter le bord du piège à l’aide d’un brin d’herbe et provoquer ainsi une fausse alerte pour attirer le fourmi-lion hors de sa tanière. Ensuite, on pouvait le pousser d’un coup de brindille et observer sa confusion. Il s’agissait là d’un passe-temps passionnant pour un petit garçon, et Puso pouvait s’y consacrer des heures durant.
Mma Ramotswe s’était imaginé qu’il jouerait avec d’autres enfants, mais il semblait très heureux tout seul. Elle avait un jour invité une amie et ses fils à la maison mais, lorsqu’ils étaient arrivés, Puso s’était contenté de regarder les enfants sans rien dire.
— Il faut que tu parles avec ces garçons, l’avait averti Mma Ramotswe. Ce sont tes invités et tu dois leur parler.
Il avait marmonné quelque chose et était parti avec eux dans le jardin, mais lorsqu’elle avait regardé par la fenêtre quelques minutes plus tard, Mma Ramotswe avait vu les deux fils de son amie s’amuser ensemble à grimper dans un arbre, tandis que Puso, de son côté, était penché sur un nid de fourmis blanches qu’il avait découvert sous un mopipi.
— Laisse-le faire ce qu’il veut, lui avait conseillé Mr. J.L.B. Matekoni. N’oublie pas d’où il vient. N’oublie pas quel est son peuple.
Mma Ramotswe savait exactement ce qu’il voulait dire. Même s’ils n’étaient pas de purs Masarwa, Motholeli et Puso avaient un peu de ce sang dans leurs veines. Il était facile de l’oublier, parce qu’ils ne ressemblaient pas à des bushmen, mais il demeurait cet intérêt étrange, presque obsessionnel, que le petit garçon portait à la savane et à des créatures que la plupart des gens ne remarquaient même pas. C’était, pensait Mma Ramotswe, parce qu’il avait reçu des yeux capables de voir ces choses, comme nous recevons les yeux de ceux qui ont vécu avant nous et que nous voyons le monde de la même façon qu’ils le voyaient. Dans son propre cas, elle savait qu’elle avait l’œil de son père pour le bétail et pouvait évaluer la qualité d’une bête en un instant, au premier regard. C’était ainsi : elle savait. Sans doute en était-il de même pour Mr. J.L.B. Matekoni avec les voitures : un seul regard, et il savait.
Elle descendit de la petite fourgonnette blanche et fit le tour du bâtiment pour atteindre la porte de l’Agence No 1 des Dames Détectives. Elle avait vu que tout le monde était très occupé au garage et elle ne voulait pas déranger. Dans une heure, ce serait la pause et elle pourrait discuter avec Mr. J.L.B. Matekoni autour d’un thé. En attendant, il y avait une lettre à signer – Mma Makutsi avait commencé à la dactylographier la veille au soir – et sans doute du courrier à traiter. Et puis, tôt ou tard, il lui faudrait enquêter sur la liste de prétendants de Mma Holonga. Elle n’avait pas la moindre idée de la façon dont elle s’y prendrait, mais peut-être Mma Makutsi lui suggérerait-elle quelque chose. Celle-ci était intelligente – son 97 sur 100 à l’examen final de l’Institut de secrétariat du Botswana l’avait prouvé au monde entier –, mais elle avait tendance à imaginer des stratégies peu réalistes. Ces dernières se révélaient parfois payantes, mais, en maintes occasions, Mma Ramotswe avait dû doucher son enthousiasme pour des idées nettement trop ambitieuses.
Lorsqu’elle pénétra dans l’agence, elle trouva Mma Makutsi occupée à nettoyer ses grosses lunettes tout en contemplant le plafond. C’était signe qu’elle réfléchissait, et Mma Ramotswe se demanda quel était l’objet de ses pensées. Peut-être le courrier du matin, que Mma Makutsi passait désormais prendre à la poste sur le chemin du bureau, comportait-il une lettre intéressante qui donnerait lieu, qui sait, à une nouvelle enquête. Ou peut-être s’agissait-il de l’une de ces lettres anonymes que, de manière inexplicable, les gens leur envoyaient : des dénonciations dont l’expéditeur pensait qu’elles les intéresseraient, mais qui ne les concernaient absolument pas. C’étaient des lettres banales, qui ne révélaient rien d’autre que des jalousies ou des mesquineries bien humaines. Il arrivait cependant que l’une d’elles contienne des renseignements intéressants ou jette une lumière neuve sur un coin d’ombre de la vie d’un individu. Mma Makutsi pensait peut-être à une telle lettre, se dit Mma Ramotswe, mais peut-être aussi fixait-elle le plafond simplement parce qu’elle n’avait rien d’autre à faire. Parfois, quand les gens restaient ainsi les yeux dans le vague, ils n’avaient rien à l’esprit et ne faisaient rien d’autre que penser au plafond, ou aux arbres, ou au ciel, ou à n’importe quel autre objet qu’ils prenaient plaisir à regarder.
— Vous pensez à quelque chose, Mma, lança Mma Ramotswe. Quand je vous vois nettoyer vos lunettes comme ça, je sais que vous réfléchissez.
Mma Makutsi se retourna d’un mouvement brusque, étonnée par l’intrusion soudaine de son employeur.
— Vous m’avez surprise, Mma ! s’exclama-t-elle. J’étais là et, tout d’un coup, j’ai entendu votre voix. Vous m’avez fait sursauter.
Mma Ramotswe sourit.
— Mr. J.L.B. Matekoni me dit la même chose. Mais je ne le fais pas exprès.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis enchaîna :
— Alors, à quoi pensiez-vous ?
Mma Makutsi remit ses lunettes et les ajusta sur son nez. C’était à Mr. J.L.B. Matekoni qu’elle pensait, au saut en parachute et à la réaction de Mma Ramotswe lorsqu’elle apprendrait la nouvelle, à supposer qu’elle ne fût pas déjà au courant.
— Vous avez vu le journal aujourd’hui ? s’enquit-elle.
Mma Ramotswe secoua la tête et se dirigea vers son bureau.
— Non, répondit-elle. J’ai dû conduire les enfants à droite et à gauche. Je n’ai pas eu une minute pour me poser.
Elle jeta à Mma Makutsi un regard interrogateur.
— Il y a quelque chose de spécial ?
Elle ne sait pas, songea Mma Makutsi. Eh bien, il allait falloir le lui annoncer, et ce serait probablement un choc.
— Mr. J.L.B. Matekoni va sauter, déclara-t-elle. C’est écrit dans le journal de ce matin.
Mma Ramotswe dévisagea son assistante sans comprendre. De quoi parlait-elle ? Que signifiait cette histoire de saut ?
— D’un avion, poursuivit Mma Makutsi à la hâte. Mr. J.L.B. Matekoni va effectuer un saut en parachute.
Mma Ramotswe se mit à rire.
— Qu’est-ce que vous me racontez là ? s’exclama-t-elle. Jamais Mr. J.L.B. Matekoni ne ferait une chose pareille. Qui a écrit de telles bêtises dans le journal ?
— C’est la vérité, insista Mma Makutsi. C’est un saut de charité. Mma Potokwane…
Il était inutile d’en dire plus. À la mention de ce nom, l’expression de Mma Ramotswe se métamorphosa.
— Mma Potokwane ? répéta-t-elle. Elle recommence à obliger Mr. J.L.B. Matekoni à faire des choses qu’il n’a pas envie de faire ? Un saut en parachute ?
Mma Makutsi hocha la tête.
— C’est dans le journal. Et j’ai parlé à Mr. J.L.B. Matekoni. Il a confirmé.
Mma Ramotswe s’assit et demeura immobile. Pendant quelques instants, elle ne dit rien, laissant les implications des paroles de Mma Makutsi s’imposer peu à peu à son esprit. Puis elle pensa : Je vais être veuve. Je vais être veuve avant même de m’être mariée.
Mma Makutsi remarqua l’effet de la nouvelle sur Mma Ramotswe et elle chercha des mots susceptibles de l’aider.
— Je ne crois pas qu’il en ait vraiment envie, murmura-t-elle. Mais à présent, il est coincé. Mma Potokwane l’a annoncé à la presse.
Mma Ramotswe demeura silencieuse, aussi Mma Makutsi poursuivit-elle.
— Il faut que vous alliez le voir au garage sur-le-champ. Vous devez tout arrêter. Vous devez lui interdire de sauter. C’est trop dangereux.
Mma Ramotswe hocha la tête.
— Je ne pense pas que ce saut en parachute soit une bonne idée, déclara-t-elle. Mais je ne sais pas si je peux lui interdire de le faire. Ce n’est pas un enfant.
— Mais vous êtes sa femme, protesta Mma Makutsi. Enfin, presque… Vous avez le droit de l’empêcher de courir un danger.
Mma Ramotswe fronça les sourcils.
— Non, je n’ai pas ce droit. Je peux lui en parler, mais si on essaie d’empêcher quelqu’un de faire quelque chose, cela peut provoquer du ressentiment. Je ne veux pas que Mr. J.L.B. Matekoni pense que je suis toujours là pour lui dire ce qu’il doit faire. Ce n’est pas une bonne façon de commencer un mariage.
— Mais il n’a pas encore commencé, ce mariage ! s’exclama Mma Makutsi. Vous êtes seulement fiancée. Et cela fait déjà un bout de temps, d’ailleurs ! Il n’y a pas le moindre signe de mariage.
Elle s’interrompit, songeant qu’elle était peut-être allée trop loin. Ce qu’elle venait de dire était vrai, mais il ne servait à rien d’attirer l’attention sur la longueur de ces fiançailles et l’absence notable d’un quelconque projet de mariage.
Mma Ramotswe ne parut pas vexée.
— Vous avez raison, répondit-elle. Je suis bel et bien fiancée, et cela fait longtemps que j’attends. Seulement, on ne doit pas bousculer les hommes. Ils n’aiment pas cela. Ils aiment avoir l’impression qu’ils sont maîtres de leurs décisions.
— Même si ce n’est pas le cas ? interrogea Mma Makutsi.
— Oui, assura Mma Ramotswe. Nous savons toutes que ce sont les femmes qui prennent les décisions, mais nous devons donner aux hommes l’impression que ces décisions sont les leurs. Il s’agit d’un acte de charité de notre part.
Mma Makutsi ôta ses lunettes et les essuya sur le mouchoir de dentelle effiloché qu’elle affectionnait. Elle l’avait acheté alors qu’elle étudiait à l’Institut de secrétariat du Botswana, à une époque où elle ne possédait pratiquement rien d’autre, et il signifiait beaucoup pour elle.
— Donc, il ne faut rien dire pour le moment ? demanda-t-elle enfin. Mais alors…
— Tôt ou tard, nous trouverons une occasion de dire quelque chose, mais très discrètement, expliqua Mma Ramotswe. Nous trouverons un moyen de tirer Mr. J.L.B. Matekoni de ce piège. Mais cela doit se faire avec précaution, afin qu’il puisse croire que c’est lui qui a changé d’avis.
Mma Makutsi sourit.
— Vous savez y faire avec les hommes, Mma. Vous savez exactement comment fonctionne leur cerveau.
Mma Ramotswe haussa les épaules.
— Quand j’étais petite, je regardais jouer les garçons. Je voyais comment ils étaient. Maintenant que je suis une femme, j’ai compris qu’il n’y avait pas grande différence. Les petits garçons et les hommes sont les mêmes personnes. Ils ont juste changé de vêtements, c’est tout. Les garçons portent des culottes courtes, les hommes des pantalons. Mais quand on leur enlève ça, on trouve exactement la même chose.
Mma Makutsi dévisagea Mma Ramotswe, qui se troubla soudain.
— Enfin, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… ajouta-t-elle en toute hâte. Ce que je veux dire, c’est qu’un pantalon ne signifie rien. Les hommes sont comme de petits garçons, et si l’on comprend les petits garçons, on comprend les hommes. Voilà ce que j’ai voulu dire.
— C’est exactement ce que j’avais compris, affirma Mma Makutsi. Je n’ai pas imaginé un seul instant que vous vouliez dire autre chose.
— Parfait, s’exclama Mma Ramotswe avec une certaine brusquerie. Maintenant, buvons du thé et réfléchissons à la façon d’aborder le problème que Mma Holonga nous a soumis l’autre jour. On ne peut pas passer la journée à parler des hommes. Il faut se mettre au travail. Nous avons beaucoup à faire.
Mma Makutsi prépara le thé de la savane et elles burent à petites gorgées le liquide rouge sombre en discutant du meilleur moyen de mener l’enquête sur les prétendants de Mma Holonga. Grâce au thé, bien sûr, le problème leur parut moins ardu, comme toujours, et lorsque les tasses furent vides et que Mma Makutsi saisit la théière ébréchée pour y ajouter de l’eau, les deux femmes n’avaient plus le moindre doute sur la meilleure stratégie à employer.